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Extraits traduits de l’émis­sion spé­ciale à l’oc­ca­sion de la pro­jec­tion du film “Ter­ror­iste: Zehra el le altre”, con­cer­nant Zehra Doğan, Aslı Erdoğan et Şeb­nem Korur Fin­cancı. Le pod­cast est pub­lié le  18 novem­bre 2019 sur Radio Sonar. Avec Alber­to Negri, jour­nal­iste ; Zehra Doğan, artiste et jour­nal­iste ; ani­mée par la jour­nal­iste Francesca Nava.

A.N. J’aimerais deman­der à Zehra, depuis le temps que tu es en Europe, pens­es-tu que les gens ici ont vrai­ment com­pris quelque chose à pro­pos de ce qui se passe là-bas?

Z.D. Je pense qu’ils ont com­pris. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. En fait, je voy­age un peu partout et je racon­te. Un jour, une amie m’a dit que j’é­tais en train de me trans­former en robot à force de répéter tou­jours la même chose. Nous ne pou­vons pas racon­ter ce qui survient aujour­d’hui pour les Kur­des unique­ment avec des réc­its d’ac­tu­al­ité, avec ce qu’ils ont fait d’I­sis ou subi d’Er­do­gan. Même autre­fois, durant la péri­ode de Tan­su Çiller, qui fut pre­mier min­istre de la Turquie, même plus avant, tout au long de la république turque, encore de façon plus loin­taine, pen­dant la péri­ode ottomane, nous avons tou­jours vécu une oppres­sion. Mais, en par­al­lèle, nous avons con­tin­ué à résister.

F. N. J’ai quelques ques­tions à pos­er à Alber­to Negri cen­trées sur l’ac­tu­al­ité, sur des sujets abor­dés aus­si dans ce doc­u­men­taire. Tu as défi­ni plusieurs fois Erdo­gan comme le chien choisi par l’OTAN, puis libéré de sa cage pour mas­sacr­er les kur­des. Ce qui se passe actuelle­ment au Roja­va peut être décrit tout sim­ple­ment comme un net­toy­age eth­nique. Un diplo­mate améri­cain a même pub­lié un papi­er sur le New York Times, qui aurait dû rester con­fi­den­tiel, dans lequel il accuse l’ad­min­is­tra­tion Trump de col­la­bor­er dans le net­toy­age eth­nique et les crimes de guerre. Un ex-com­man­dant de la coali­tion inter­na­tionale (un cer­tain Allen je crois) a dit la même chose. On par­le ici de net­toy­age eth­nique, d’un géno­cide qui a lieu au milieu du silence absolu de la com­mu­nauté inter­na­tionale, de l’opin­ion publique. Com­ment est-il pos­si­ble que, encore une fois, l’I­tal­ie, l’Eu­rope, l’ONU, l’oc­ci­dent ne fassent rien, ne dis­ent rien, restent silen­cieux par rap­port à ce qui se passe là-bas. Pour­tant, les enjeux en cours dans cette par­tie du monde nous touchent de près. Est-ce que tu peux nous expli­quer l’en­jeu en cours dans cette par­tie du Moyen Ori­ent et pourquoi nous restons muets encore une fois face à cette cam­pagne géno­cidaire, à ce rem­place­ment eth­nique, à ce net­toy­age eth­nique ? Parce ce que ce qui est en train de se pass­er là-bas c’est tout sim­ple­ment un rem­place­ment démo­graphique, un net­toy­age eth­nique d’un peu­ple qui était notre allié et que nous avons aban­don­né, avons trahi, encore une fois. Je sais que cette ques­tion requiert une longue réponse.

