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Seda Taşkın, journaliste indépendante, qui, elle aussi, a expérimenté la case prison en Turquie, comme de nombreux journalistes, décrit avec d’autres des expériences de reportages en prison.
Cet article est issu de Turkey Dispatches, une série spéciale de l’Institut international de la presse (IPI) sur la liberté de la presse et les réalités de la pratique du journalisme dans la Turquie d’aujourd’hui, rédigée par les personnes les plus directement concernées : les journalistes turcs et celles et ceux qui les défendent.
Il a été publié le 30 décembre 2019 sur le site Free Turkey Journalists
L’écart entre l’endroit où vous vous réveillez et celui où vous allez dormir est ce qui définit le métier de journaliste en Turquie. Il se peut que vous vous réveilliez pleinement motivé pour rapporter les nouvelles, pour découvrir ensuite que cette motivation vous a conduit en prison le soir même. Comme beaucoup de mes collègues, j’ai passé du temps en prison, à partir d’accusations sans fondement — 360 jours dans mon cas, pour être exact. Ce n’est pas une surprise, car nous savons tous ce que cela signifie d’être journaliste en Turquie. Mais les cellules dans lesquelles nous avons été placéEs, au lieu de nous éloigner de notre profession, ont en fait créé un espace différent pour notre activité de journalisme. De nombreux-ses collègues emprisonnéEs continuent à faire des reportages depuis leur cellule.
Mais les journalistes peuvent-ils vraiment continuer à faire des reportages depuis la prison ? Le journalisme est-il possible uniquement sur le terrain ou est-il également possible de faire des reportages en étant enferméE, à l’écart du public, sans caméra ni ordinateur portable ? Je me suis posé ces questions d’abord à moi-même, puis logiquement à mes collègues, jadis emprisonnés, Ahmet Şık, Zehra Doğan et Hüseyin Aykol.
Lorsque j’ai été arrêtéE pour la première fois, j’ai cherché le moyen de continuer à faire des reportages depuis la prison, car je pensais que le journalisme ne devait pas avoir de frontières ni de lieux désignés. Il n’est pas nécessaire de creuser profondément pour un reportage en prison, où des dizaines de personnes ont été arrêtées illégalement. Des étudiants et des universitaires, des politiciens et des artistes — toutes sortes de personnes sont rassemblées ici en un seul lieu, plein d’histoires humaines et de violations des droits de l’homme qui n’ont jamais été racontées. Le plus grand défi est de faire parvenir l’histoire au censeur qui vérifie votre correspondance et peut bloquer vos lettres
Mon premier reportage sur la prison portait sur les menaces pour la santé que représente l’eau rouillée du robinet de la prison. J’ai envoyé l’histoire à l’Agence de presse Mezopotamya, où je travaillais, dans une lettre qui a réussi à échapper à la censure de la prison. L’agence a pu publier l’histoire, ce qui a fait sensation. Les autorités de la prison ont été furieuses et ont publié une déclaration rejetant la nouvelle comme étant sans fondement. Cependant, l’impact de l’histoire fut telle que les autorités ont finalement dû admettre qu’il y avait un problème et ont annoncé qu’elles allaient remplacer la tuyauterie de la prison. Entre-temps, on m’a averti de ne plus jamais envoyer de telles nouvelles et l’agent chargé de vérifier la correspondance a été muté dans une autre division.
J’ai été ravie des résultats et j’ai écrit beaucoup d’autres articles par la suite. Mais est-ce que d’autres journalistes ont réagi de même ?
Ahmet Şık : “Même raconter l’histoire d’un journaliste, c’est du journalisme”
J’ai d’abord posé cette question à Ahmet Şık, un ancien journaliste du journal Cumhuriyet et maintenant député du parti politique démocratique et progressiste HDP. Şık a été arrêté en 2016 pour ses publications dans les médias sociaux et ses articles publiés dans Cumhuriyet, sous l’accusation de “dénigrer la République turque, l’Etat et ses organes” et de “diffusion de propagande terroriste”. Il a passé 809 jours en prison.
Şık définit le journalisme comme “être un œil pour les aveugles, une oreille pour les sourds, une voix pour les muets” et a répondu à la question de savoir si le journalisme pouvait être fait en prison par un oui et non. “Cela dépend de la personne, des conditions et du sujet”, a‑t-il dit. “Vous avez des options très limitées en prison, mais un journaliste peut toujours aborder une variété de sujets. Quand vous pensez à tous ces aspects, c’est considéré comme une activité journalistique, bien sûr. Même un journaliste qui écrit sa propre histoire, c’est alors du journalisme”.
Les conditions de vie en prison ont fourni à Şık du matériel. “La deuxième fois que j’ai été arrêté, j’ai été mis à l’isolement”, se souvient Şık. “Il fut un temps où je n’ai pas eu d’eau pendant 60 heures. Après huit jours, j’ai pu voir mon avocat qui a rapporté mes conditions aux médias. Une fois que cela a été publié, le directeur de la prison est venu avec des livres à la main et m’a transféré au dortoir. J’ai fait une sorte de journalisme où j’ai informé le public, ce qui peut aider à résoudre certains problèmes. Mais cela dépend beaucoup des conditions. De nombreux journalistes sont emprisonnés mais sont étiquetés comme ‘non-journalistes’ et empêchés de travailler. Je crois que j’ai été un peu ‘privilégié’ et je n’ai pas vu une grande ingérence dans mes articles en prison, mais quand on y regarde de plus près, [mes écrits] auraient pu aussi entraîner des ‘mesures disciplinaires’ “.
