En 1989, pour la première fois en Turquie, Tayfun Gönül et Vedat Zencir annoncèrent leur objection de conscience dans une campagne menée par Sokak Magazine. Tous deux furent inculpés “d’aliéner le peuple contre le service militaire”, en vertu de l’article 318/1 du Code pénal turc (TCK).
Français | English
Avec la création de l’Association anti-guerre à Izmir en 1992, le mouvement en faveur de l’objection de conscience a pris de l’ampleur entraînant toutefois de nouvelles inculpations contre des objecteurs de conscience.
Le président de l’Association anti-guerre, Osman Murat Ülke ayant déclaré son objection de conscience en 1995, fut arrêté le 7 novembre 1996 en vertu de l’article 155 du Code pénal turc (TCK). Ülke passa devant le tribunal 8 fois pour “désobéissance aux ordres” et passa 701 jours en prison.
En 2006, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Turquie dans l’affaire du procès et de la sanction imposée à Ülke, au regard de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et de l’article 3 portant sur “l’interdiction de la torture”.
Durant ce processus, une modification fut apportée à la loi militaire spécifiant que le crime consiste “non pas à défendre l’idée de l’objection de conscience, mais de se déclarer objecteur de conscience”. De la sorte, les objecteurs de conscience obtinrent un début de protection contre l’utilisation de l’article 115 à leur encontre.
Mehmet Bal, ayant déclaré son objection de conscience le 18 octobre 2002 alors qu’il faisait son service militaire, fut emprisonné pendant 17 mois en 2003/2004, en vertu de ce même article 155 du Code pénal turc.
En 2001, Mehmet Tarhan déclara sa propre objection de conscience. Tarhan fut arrêté et détenu le 8 avril 2005. Il fut soumis à de graves tortures en raison de sa “trahison” et de sa “pourriture” en tant qu’homosexuel.
Mehmet Tarhan fut placé dans le quartier disciplinaire de la prison militaire de Sivas, quartier appelé “DISKO” (discothèque). Là, on lui coupa les cheveux de force, il fut battu à de nombreuses reprises et fit l’objet d’une tentative de lynchage. Tarhan tenta de se protéger en faisant une grève de la faim.
Tarhan refusait d’accepter la désignation de “pourriture” qu’on cherchait à lui imposer pour son homosexualité. Il refusa le rapport le désignant ainsi, décrivant ledit rapport comme un témoignage de la pourriture au sein de l’ordre militaire lui-même.
Après Mehmet Tarhan, ce fut au tour de İnan Süver d’être arrêté.
Vers la fin des années 2000, l’objection de conscience devenant un phénomène mieux connu, Enver Aydemir et Serdar Delice se déclarèrent objecteurs de conscience. Ils furent les premiers en Turquie à déclarer leur objection de conscience en raison de leur croyance religieuse, refusant de servir dans une armée “laïque”. Tous deux furent jugés par des tribunaux militaires et détenus en prison.
Yunus Erçep, Barış Görmez İlke, Fethi Demirtaş, tous Témoins de Jehovah, refusèrent de porter les armes suite à la promesse du prophète Jésus selon lequel “il n’y aura pas de guerre”. Ils furent jugés et placés en prison militaire.
Les procès entamés en 2016 se poursuivent encore à l’encontre de Ercan Jan Aktaş, Meral Geylani et Yannis Vasilis Yaylalı en vertu de l’article 301 (crimes contre les signes de la souveraineté de l’Etat et de la réputation des organes d’Etat” et l’article 318 “aliénation du peuple contre le service militaire”.)
On peut qualifier de “mort civile” la gravité des expériences imposées aux objecteurs de conscience, comme l’a déclaré l’ECHR dans le cas de Osman Murat Ülke. Les objecteurs de conscience sont privés du droit de voyager et de séjour. Il leur est interdit de travailler dans le secteur de la sécurité sociale. Ils ne peuvent pas poursuivre leur vie à des adresses connues, ne peuvent occuper aucun emploi dans le secteur public et ne peuvent pas fréquenter l’université à partir d’un certain âge. Ils sont condamnés à une vie misérable, sans les avantages d’une vie économique et sociale normale.
Dans les dernières années surtout, des amendes importantes ont été imposées aux objecteurs de conscience. N’ayant pas payé ces sommes, leurs comptes bancaires furent confisqués et bloqués. C’est dans ce contexte que les comptes bancaires de Yavuz Atan furent bloqués en 2008 et ceux de Burak Özgüner et Sendoğan Yazıcı en 2009.
La poursuite entamée contre Sendoğan Yazıcı en vertu de l’article 53/1 du Code pénal turc fait apparaître une situation inédite. Son procès se poursuit. En cas de condamnation sur la base de cet article, les résultats pourraient être les suivants:
- Interdiction d’exercer une fonction publique ou dans la fonction publique
- Interdiction du droit de vote et d’éligibilité
- Limitation des droits de garde et de tutelle
- Interdiction d’être partisan, membre ou administrateur d’une fondation, d’une association ou d’un parti politique
- Inaptitude à exercer une profession ou un art exigeant l’autorisation d’une organisation professionnelle
Ainsi, à la “mort civile” imposée aux objecteurs de conscience en Turquie se verra ajouter la “mort légale”. De cette façon, l’accès à tous les espaces de vie des objecteurs de conscience leur est bloqué et retiré. Exclus du système éducatif, expulsés de la vie économique, privés de sécurité sociale, privés de la liberté de déplacement et de logement et privés du droit de vote, les objecteurs de conscience reçoivent le message suivant: “Soit vous serez soldat, soit vous payerez l’amende, soit vous quitterez ce pays de façon définitive.”
Au cours des trois dernières années, en raison de ces conditions difficiles, des dizaines d’objecteurs de conscience ont dû abandonner leur ville et la vie qu’ils y menait pour faire défection dans divers pays européens. Ces évasions se poursuivent.
Au regard des conditions susmentionnées, il est urgent de rappeler à la Turquie que les conditions imposées aux objecteurs de conscience constituent de graves violations des droits de l’homme et que la Turquie se doit de remédier à la situation, compte tenu du cadre des conventions internationales.
LIRE AUSSI Livre : L’antimilitarisme en Turquie | Aurélie Stern