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Le 24 janvier, c’était l’anniversaire de Çayan Demirel, réalisateur de Bakur, actuellement en jugement. Vendredi soir dernier, il était entouré d’amis, lors de la soirée de projection du documentaire, Notre ami Çayan.
Çayan, a déjà été récompensé pour ses films documentaires Dersim 38′ et 5 Nolu Cezaevi (La prison n°5). Malgré le fait qu’il connaisse depuis 4 ans de graves problèmes de santé, il fut trainé devant la justice pour son film Bakur (Nord)…
Le 18 mars 2015, le coeur de Çayan s’était arrêté de battre subitement… Hospitalisé durant des mois, il continue des suites de cet arrêt, à être soigné, encore aujourd’hui. Pendant qu’il se battait pour sa vie, Çayan Demirel et Ertuğrul Mavioğlu ont été pourtant condamnés pour Bakur, par le tribunal de Batman, à 4 ans et 6 mois de prison. Pendant le procès, le tribunal n’a pas pris en compte le rapport médical qui déclare Çayan handicapé à 99%. Depuis janvier 2020 le dossier est à la Cour d’appel.
Le documentaire réalisé par les amiEs et compagnons de route qui l’ont accompagné avec leur caméra, témoigne de la nécessité vitale qu’il puisse continuer ses soins et traitements. Quant à Çayan, pour son anniversaire, ce n’est pas des cadeaux qu’il demande, mais il revendique ses droits en tant que cinéaste et citoyen handicapé.
La première du documentaire Arkadaşımız Çayan s’est déroulée en décembre 2019, lors de la 10ème édition du festival “Hangi İnsan Hakları?” (Quels droits humains?).
Vendredi soir, Çayan accompagné de sa compagne, camarade de route et productrice, Ayşe Çetinbaş, arrive à la salle Cezayir. Sur la scène, sous une avalanche d’applaudissements, il lève son poing gauche et salue les amiEs et proches présentEs. La salle est pleine à craquer et autant de monde attend dehors, pour une seconde projection éventuelle.
Çayan réalisateur…
Çayan est entré dans le monde du cinéma, en tant que directeur de production, pour le documentaire d’Özcan Alper, Bir Bilim Adamıyla Zaman Aleminde Yolculuk (Voyage dans le temps avec un scientifique), sur le philosophe M. Yılmaz Öner.
Ensuite Dersim 38′ documentaire qui explore la politique de construction de l’Etat-Nation de l’Etat turc à Dersim (renommé Tunceli en tant qu’élément de cette politique de Turcification) dans la région kurde en 1937/1938. Le film démontre que cette politique a été mise en application par l’utilisation de la force excessive contre des civils et ayant pour résultat la mort de plus de 80.000 personnes. Çayan Demirel combine les témoignages oculaires, ceux des survivants, la recherche historique, des documents officiels et la presse de l’époque, afin de déterminer si ce qui a eu lieu à Dersim avait à voir avec un génocide. Ce documentaire très complet, retrouve le public, après 5 ans de travail. [Regarder Dersim 38′ (en turc)]
Çayan poursuit son chemin, en 2009, avec le documentaire 5 No’lu cezaevi (Prison n°5) sur la prison de Diyarbakır. Ce film raconte, la période post coup d’Etat militaire de 1980 en Turquie, et les morts dans les prisons en raison des conditions carcérales insalubres, ainsi que les tortures. (299, personnes).[Regarder 5 no’lu cezaevi (en turc)]
En 2013, Çayan réalise Dr. Şivan, un documentaire qui suit la vie et la mort du Dr. Şivan tout en faisant la lumière sur l’histoire politique kurde récente. Sait Kırmızıtoprak, alias Dr. Şivan, un médecin réputé, devenu une figure de proue du mouvement kurde en Turquie depuis son assassinat en 1971. il était issu d’une des familles qui ont été assassinées lors du massacre de Dersim en 1938. [Regarder Dr. Şivan (en turc)]
Quant à Bakur…
En 2013, lors du Newroz, la fête du printemps pour les Kurdes, après la lecture de la lettre d’Abdullah Öcalan, leader du PKK, le retrait de l’organisation est annoncé, lors d’une conférence de presse. Le journaliste Ertuğrul Mavioğlu est également dans le public… Çayan et Ertuğrul se mettent alors au travail, pour filmer le retrait de la guérilla dans les montagnes, et archiver ce processus historique avec un documentaire. [Regarder Bakur (sous titré en anglais)]
Peu de temps après le tournage, les “équilibres” en Turquie changent, et le retrait s’arrête. Le documentaire se transforme alors, en un témoignage de la vie quotidienne de la guérilla dans les montagnes, qui raconte également l’histoire du PKK.
Çayan finit son travail en deux ans, et confie le film pour les réglages son et couleur à Sedat Yılmaz au studio de post production. C’est le lendemain, le 18 mars 2015, dans la rue, près de sa maison à Beşiktaş à Istanbul, qu’il est victime d’un malaise. Alors qu’il ne souffre d’aucun problème cardiaque, son coeur s’arrête. Ce seront des ambulanciers, qui passaient totalement pas hasard, qui réanimeront Çayan, après une demie heure de massage cardiaque acharné.
Il est hospitalisé, mais il souffre de séquelles neurologiques graves dues au manque d’oxygène. Il montre des difficultés de mémoire, de parole et motrices.