A.N. De mon côté ça me suf­fi­rait si au moins une seule per­son­ne par­mi le pub­lic ici présent ce soir, gar­dait cela en mémoire et réfléchisse de temps en temps à pro­pos de ce qu’elle a vu ici. Qu’elle se rap­pelle de cette image, le bitume qui se rem­plit de sang. Vous savez, voici 40 ans que je con­tem­ple ce bitume se rem­plir de sang. Dans l’ensem­ble du Moyen Ori­ent, le Nord de l’Afrique, l’Afrique entière. Il ne s’ag­it pas seule­ment de la ques­tion kurde. Ou est-ce que vous avez oublié les pales­tiniens peut être ? Les égyp­tiens, qu’on mas­sacre dans les pris­ons, les 500.000 syriens morts ? Les images que avez avons vues tout à l’heure ici m’ont choqué davan­tage lors de mon séjour là-bas avec Garyp, car oui, avec Garyp, nous sommes allés sur place observ­er ce qui était en train de se pass­er là-bas, car il ne faut pas croire que nous, les jour­nal­istes occi­den­taux, on est des drones qui volent. Non, tu n’es pas un drone, mais un jour­nal­iste qui marche sur les routes. Sans Garyp on n’aurait pas pu voir cer­taines choses, Cizre, Sil­van, Diyarbakir pen­dant que les bombes tombaient sur le cen­tre-ville, une mosquée du XVème prise par le feu du canon d ‘Erdo­gan. Ces images de destruc­tion m’ont frap­pé encore plus en 2015 alors que je venais de la Syrie, ou j’avais aperçu des vil­lages entiers com­plète­ment détru­its, et je me demandais où je me trou­vais désor­mais, si j’é­tais en Turquie ou en Syrie. Car je voy­ais la même destruc­tion, le même dés­espoir, les mêmes morts, les mêmes mas­sacres. Mais la Turquie est mem­bre de l’OTAN, un pays avec lequel nous avons des con­trats com­mer­ci­aux de cen­taines de mil­liers de dol­lars. Nous fab­riquons leurs armes. Vous savez qu’à Kay­seri nous fab­riquons les héli­cop­tères Augus­ta, util­isés par l’ar­mée turque pour vol­er au-dessus des villes et les bom­barder. Nous sommes déjà au courant de ces choses-là.

alberto negri

Tu m’as demandé Francesca pourquoi nous ne faisons rien. Mais c’est évi­dent, car nous sommes des vilains, car nous savons très bien la rai­son pour laque­lle le sang coule sur les routes, ce n’est pas seule­ment à cause d’Erdogan, car la même Zehra nous l’a rap­pelé toute à l’heure, der­rière, il y a une vieille his­toire. C’est la chronique des con­séquences suite à la dés­in­té­gra­tion de l’empire ottoman, toute la chronique du colo­nial­isme, qu’ont inven­té des nations, qui a séparé des pop­u­la­tions entières. Le 1er octo­bre 2014 quand je suis ren­tré à Kobanê, je suis arrivé par la ville de Suruç, située à la fron­tière turque, on y accé­dait à tra­vers un trou dans un gril­lage. Mais ceux de Suruç con­nais­sent ceux de Kobanê, car ils étaient par­ents, ils étaient séparés par une fron­tière. Nous les avons séparés lors du colo­nial­isme, nous avons séparé les pop­u­la­tions, les familles, les âmes, les cul­tures. Nous les avons pris, frag­men­tés, déchi­quetés. Nous sommes com­plices d’Erdogan, nous ne sommes pas spectateurs.

Et vous, qu’avez vu de ces images aujourd’hui, vous n’êtes pas étranger à ce qui se passe là-bas. Vous n’êtes pas seule­ment témoins, vous êtes com­plices de tout ça, chaque jour. Bien sûr il y a des com­plices majeurs et mineurs, n’est-ce pas ? Nous, ital­iens, européens, nous sommes peut être com­plices mineurs. Après, il y a les com­plices majeurs, par exem­ple Trump, n’est-ce pas ? Qui serre la main d’Erdogan et lui dit “je suis ton admi­ra­teur” dès le pre­mier jour. Vous vous ren­dez compte ? Mais vous vous ren­dez vrai­ment compte ? Après avoir lais­sé le champ libre au mas­sacre des Kur­des, vu com­ment il mas­sacre les Kur­des, après avoir fait tout ce qu’il a fait, il lui dit : Je suis ton admi­ra­teur depuis le pre­mier jour. C’est à dire nous sommes les admi­ra­teurs de ces mas­sacres. Et voici la réal­ité, ni plus ni moins.

