Le président Recep Tayyip Erdoğan a gracié un homme reconnu coupable d’avoir participé à un massacre, à Sivas, en 1993, qui avait entraîné la mort de 35 personnes.
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Ahmet Turan Kılıç est un des auteurs du massacre de Sivas.
Ces assassinats ont eu lieu lorsqu’une foule haineuse a mis le feu à l’hôtel Madımak, dans la province de Sivas, en Anatolie centrale, le 2 juillet 1993, tuant 33 intellectuels et deux employés de l’hôtel. Ahmet Turan Kılıç fut condamné à mort, puis, avec l’abolition de la peine capitale en 2002, sa peine fut transformée en perpétuité incompressible.
Le 31 janvier dernier, Erdoğan a levé la peine de cet homme, qui a maintenant 86 ans, en raison de “problèmes de santé dont il souffre”, conformément au 16ème paragraphe de l’article 104 de la Constitution turque.
L’attaque contre l’hôtel Madımak visait un groupe d’artistes et d’universitaires participant à une conférence organisée par la Fondation de la culture Pir Sultan Abdal (PSAKD), une organisation alevi. L’événement a eu lieu à un moment où l’écrivain Aziz Nesin, qui figurait parmi les invités, était devenu une cible publique pour la traduction en turc des “Versets sataniques” de Salman Rushdie. Parmi les personnes tuées dans l’incendie criminel de l’hôtel Madımak se trouvaient les poètes Metin Altıok, Behçet Aysan et Uğur Kaynar, l’écrivain Asım Bezirci et l’anthropologue néerlandaise Carina Cuanna, ainsi que les musiciens populaires alevi Muhlis Akarsu et Nesimi Çimen. Les participants à la conférence furent accusés d’être des “mécréants” par une foule qui avait été provoquée par un certain nombre de dirigeants politiques locaux, et rassemblée à l’extérieur.
En plus des 35 personnes qui sont décédées dans le massacre, deux manifestants, qui se trouvaient dans la foule à l’extérieur de l’hôtel, à l’origine des événements ayant conduit à l’incendie, et qui surveillaient l’hôtel, pendant que les gens à l’intérieur brûlaient et appelaient à l’aide, sont également morts dans l’incendie.
Les demandes des familles des victimes pour que Madımak devienne en “musée de la honte” n’ont jamais été entendues. Ce bâtiment, est depuis devenu pourtant un symbole de la discrimination à laquelle est confrontée la population alevi de Turquie. Il a été exproprié en 2010 et transformé en “centre de culture et des sciences”…
Dessin de Sefer Selvi. Evrensel, 2.2.2020
(Renvoi aux photos montrant dans la foule, des hommes équipés de jerrycans d’essence)
L’inculpé du massacre de Sivas a été gracié.
- “Allez, tu es libre. Tu peux récupérer tes effets personnels et partir”.
Et les autres prisonniers malades ?
Les cas de prisonnièrEs malades, âgées, subissant des conditions d’incarcération indignes, sont tellement nombreux en Turquie que ce serait faire une liste bien plus longue encore que celle des journalistes emprisonnéEs. Une bonne partie de ces personnes détenues sont d’origine kurde, et leur détention pour de longues peines a traversé les régimes, de celui des militaires à l’actuel. D’autres cas sont plus récents, les personnes ayant été condamnées déjà malade, avec la sacro sainte étiquette “propagande ou appartenance terroriste”. D’autres cas concernent des LGBT… Le fameux article 104 de la Constitution semble dans tous ces cas ignoré.
Mais là, dès lors que la pression religieuse intervient, et dans ce cas pour un massacre “controversé” pour les bigots du pouvoir, l’appel à la Constitution couronne une campagne savamment orchestrée. Et, pour ce faire, les victimes sont à nouveau montées d’une croix. Rien donc là dedans d’une décision humaniste.
Zeynep Altıok Akatlı qui a perdu son père à Sivas, le poète Metin Altıok, a rappelé que le Président Erdoğan avait exprimé que la prescription sur le massacre de Sivas était une “bonne chose” et avait déclaré les assassins, comme “victimes”. Elle a aussi ajouté qu’après ne pas avoir pu réussir à faire libérer cet homme pour vieillesse et maladie, un procès avait été ouvert à l’encontre des médecins légistes… “Maintenant, il l’a gracié en usant son autorité de présidence”. Elle cite des prisonniers réellement malades, “le système qui ne fonctionne pas pour des dizaines de prisonnierEs malades et âgéEs, veille et protège plus particulièrement certains” s’indigne-t-elle, “J’ai une question ! Il n’y aurait plus que lui qui serait âgé et malade dans les prisons, pour qu’il soit question d’une amnistie spéciale ? Si sa vie le lui permet, il deviendra même député !”.