Pendant que Çayan, plongé dans le comas, se bat pour vivre, Le Festival du film d’Istanbul déclare que Bakur sera projeté lors de la 34ème édition. Mais… la projection fut annulée la veille, en prétextant une “non possession de visa d’exploitation”. Tous les films de provenance de Turquie, qui participent au festival, se retirent alors en réaction… Bakur retrouva le public ultérieurement, lors de galas organisées à İstanbul, Diyarbakır et İzmir, et il est projeté le 4 mai 2015 au cinéma Yılmaz Güney à Batman.
Pendant toute cette période, Çayan est encore dans le comas. Ensuite, il passe 5 mois et demi en soins intensifs. Il continue ses traitements jusqu’à ce jour.
C’est deux ans après la projection de Batman qu’un procès s’ouvre contre Çayan Demirel, Ertuğrul Mavioğlu et Dicle Anter, responsable de la projection, pour “propagande pour une organisation illégale”.
Durant le jugement, Çayan se présente deux fois devant le juge à Batman. Il ne prononce que trois phrases :
“Je ne sais pas pourquoi je suis ici. Je n’ai fait que d’exercer mon métier. Je n’ai pas commis de crime.”
Malgré le rapport notifiant 99% de handicap pour Çayan, le verdict du 18 juillet 2019 condamne Çayan et Ertuğrul à 3 ans de prison. En raison de “crime commis par la voie audiovisuelle”, la condamnation est alourdie d’une moitié : 4 ans, 6 mois.
Leurs avocats font appel. Pendant que le dossier est en attente au tribunal d’appel de Gaziantep, ils sont en liberté conditionnelle sous contrôle judiciaire, surajoutée d’une interdiction de quitter le pays…
Un drôle de procès
Ayşe Çetinbaş souligne l’absurdité du procès. “Au moment de la projection à Batman, Çayan était dans le comas.” dit-elle, en faisant remarquer que n’étant pas sur place, il ne devrait pas être accusé pour la mise en place de la projection. “Si la situation n’est pas la projection, mais le film lui-même, il aurait fallu que le procès soit ouvert à Istanbul, où résident les deux réalisateurs…”
Elle ajoute qu’il n’y a aucune interdiction d’émise concernant ce film, “Pour projeter un film, il faut en principe, faire une demande de visa d’exploitation au Ministère de culture. Nous n’étions pas encore arrivés à cette étape, donc la demande n’était pas encore faite. Lorsqu’on consulte le ministère, ils nous répondent ‘non, le film n’est pas interdit, car ils n’ont pas fait de demande’. Comme c’était au départ, un procès ouvert pour un film indépendant, nous n’avions pas mis en avant la situation médicale de Çayan. Le fait qu’un film documentaire soit jugé, criminalisé, était un problème à part entière, c’est pour cette raison que nous avons haussé notre voix sur se plan.” Ayşe précise, “Mais bien sûr, depuis le début, nous avons versé au tribunal tous les documents médicaux concernant Çayan. La police est venue à la maison pour prendre sa déposition. Mais Çayan n’était pas en état de leur répondre. J’ai alors apporté des rapports de santé. L’enquête a évolué en procès à son encontre. Nous avons présenté son rapport de handicap, le rapport de la commission de santé… Mais le tribunal ne les a pas pris en compte. A la dernière audience, indisponibles, nos avocats ne pouvaient pas être présents et s’étaient excusés auprès du tribunal. Le tribunal a rendu son verdict, sans aucune défense”.
“Avec ses graves handicaps, Çayan ne peut répondre seul à ses besoins les plus basiques. Il ne peut absolument pas rester seul. Il a des problèmes pour marcher, pour voir… Dans de telles conditions, il n’est pas en état d’être incarcéré, mais ici c’est la Turquie…“explique Ayşe. “Nous avons amené Çayan au tribunal, deux fois, pour que le juge puisse constater son état. Son état est clairement visible. Nous avions pensé que le tribunal jugerait selon ce constat. Mais au contraire, dans le verdict il est dit : ‘Il est venu devant le tribunal, a fait sa défense. Aucun soucis mental, auditif, ou visuel qui empêcherait l’exécution de sa peine n’est constaté’.
Ayşe rappelle que Çayan a eu son malaise en mars. La projection de Batman était en mai et le rapport de handicap, date du mois de décembre de la même année. “Le tribunal considère que Çayan n’était pas malade lors de la projection, car il se base sur la date du rapport médical. Comme si c’était possible d’obtenir un rapport d’handicap, le jour où on tombe malade.…”
Çayan récupère petit à petit, grâce aux traitements, et l’affection et l’attention de celles et ceux qui l’entourent. Mais la guérison est très lente. Selon son médecin, il était question de dégâts dans la totalité de son cerveau. Une partie des séquelles ont disparu partiellement, notamment au niveau de sa mémoire. Ses yeux n’ont pas de problèmes, mais les régions du cerveau atteintes concernant la vue l’empêchent de voir. “Au début tout était noir” dit Ayşe “maintenant, au bout de près de cinq ans de soins, il arrive à percevoir les couleurs. Mais les détails, les visages ne sont pas encore là”.
Les projets de Çayan sont toujours en attente. Il voulait réaliser un documentaire sur Hasan Ocak*, “disparu” en garde-à-vue. Mais aussi une fiction adaptée de “Tohum” (Graine), un roman de Muzaffer Oruçoğlu. Et c’est Ayşe Çetinbaş, qui terminera le documentaire que Çayan avait déjà commencé avec le groupe de musique Kardeş Türküler.
Avec soutien dans son combat pour sa santé, mais aussi pour la justice et contre la censure, nous disons, tout comme ses proches et ses amiEs, et comme Bircan Demirci qui termine son article qui fut une riche source pour celui-ci :
“Bon anniversaire Çayko !”