Şık a critiqué les journalistes libres qui ne font pas leur travail correctement, en disant “Les journalistes emprisonnés sont en prison parce qu’ils ont fait du journalisme. Les journalistes de l’extérieur devraient maintenir un bon travail et ne pas agir comme s’ils étaient déjà emprisonnés. Ce qui détermine le statut de la liberté de la presse en Turquie est le nombre de journalistes emprisonnés. Et la Turquie en est le leader. Cela nous rend pessimistes, mais cela me donne aussi un peu d’espoir. Malgré toute l’oppression et le fascisme, cela montre qu’il y a un certain nombre de personnes qui insistent pour faire leur travail. Il y a encore des journalistes en Turquie qui n’obéissent pas à l’ordre actuel.”
Zehra Doğan : “Un journaliste doit continuer à faire des reportages, où qu’il soit”
En 2017, la journaliste et peintre Zehra Doğan a été condamnée à deux ans, neuf mois et 22 jours de prison pour “diffusion de propagande terroriste”, pour ses publications dans les médias sociaux et ses dessins du quartier Nusaybin de la ville de Mardin, dans le sud-est de la Turquie, pendant le couvre-feu en 2015. Doğan a écrit de nombreux articles de presse pendant son incarcération et a continué ses dessins. “Je crois que les journalistes ont transformé un état négatif en un état positif. Notre collègue Meltem Oktay, par exemple, est devenue la voix des femmes emprisonnées ici grâce à ses articles de prison”, a déclaré Doğan.
Doğan a même créé une salle de presse à l’intérieur de la prison. “Beaucoup de détenues me connaissaient déjà quand j’ai été arrêtée parce qu’elles avaient été des sources pour mes articles”, a‑t-elle expliqué. “Cette fois-ci, j’ai continué à écrire leurs histoires depuis la prison. Nous devenons des détenus quand nous sommes arrêtés, mais un journaliste doit continuer à faire des reportages où qu’il soit. Quand Özgür Gündem a été fermé en 2016, nous avons décidé de publier notre propre journal depuis la prison. D’abord, nous avons créé notre salle de rédaction et nous avons attribué nos rôles de rédacteur, de chef de l’information, de reporter ou de caricaturiste. Nous avons réalisé de nombreuses interviews et études de cas et lorsque notre journal a été publié à l’extérieur, nous avons reçu beaucoup de commentaires positifs”.
Après la publication de la première édition du journal, les autorités pénitentiaires et un procureur ont fouillé le dortoir à la recherche d’une machine à imprimer. Doğan a considéré que la rage des autorités était un signe de leur succès, ce qui les a incités à commencer immédiatement à travailler sur la deuxième édition.
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Hüseyin Aykol : “Même les lettres que vous écrivez font courir le risque d’une nouvelle enquête contre vous”
A 67 ans et avec 45 ans d’expérience dans la profession et dans la lutte pour la liberté d’expression, l’éminent journaliste Hüseyin Aykol a été condamné à trois ans et neuf mois en avril 2019 pour “diffusion de propagande terroriste”. Aykol a souligné que de nombreux poètes, écrivains et journalistes de l’intelligentsia turque ont fait l’expérience de la prison. Même dans des conditions difficiles, la production d’informations se poursuit à partir des prisons, a‑t-il noté. “Le fait d’être arrêtés pour leur journalisme est la preuve de leur véritable journalisme et ils continuent donc leur travail depuis la prison”, a déclaré Akyol. “Pourtant, les conditions ont également changé ces dernières années. Les journalistes avaient l’habitude de rester dans des dortoirs surpeuplés donnant accès à un vaste ensemble d’histoires humaines. Aujourd’hui, les journalistes sont souvent placés à l’isolement ou dans des cellules de trois personnes, ce qui limite leurs sources d’information”.
Aykol a souligné la difficulté d’envoyer des articles hors de prison, notant que les lettres étaient souvent conservées pendant des jours “à l’examen”. “Même la lettre que vous avez écrite risquait d’entraîner l’ouverture d’une autre enquête contre vous.”
Maintenant, dit-il, ” j’ai annoncé par l’intermédiaire de mes avocats que je poursuivrais mon travail journalistique depuis la prison. J’ai reçu de nombreuses lettres d’autres détenus sur leurs conditions de détention et les problèmes auxquels ils sont confrontés, sur lesquels j’ai fait des reportages. Vous faites de votre mieux pour être leur voix. Le journalisme a besoin de porter une boussole morale, et c’est exactement pour cela que les collègues en prison continuent leur travail”.
Selon l’Institut international de la presse (IPI), il y a plus de 100 journalistes en prison en Turquie. De nombreux-ses journalistes emprisonnéEs continuent de faire des reportages depuis leur cellule pour faire connaître les violations des droits et les histoires humaines, malgré les conditions difficiles. N’oublions pas que ces journalistes accueilleront la nouvelle année en prison. Le moins que nous puissions faire est de faire preuve de solidarité et de leur envoyer une lettre alors que nous entrons dans l’année 2020.