Ça con­cerne les Kur­des, mais c’est pareil en ce que con­cerne les Pales­tiniens. Quand avez-vous déjà enten­du quelqu’un un dire quelque chose à pro­pos de l’ex­pan­sion­nisme des colonies d’Israël, avez-vous enten­du quelque chose con­cer­nant les colonies, le bom­barde­ment de Gaza ? Silence. Cepen­dant, ce silence autour des mas­sacres de cen­taines de Kur­des, de Pales­tiniens, d’E­gyp­tiens, et de plusieurs autres peu­ples de cette région, le silence aujour­d’hui est en train de s’insin­uer de façon dévas­ta­trice dans notre société. Quand tu per­me­ts que ton voisin d’à côté, car il s’agît bien de nos voisins de palier, car vous avez bien vis­ité cette belle Istan­bul, n’est-ce pas ? Et vous avez bien vu la carte postale de cette endroit où vous êtes allés en vacances.… ces gens-là sont bien nos voisins d’à côté. Et nous avons don­né le feu vert pour qu’ils fussent mas­sacrés, pour qu’ils soient mas­sacrés. D’abord, ils met­tront le feu dans la mai­son à côté, mais le feu arrivera chez toi, tra­versera tes murs.

Trump a tweeté l’autre jour qu’il y a quelques semaines, quand il a aban­don­né le Roja­va et a lais­sé les Kur­des face à la Turquie et les mil­ices philo­turques com­posées de dji­hadistes, dji­hadistes qu’on avait déjà vu là-bas, à Cizre, à Sil­van car il se ser­vait déjà des dji­hadistes à l’époque, on par­le de 2011. Ok par­fait. Et il a dit dans un tweet, ok, qu’ils crèvent d’une fois pour toute ces Kur­des, de toutes façons nous sommes à 11 000 km de dis­tance. A la suite de ce type de raison­nement arrivent plus tard les Ben Laden et la destruc­tion des tours jumelles. Suite à ce type de pro­pos se pro­duisent après les atten­tats en Europe. Mais ça, c’est rien, mes­dames et messieurs. Le pire c’est qu’on insin­ue à l’in­térieur de notre société et qui fini­ra par faire en sorte qu’un jour, vous ver­rez, nous aus­si nous serons gou­vernés par un Erdo­gan quel­conque, ici même.

F.N. J’ai une sug­ges­tion, une curiosité. On dirait que nous nous trou­vons face à un vrai scé­nario dans lequel l’OTAN est un com­parse. Qu’est-ce que c’est l’OTAN aujour­d’hui? On doit fêter ses funérailles ? Com­ment est-il pos­si­ble qu’un allié de l’OTAN achète les armes des russ­es et que per­son­ne n’y voit rien à dire, qu’a­cheter aux améri­cains, et ensuite avec les F 35, acheter au voisin Erdo­gan etc. avec les boucliers anti-mis­siles achetés chez les russ­es, on dirait que nous sommes en train de jouer une sort de Risk. En fait Erdo­gan est en train de se foutre de notre gueule?

