Un nouvel acte du procès du politicien kurde Selahattin Demirtaş s’est déroulé le 7 janvier dernier, à la 19e chambre du tribunal pénal d’Ankara.
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L’ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP) a assisté à l’audience du procès du district de Sincan via le système de vidéoconférence SEGBIS, depuis la prison de type F Edirne, où il est emprisonné. Il a été arrêté le 4 novembre 2016, en même temps que de nombreux autres membres de son parti, puis emprisonné.
Il risque 142 ans de prison pour terrorisme. Il est notamment accusé d’avoir fondé et dirigé une organisation. L’acte d’accusation se fonde sur 31 rapports d’enquête qui ont été soumis au Parlement turc, pendant son mandat de député, pour obtenir sa levée d’immunité.
Suite à l’audience du 2 septembre 2019, le tribunal avait paradoxalement révoqué ce mandat d’arrêt contre Demirtaş. Mais, ayant déjà été condamné à plus de quatre ans de prison dans un autre procès, il n’a pas été libéré de prison pour autant.
Cette audience concernait le procès avec l’intitulé “principal”, pour lequel Selahattin Demirtaş devrait, selon la décision du parquet, être jugé en liberté. Mais, sa captivité ayant été retenue, et tous les dossiers étant traités par des tribunaux de différentes villes, ils se défend donc par vidéoconférence. C’est le cas de beaucoup de prisonnierEs politiques qui subissent des déportations vers des prisons très loin de leur domicile, ainsi que des tribunaux qui les jugent.
Prologue
Le Président du tribunal a déclaré aujourd’hui, que la traduction de la décision prononcée par la Cour européenne des droits de l’homme, pour violation des droits de Selahattin Demirtaş était bien versée au dossier.
Quant aux réquisitoires des procès ouverts antérieurement à son encontre, à İstanbul, Ankara, Adana, Erzurum, Elazığ et Mersin, ils ont été ajoutés dans ce dossier “principal”. Les avocats ont donc logiquement demandé un délai supplémentaire, afin de préparer la défense pour ces derniers, qu’ils estiment donc à nouveau nécessaire . Un de ces dossiers concerne la photo de Demirtaş, prise avec les dirigeants du PKK à Qandil, pendant la période de “résolution”. C’est à dire, en toute légalité, car elle date d’une période où l’Etat turc lui-même s’était mis à table avec les dirigeants de l’organisation, pour des négociations, afin de trouver une solution à la “question kurde”.
Joutes oratoires
Les avocats intervenants ont critiqué le fait que la défense concernant ces autres dossiers soit considérée comme déjà “effectuée” et plaidée, lors de la dernière audience du 2 septembre. Ils ont demandé le retrait de cette considération, conformément au principe de jugement équitable. Maître Mehmet Emin Aktar a rappelé que l’excuse déposée pour leur absence au procès avait été rejetée injustement par le tribunal. Le juge lui a répondu “Nous avons appris votre absence par les médias sur Internet”. L’avocat a alors retorqué “Et nous, nous avions lu sur l’Anadolu Ajansı [agence étatique] alors que l’interrogation de Demirtaş se poursuivait encore, qu’il était incarcéré !”.
Au sujet de la défense considérée comme “effectuée”, concernant les autres dossiers, Demirtaş a annoncé “Moi, je vais poursuive ma défense. J’espère également que vous ne limiterez pas mon droit à la défense. Si vous comptez prendre une décision, sans vous demander ce que l’accusé pense à propos de 5–6 réquisitoires, cette situation serait extrêmement grave. Je répondrai de facto, à toutes les accusations à mon encontre. Mais si vous rendez un verdict comme quoi il a été décidé de faire taire Selahattin Demirtaş, je me tairai. Dans le cas contraire, je ne me tairai pas, je parlerai.”
Rideau sur les documents
L’avocate Aygül Demirtaş a signalé a son tour, que selon le président du tribunal, une vingtaine de documents ‘seraient’ versés dans le dossier. “Or nous avons consulté le dossier hier même, ces documents n’y étaient pas présents. Vous tenez le dossier comme votre monopole. Nous ne pouvons pas, en tant qu’avocats, avoir accès aux documents versés au dossier. Cela aussi, est une violation du principe de jugement équitable.”
Demirtaş a souligné que le fait que les documents présentés au tribunal soient cachés, en allant à l’encontre du principe de procès équitable, prouve qu’il n’existe plus de système judiciaire en Turquie. “Notre arrestation en était une autre preuve. Les arrestations d’autres militants de l’opposition, des défenseurs des droits de l’homme et des journalistes poursuivent également cet objectif, tout comme la fermeture des médias de l’opposition, sous prétexte de la tentative de coup d’État.”
Vaudeville pour les observateurs
L’audience a été observé par de nombreux politiciens du HDP, du CHP [Parti républicain du peuple] et du SKYP [Parti de reconstruction socialiste]. Une délégation d’Avocats sans frontières, dirigée par l’avocat suédois Per Stadig s’est vu refuser l’entrée, en raison d’un “manque d’accréditation”. Les avocats Per Stadig et Stende Geer étaient venus de Suède pour observer l’audience. Cependant, ils ne furent pas autorisés à entrer dans la prison de Sincan, où devait se tenir l’audience. Le conseil de juges a décidé près de cinq heures plus tard qu’ils pouvaient y entrer, longtemps après que les deux avocats aient quitté le campus, en ayant déclaré qu’ils s’étaient rendus à plusieurs reprises en Turquie par le passé pour assister à des audiences, et qu’ils n’avaient jamais rencontré cette situation.