Qu’en disent les juristes ?
L’avocate et femme politique Şenal Sarıhan, avocate et défenseure des droits, qui suit le dossier de Sivas depuis 27 ans, apporte des éclairages sur la décision d’Erdoğan. Elle rappelle que durant le mois précédant la grâce d’Erdoğan, les organes de presse à ses services, ont mené une campagne intense et bien ficelée, pour soutenir la libération de Ahmet Turan Kılıç. Des déclarations attribuées à son fils ont rabâché que Ahmet Turan Kılıç n’était pas lié au massacre, qu’il était innocent. Son âge, son supposé état de santé, ont été mis en avant. Şenal Sarıhan précise, “il n’a jamais été question d’un quelconque rapport de commission de santé le concernant. Lorsque les discussions sur une éventuelle libération sont arrivées dans l’actualité, je l’ai souligné.”
L’avocate ajoute “L’opinion publique sait que certains auteurs condamnés n’ont même pas pu être arrêtés, depuis 27 ans. Elle sait également que les proches des victimes sont profondément blessées par les comportements et propos subjectifs de l’entourage du pouvoir qui essayent presque de prouver que les auteurs de massacre seraient plutôt celles et ceux qui ont péri brûlés, et non pas ceux qui ont mis le feu…” Elle déclare que cette personne n’est, contrairement aux déclarations de son fils, absolument pas ‘innocent’. “Il était évident que l’absence de base légale, comme un rapport de santé, concernant une décision de grâce en sa faveur, allait approfondir encore plus les blessures des familles des victimes. Finalement, suite à la déclaration de cette décision datant du 30 janvier 2020, nous apprenons l’existence d’un rapport de médecine légale, communiqué seulement avec un numéro et une date. Nous n’avons aucune information concernant le contenu. Nous avons donc fait une requête afin d’en savoir plus.”
Dans une démarche responsable afin d’ informer le public sur la nature de la véritable identité de cette personne, qualifié par certains milieux de “grand-père”, tout en lui donnant une nature “innocente” et presque de “héros”, l’avocate partage les témoignages recueillis concernant l’inculpé, extraits du dossier du procès enregistré au tribunal n°1 d’Ankara. Plusieurs témoins ont déclaré auprès du tribunal que l’inculpé était “du début jusqu’à la fin des événements sur place et en position de meneur de la foule”, qu’il scandait des slogans tels que, “Allahu akbar”, “Aziz [Nesin] le diable”, “Sivas sera le tombeau de Aziz”, “même si on verse notre sang, la victoire à l’Islam”, “la charria viendra, la persécution cessera”, qu’il “appelait la population au Djihad”, qu’il “était également dans ceux qui lançaient des pierres sur les fenêtres de l’hôtel”, qu’il “était toujours devant, incitait, et menait, montrait des cibles, ainsi il a facilité la brèche sur les barricades, et la tâche des auteurs du premier degré, qui ont détruit les véhicules garés devant l’hôtel, saccagé l’intérieur du bâtiment, et permis le déclenchement de l’incendie”.
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D’ailleurs, c’est à la lumière de ces multiples témoignages croisés, ainsi que des vidéos enregistrées lors du massacre, qu’Ahmet Turan Kılıç a été condamné pour “participation, par assistance et contribution”.
Un coupable qui a intenté à 35 vies est aujourd’hui libre. “Les victimes n’ont pas eu leur droit de vie, de vieillir, ni de fermer leur yeux dans leur maison” dit Şenal Sarıhan. “Les auteurs de ce massacre ne connaissaient pas les victimes personnellement. Leur hostilité était donc envers leurs convictions contre la science, la laïcité, la fraternité, et de par leurs croyances. Il s’agit d’un crime commis contre l’humanité. Peut-on gracier l’auteur de ce type de crime ? Aucune logique de Droit basé sur les droits humains ne peut accepter cela. De plus, lorsque ce geste est commis, sans aucun sentiment de regret.”
Pour approfondir vous pouvez lire ces trois articles indissociables, d’Etienne Copeaux :
Esquisse n° 67 - Sivas, 2 juillet 1993 — La fabrication de l’ennemi
Esquisse n°68 — L’athée Aziz Nesin
Esquisse n° 69 - 2 juillet 1993 – Récit