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La Turquie con­tin­ue à déporter les pris­on­nierEs dans des étab­lisse­ments péni­ten­ti­aires à des cen­taines de kilo­mètres de leur famille. Pour­tant, une récente déci­sion de la Cour européenne des droits de l’homme l’a con­damnée pour “vio­la­tion du respect de la vie famil­iale”

En octo­bre 2019, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a ren­du sa déci­sion con­cer­nant les requêtes des détenus Abdülk­er­im Avşar et Abdülk­er­im Tekin et con­damné la Turquie à vers­er aux intéressés 6 000 € d’in­dem­nités cha­cun. Mais, mal­gré cette déci­sion qui fait jurispru­dence, afin que les pris­on­nierEs soient trans­féréEs dans des pris­ons plus proches de leur lieu d’habi­ta­tion, la Turquie pour­suit pour­tant sans sour­ciller sa poli­tique de dépor­ta­tion, méth­ode de per­sé­cu­tion par l’isolement.

Dans le jar­gon péni­ten­ti­aire, on appelle ces dépor­ta­tions “trans­fert d’ex­il” ou “trans­fert au ban”. Ils sont pra­tiqués sou­vent, sans qu’au­cune annonce préal­able ne soit faite aux avo­cats et aux familles, ni même aux trans­féréEs con­cernéEs. Le motif invo­qué est sou­vent le “manque de place”. Certes ce manque de places est réel, car les pris­ons turques ne désem­plis­sent pas, de femmes et hommes poli­tiques, intel­lectuelLEs, uni­ver­si­taires, écrivainEs, jour­nal­istes, étu­di­antEs, mil­i­tantEs. Mais, avec les dépor­ta­tions d’une ville à l’autre et vice-ver­sa,  un drôle de “turn over” désta­bil­isant se crée.

Celui-ci n’a qu’une seule util­ité ; l’isole­ment des prisonnierEs.

Nous avions abor­dé ce sujet à tra­vers les cas urgents de détenus malades, Devrim Ayık et Celal Şek­er, qui est d’ailleurs mal­heureuse­ment décédé en prison. Et, en novem­bre 2018, notre amie et col­lègue Zehra Doğan et ses 20 amies pris­on­nières avaient elles aus­si été déportées, à 570 km de dis­tance de leurs familles.

prisons ring Turquie

Un mod­èle de “ring” récent, donc plus “spa­cieux” et “con­fort­able”.

Les “trans­ferts” sont effec­tués avec le véhicule “ring”, dont l’in­térieur est amé­nagé en cel­lule. Les pris­on­nierEs sont menot­téEs, et subis­sent des voy­ages de plusieurs heures, sans aucun arrêt. Lorsqu’un trans­fert à l’hôpi­tal est opéré dans ce véhicule, c’est un tel cal­vaire pour des détenuEs, que la plu­part de temps, ils-elles préfèrent ne pas en faire la demande. Aslı Erdoğan en par­lait début 2017, dans une inter­view après sa libéra­tion, dans ces ter­mes : “Ils te font mon­ter dans cet hor­ri­ble véhicule, le ‘ring’. Je n’ai jamais vu autre chose qui soit plus inhu­main que ce véhicule”.

D’in­nom­brables pris­on­nierEs poli­tiques, pris­Es en otage dans les pris­ons de Turquie sont con­cernées par cette pra­tique, sys­té­ma­tisée, inhu­maine et abusive.

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Je vous présente ci-dessous, le cas de femmes et d’hommes éluEs du Par­ti démoc­ra­tique des peu­ples (HDP), des co-maires des villes kur­des en Turquie. Cer­tains noms vous seront prob­a­ble­ment fam­i­liers, d’autres, non.

Si je tiens à citer tous les noms qui vont suiv­re, même comme une litanie, c’est parce qu’il est impor­tant de se rap­pel­er que, trans­for­més en nom­bres, dans le flou artis­tique des sta­tis­tiques, on oublie tou­jours l’humain.

24 co-maires jetéEs dans les geôles

Une nou­velle vague de purge a recom­mencé le 19 août 2019, démet­tant les co-maires éluEs du HDP après les élec­tions locales du 31 mars 2019, et les envoy­ant en prison. Sur les 65 mairies, con­quis­es par le HDP, les co-maires éluEs de 6 local­ités se sont vu refuser leurs man­dats, avec le pré­texte qu’ils-elles avaient été préal­able­ment “limogéEs” par décret à valeur de loi (KHK).