A.N. La réu­nion de l’autre jour entre Erdo­gan et Trump sig­ni­fie la pierre tombale de l’OTAN. Et Trump a bien fait com­pren­dre que désor­mais l’Eu­rope peut être à la mer­ci d’un Erdo­gan, ou d’un Pou­tine quel­conque. Il s’en fiche. Ces états là ne l’in­téressent plus, ni les européens, ni l’Eu­rope, les valeurs européennes ne l’in­téressent plus . Le prési­dent français Macron, en par­lant de l’OTAN, a par­lé de coma cérébral. Pourquoi coma cérébral ? Quand nous avons aban­don­né les Kur­des et le Roja­va, nous n’avons pas seule­ment aban­don­nés ces peu­ples-là, nous avons aus­si aban­don­né tous ceux qui partageaient les mêmes valeurs occi­den­tales. Comme si d’ailleurs la vie des per­son­nes fût exclu­sive­ment une valeur occi­den­tale. Comme s’il ne s’agis­sait pas d’une valeur com­mune à toute l’hu­man­ité. Mais voilà ce que nous avons fait, et voilà le résul­tat. Et Trump a signé cet accord avec Erdo­gan, sans avoir même passé un appel aux européens. Cela sig­ni­fie tout sim­ple­ment qu’il a aban­don­né les européens à leur sort. L’Eu­rope n’est plus utile aux Etats Unis. En con­séquence, un Erdo­gan, un Pou­tine, un Orban, n’im­porte qui, ils s’en foutent. Mais qu’est-ce qu’ils ont fait? Ils ont lancé le sig­nal d’alarme. Ils sont allés occu­per les gise­ments pétroliers syriens de Deir ez Zor et nous mon­tr­er que dès qu’il s’ag­it de richess­es pétrolières, du sol, d’argent, ils veu­lent tou­jours y met­tre la main, la leur, bien sûr. Voici le mes­sage qui nous a été trans­mis. Très sim­ple, bru­tal, bru­tal comme le sang que vous avez vu couler sur le bitume.

F. N. A quoi peut-on s’attendre ? Car, c’est très inquié­tant, car der­rière ce raison­nement je vois unique­ment un hori­zon belliqueux, très inquié­tant, si on con­sid­ère tout ce qu’on a évo­qué ici, les com­bat­tants dji­hadistes qu’Er­do­gan est en train de ren­voy­er en arrière, on dirait un vrai scé­nario de far west, où la seule logique est celle de l’argent.

A.N. On peut le con­stater a tra­vers les per­son­nes que vous avez inter­viewées dans ce doc­u­men­taire. Asli Erdo­gan a dit une chose très intéres­sante. Elle a dit: écoutez, il n’y a pas besoin de camps de con­cen­tra­tion nazi, ni goulag stal­in­ien, pas besoin d’une troisième guerre. De nos jours il nous suf­fit de beau­coup moins pour pro­duire une société de moins en moins démoc­ra­tique, de moins en moins civile, de moins en moins libre. Pas besoin d’une autre grande guerre. Il suf­fit de petits mas­sacres quo­ti­di­ens,  jour après jours. Quel mes­sage arrive de tous ces pays du Moyen Ori­ent, de la Méditer­ranée.… ? Le mes­sage qui nous est des­tiné est très clair. “Vous avez vu ce qui se passe là-bas, depuis que la Libye s’est rebel­lée ; quand vous faites sauter un dic­ta­teur c’est l’a­n­ar­chie. Vous détrônez un dic­ta­teur tel que Sad­dam en Irak, et c’est l’a­n­ar­chie. Vous vous rebellez face à Erdo­gan, et de nou­velles guer­res et mas­sacres com­menceront”. Voici ce mes­sage de la peur. Asli Erdo­gan par­lait de cette peur là. Le mes­sage de la peur ne s’adresse pas seule­ment aux Kur­des, aux Pales­tiniens, aux Algériens, aux Egyp­tiens… Ce mes­sage s’adresse directe­ment à vous, s’adresse directe­ment à nous : ils veu­lent vous effrayer.

F. N. Qu’est-ce que nous pou­vons faire? Что делать ? Que faire ?

A.N. Tout d’abord on peut faire ceci: venir dans ce lieu pour regarder un film comme celui que vous avez fait et d’ap­pren­dre la résis­tance par le biais des autres, la seule vraie résis­tance. Et qu’est-ce que la vraie résis­tance ? On la con­nait ici la résis­tance ? C’est celle provenant des peu­ples qui nous entourent, de ceux qui ont vu leur société en crise, de ceux qui ont témoigné des mas­sacres, des bom­barde­ments, qui ont vu mourir leurs enfants, leurs par­ents, leurs familles et mal­gré tout, con­tin­u­ent de résister.

Voici la leçon que l’on nous envoie de l’autre côté de la Méditer­ranée. Mais peut être qu’ici nous l’avons déjà oubliée [la résis­tance] car ils s’est écoulées beau­coup trop d’an­nées depuis que nous avons eu ici une vraie résistance.


Traduit de l’italien par Maite
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