Après l’entracte…
Selahattin Demirtaş s’est exprimé : “Nous avons des allégations concernant le fait que le motif de l’arrestation est politique et que chaque étape du jugement se poursuit avec le même motif. L’objectif ici n’est pas de rendre un jugement. C’est une réunion organisée pour que les visées du pouvoir AKP, et particulièrement de son président Erdoğan, puissent se concrétiser, et que l’opposition soit liquidée”.
Il a ajouté, “Nous sommes-nous opposés à l’ordre constitutionnel ? Avons nous essayé de le renverser ? Non. En ce moment même l’ordre constitutionnel est en train d’être supprimé. Un régime d’homme unique est instauré. On n’appelle pas cela ‘dictature’ mais ‘autoritarisme concurrentiel’. Et toute personne qui s’oppose au régime de l’homme unique, est mis en joue”.
Quant à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme, “A Strasbourg, lors d’une audience qui s’est déroulée devant les juges de 17 pays, ce n’est pas moi qui était jugé, mais vos verdicts. Là-bas, les verdicts de tous les membres de la justice qui ont participé à ce processus.”
A propos de ses problèmes de santé récents, Demirtaş a déclaré : “Si mon état de santé le permettait, j’allais me présenter à Ankara, mais ça n’a pas été possible. Je suis allé à l’hôpital trois fois. Les examens se poursuivent. Après un traitement, il y aura d’autres études. A l’électrocardiogramme il s’est avéré que mon coeur était net. J’ai dit au médecin ‘Je sais, j’ai le coeur net’ (en riant). Le médecin m’a conseillé de changer ma façon de vivre. Avant, dans le quartier, je marchais de gauche à droite, maintenant je marche de droite à gauche…”
Demirtaş a souligné que l’AKP a bâti dans l’Etat une structure qui lui est liée et encore plus dangereuse qu’auparavant, que cette organisation possède ses tentacules judiciaires, médias, entreprises et politiques, et que la Direction de la communication du Palais [d’Erdoğan] est l’épicentre de la tentacule médiatique. “J’exprime cela pour que ce soit inscrit dans l’Histoire. Lorsque l’Etat de droit existera à nouveau, un procureur documentera tout cela et les portera à la vue de tous. Entre eux, il se trouvera des repentis.”
Le procès se poursuivra …
En parlant de théâtre… du vrai.
Quelques jours plus tard, le 10 janvier, une pièce du théâtre mise en scène en s’inspirant du livre de Demirtaş, “Et tournera la roue” (“Devran” en turc) lui a fait hommage. La pièce a été présentée pour la première fois dans un format lecture, par les comédieNES Jülide Kural et Ömer Şahin, au théâtre Kenter à Istanbul.
“Et tournera la roue” est un recueil de neuf histoires écrites par Demirtaş publié en France, par les Editions Emmanuelle Collas. Histoires de fiction chacune avec un narrateur différent, la collection traite de thèmes tels que la justice, le crime et l’oppression kurde — avec une pièce centrée sur un jeune homme qui a perdu des amis dans le couvre-feu du gouvernement sur Cizre en 2015.
La compagne de Selahattin Demirtaş, Başak, assistait au spectacle. Parmi le public, se trouvaient également Selvi Kılıçdaroğlu, la compagne du président du CHP, et Dilek İmamoğlu , celle du maire d’Istanbul. Canan Kaftancıoğlu président du CHP Istanbul était également présent. Il y avait aussi, les députées du HDP Hüda Kaya, Filiz Kerestecioğlu, CHP İstanbul , l’ancien député HDP Sırrı Süreyya Önder, et l’ancien député du CHP Barış Yarkadaş, Le maire des îles de prince Erdem Gül et l’acteur Kadir İnanır étaient également dans la salle. Kedistan aimerait que tous poussent plus loin leur soutien…
Quant au ministre de l’intérieur Süleyman Soylu, lui, sans doute furieux, il n’a pas pu s’empêcher de commenter l’initiative et le parterre.A sa manière, en rappelant les événements de Kobanê 1. il a clamé comme en épilogue : “Ils ont brulé et détruit tout. Ils ont massacré 39 personnes. C’est le PKK qui a donné l’ordre. Cet ordre fut amené en Turquie par Selehattin Demirtaş, alors co-président du HDP, et leurs membres de conseil d’administration. Selahattin Demirtaş rédige une pièce de théâtre. Et certains (certaines personnes) se mettent en face et applaudissent. Vous avez fait dans l’incomplet, Môssieur Kadir (İnanır). Vous avez manqué l’occasion, tout ceux qui sont allés à ce théâtre. Vous auriez du accrocher sur un mur de ce théâtre la photo de Yasin Börü, qui est tombé martyr. Vous auriez du accrocher les photos des 39 personnes qui ont été massacrées. Vous ne pouvez pas nettoyer le sang sur vos mains avec des pièces de théâtre ! Vous ne pourrez pas tromper cette Nation. Vous ne pourrez pas diviser ce pays. vous ne pourrez pas allez à l’étranger, et vous ne pourrez pas défaire la sérénité de la Turquie, avec des persuasions soufflées dans l’oreille. La Turquie n’est plus l’ancienne Turquie.”
Le théâtre d’injustice joue donc toujours en Turquie sa pièce favorite, et son décorum perdure, avec, de temps à autre, un rappel.
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