Les co-maires furent rem­placéEs par des admin­is­tra­teurs nom­més par l’E­tat. Cette pra­tique se base sur le décret à valeur de loi KHK n°674 pro­mul­gué le 15/8/2016, sous état d’ex­cep­tion (OHAL). Pour­tant, juristes, avo­cats, bar­reaux ont dénon­cé et déposé des requêtes, en pré­cisant que cette pra­tique est illé­gale, car le décret en ques­tion va totale­ment à l’en­con­tre de la Constitution.

Jusqu’à ce jour, 32 co-maires ont été retiréEs de leur fonc­tions et rem­placéEs par des “admin­is­tra­teurs” nom­més par l’Etat.

27 des co-maires ont été arrêtéEs, dont 3 seule­ment ont été libéréEs très récem­ment  : Mehmet Fatih Taş et Fat­ma Ay (co-maires de Kulp), Semi­re Ner­giz co-mairesse de Nusay­bin. A ce jour 24 co-maires sont sont tou­jours incar­céréEs.

Longues heures de voyage sans arrêt avec menottes

Les des­ti­tu­tions ont débuté le 19 août 2019 dernier, avec une déci­sion qui con­cer­nait : Figen Altın­dağ et Ahmet Türk co-maires de Mardin métro­pole ; Selçuk Mızrak­lı, co-maire de Diyarbakır metro­pole ; Bedia Özgökçe Ertan et Mustafa Avcı co-maires de Van metropole.

Turquie

Diyarbakır -> Kay­seri, 563 km

Selçuk Mızrak­lı a été arrêté le 22 octo­bre pour “appar­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste”, en même temps que Kez­iban Yıl­maz, co-mairesse de Kayapı­nar (dis­trict de Diyarbakır) et Roj­da Nazlıer, co-mairesse de Kocaköy (dis­trict de Diyarbakır). 4 jours plus tard, ces trois détenuEs poli­tiques, incar­céréEs à la prison de type D de Diyarbakır, ont été trans­féréEs vers la prison de Kay­seri Bünyan, à 563 km de dis­tance. Pour­tant, leurs procès sont pris en charge par le tri­bunal de Diyarbakır !

De Van à Osmaniye

Quant à Yıldız Çetin, co-maire d’Er­ciş (dis­trict de Van), arrêté égale­ment pour le même motif, après un court pas­sage à la prison de Van, il a été trans­féré à la prison d’Os­maniye, c’est à dire à 791 km de sa ville de résidence.

Turquie

Van -> Osmaniye, 791 km

D’Erzurum à Ankara

Melike Gök­su, co-maire de Karayazı (dis­trict d’Erzu­rum), arrêtée le 17 sep­tem­bre 2019 pour “appar­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste”, à tra­ver­sé plus de la moitié du pays,  trans­férée à la prison de Sin­can à Ankara, à 1 027 km. Son procès se pour­suit à Erzu­rum. L’élue est tou­jours empris­on­née à Ankara.

Turquie

Erzu­rum -> Ankara, 1072 km

De Hakkari vers Elazığ

Le 18 sep­tem­bre 2019, ce fut le tour de Cihan Kara­man, co-maire de Hakkari, et des co-maires de Yük­seko­va (dis­trict de Hakkari) İrf­an Sarı et Remziye Yaşar. ArrêtéEs à leur domi­cile, pour “appar­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste”, ils-elle ont été envoyéEs à 631 km, à la prison d’E­lazığ. Leur procès se pour­suit au tri­bunal de Hakkari.

Turquie

Hakkari -> Elazığ, 631 km

De Van à Erzurum

Suite à une perqui­si­tion effec­tuée à leur domi­cile respec­tifs, le 11 novem­bre 2019, cette fois ce sont les co-maires de İpekyo­lu (dis­trict de Van), Azim Yacan ve Şehzade Kurt qui seront mis­ES en garde-à-vue, puis incar­céréEs avec l’ac­cu­sa­tion con­nue. Les deux éluEs, sont d’abord incar­céréEs dans la prison de Van, puis trans­féréEs vers la prison d’Erzu­rum, à 378 km. Vous l’avez dev­iné, leur procès se pour­suit… au tri­bunal de Van.

Turquie

Van -> Erzu­rum, 378 km

Criminaliser une victime, et la bien isoler

Vous vous sou­venez cer­taine­ment de l’at­ten­tat à la bombe com­mis par Daesh le 10 octo­bre 2015 à Ankara, lors d’un meet­ing “pour la paix”. Cette attaque avait lais­sé 109 corps sans vie devant la gare d’Ankara. Hat­ice Çevik, co-mairesse de Suruç (dis­trict d’Ur­fa) qui avait per­du lors de cet atten­tat, sa fille et sa belle sœur, a été arrêtée le 12 novem­bre 2019, tou­jours pour l’habituel motif, “appar­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste”. Elle n’a pas échap­pé non plus au trans­fert d’éloigne­ment, et a été envoyée d’Ur­fa vers Tar­sus, à 410 km de son domicile.

Turquie

Urfa -> Tar­sus, 410 km

Billet de groupe pour Tarsus à plus de 500 km

Par la suite furent arrêtées lors de raids à leur domi­cile, la co-mairesse de Mazı­dağı Nalan Öza­y­dın, le 13 novem­bre, Gülis­tan Öncü, co-mairesse de Savur, le 14 novem­bre, la co-mairesse de Derik, Mülkiye Esmez, le 15 novem­bre, la co-mairesse de Kızıl­te­pe, Nilüfer Elik Yıl­maz le 9 décembre…

Toutes des femmes, toutes élues des dis­trict de Mardin, toutes accusées de la même ren­gaine d’ap­par­te­nance. Leur procès se pour­suit au tri­bunal de Mardin. Elles ont été trans­férées à la prison de Tar­sus. Cela représente un éloigne­ment pour Gülis­tan Öncü de 442 km, pour Nalan Öza­y­dın de 583 km, pour Mülkiye Esmez de 651 km, et pour Nilüfer Elik Yıl­maz  de 572 km.

Turquie

Mardin -> Tar­sus, from 442, to 542 km selon les domiciles…

De Muş vers Maraş…

Ülkü Karaaslan, co-mairesse de Var­to (Muş), arrêtée le 18 décem­bre 2019 lors d’une descente menée à son domi­cile, en juge­ment tou­jours pour le même motif, fut trans­férée de Var­to vers la prison d’Os­maniye à 692 km. Quant à Adnan Topçu, co-maire de (Muş) arrêté à la même date, lui, il fut envoyé à la prison de Maraş Türkoğlu. Est-il utile aus­si d’a­jouter que leur procès se pour­suit au tri­bunal de Muş ?

Turquie

Muş -> Maraş, 692 km

Diyarbakır — Erzurum : la porte à côté !

Le 23 décem­bre 2019, Fil­iz Bulut­tekin et Cemal Özdemir, co-maires de Sur, quarti­er his­torique de Diyarbakır, arrêtéEs à leur domi­cile et incar­céréEs pour “appar­te­nance”, encore, sont trans­féréEs ‑ô quelle chance- à seule­ment 317 km de dis­tance vers la prison d’Erzu­rum. L’en­quête ouverte à leur encon­tre par le pro­cureur de la république de Diyarbakır, est actuelle­ment en cours…

Turquie

Diyarbakır -> Erzu­rum, 317 km (seule­ment)

J’ar­rête là cet exer­ci­ce répéti­tif, qui ne con­cerne pour­tant que quelques cas emblé­ma­tiques, et con­stitue le quo­ti­di­en de la répres­sion en Turquie.

Aucune réponse pour les requêtes

Me. Sidar Avşar est l’av­o­cat des pris­on­niers Abdülk­er­im Avşar et Abdülk­er­im Tekin, dont les requêtes ont fait con­damn­er la Turquie par la Cour européenne des droits de l’homme.

Il déclare que, mal­gré les 4 mois écoulés après la déci­sion de la Cour, cette déci­sion n’a pas été respec­tée. Il informe que, suite à cette déci­sion, au titre de la jurispru­dence, d’autre requêtes ont été envoyées.

Aucune des deman­des des familles qui revendiquent le trans­fert de leurs proches dans des étab­lisse­ments à prox­im­ité des lieux de rési­dence n’a abouti.

Nos requêtes n’ont reçu aucune réponse à ce jour. Con­cer­nant nos requêtes restées sans réponse, au delà des 60 jours de délai légal, nous avons ouvert des procès auprès de tri­bunaux admin­is­trat­ifs. Ces procé­dures sont encore en cours. Nous ne pou­vons donc pas affirmer que l’E­tat respecte la déci­sion de la Cour européenne des droits de l’homme”.

Figen Yüksekdağ et Selahattin Demirtaş

Rap­pelons aus­si que les proches de Figen Yük­sek­dağ et Sela­hat­tin Demir­taş, ex co-prési­dents du HDP, font des mil­liers de kilo­mètres en Turquie pour leur ren­dre vis­ite. Sela­hat­tin Demir­taş est incar­céré à la prison de type F d’Edirne. Il est jugé à Istan­bul et à Ankara. Sa famille réside à Diyarbakır, à 1569 km de la prison d’Edirne… Quant à Figen Yük­sek­dağ, elle est détenue dans la prison de Kocaeli. Sa famille se trou­ve à Istan­bul. Elle est jugée à Ankara…

Seule­ment deux exem­ples, en plus des co-maires HDP, pris par­mi les noms les plus con­nus de l’opin­ion publique internationale…

La déportation carcérale, méthode pernicieuse

Cette pra­tique de dépor­ta­tion, ou “trans­fert au ban”, est une méth­ode per­ni­cieuse. L’éloigne­ment de la famille, brise le lien social, crée des dif­fi­cultés de déplace­ment, égale­ment économiques, demande des sac­ri­fices, et est une aubaine pour affaib­lir la résis­tance des pris­on­nierEs déportéEs. Non seule­ment elle les isole humaine­ment, mais elle crée aus­si  la néces­sité de l’u­til­i­sa­tion de moyens audio­vi­suels lors des audi­ences, autre type d’isolement…

Le sys­tème de vidéo­con­férence, dit “SEGBIS” est imposé aux pris­on­nierEs, qui “ne peu­vent pas” (ou déportéEs pour qu’ils-elles ne puis­sent pas) être présentEs physique­ment à leur procès.

Or, rap­pelons qu’un des principes d’une Jus­tice, est le droit au juge­ment “face-à-face”, et à l’ex­pres­sion directe. L’usage for­cé du sys­tème de vidéo­con­férence, n’est autre, pour les per­son­nes jugées, que la con­fis­ca­tion de ces droits fon­da­men­taux. Car, dans le con­cret d’une audi­ence qui se déroule en l’ab­sence de la per­son­ne accusée, celle-ci ne peut maîtris­er les accu­sa­tions à son encon­tre, ni observ­er physique­ment les preuves présen­tées. Elle ne peut voir la salle d’au­di­ence qu’au tra­vers d’un petit écran, et seule­ment pen­dant son temps d’ex­pres­sion. Si la con­nex­ion est coupée (suite à une panne ou pré­ten­due panne), l’au­di­ence se pour­suit, et le proces­sus de juge­ment se trans­forme en un procès par con­tu­mace, en dehors de la volon­té de l’accuséE.

Par ailleurs, l’ac­cuséE n’é­tant pas physique­ment à côté de son avo­catE, ne peut com­mu­ni­quer, échang­er, avec la per­son­ne qui le défend, ni deman­der d’ob­serv­er un doc­u­ment. Le fait que l’ac­cuséE soit absent d’une audi­ence où le plaig­nant lui est présent, va à l’en­con­tre du principe de “l’é­gal­ité des armes”, un des élé­ments inhérents à la notion de procès équitable.

Et la solidarité de l’extérieur ?

Comme vous pou­vez l’imag­in­er, les dépor­ta­tions entre pris­ons, se sura­joutant aux libéra­tions poudre aux yeux, qui ne durent par­fois que quelques jours comme ce fut le cas pour Ahmet Altan, pour ne citer que lui, créent un igno­ble jeu de chais­es car­cérales com­plexe, et rend la tâche infin­i­ment dif­fi­cile pour celles et ceux qui, à l’ex­térieur, essayent tant bien que mal, de soutenir les amiEs et proches emprisonnéEs.

Qui est dans quelle prison de Turquie main­tenant ? Où faut-il envoy­er les let­tres, les cartes ? La per­ver­sité de la pra­tique du dépor­ta­tion car­cérale, débor­de ain­si au dehors,  affaib­lis­sant aus­si la solidarité.

Alors, les familles, les amiEs, se ser­rent les coudes. On se passe les infos, les adress­es, les let­tres, les mes­sages, on tient des listes…

Soyez entêtéEs vous aus­si. Soutenez les otages poli­tiques ! Ecrivez-leur.
C’est la meilleure façon d’anéan­tir les kilo­mètres, fron­tières, et toutes méth­odes d’isole­ment inhumaines.

Voici une liste non exhaus­tive,  des otages poli­tiques en Turquie, que nous essayons de garder à jour, dans la mesure du possible…

 


Source des informations sur les co-maires : Mezopotamya Ajansı
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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.