En Turquie, bien que le jour­nal­isme indépen­dant soit crim­i­nal­isé, et que règne l’au­to-cen­sure, quelques arti­cles osent encore la cri­tique sociale du règne de la vio­lence, à lire entre les lignes. Voici la tra­duc­tion de l’un d’en­tre eux.

Par Hasan Baki Kaya, pub­lié en turc, sur Toplum­sal Bellek (Mémoire sociale), le 22 octobre.


Lorsque les hommes com­men­cent à racon­ter leurs sou­venirs de ser­vice mil­i­taire, vous avez l’im­pres­sion que la fin ne vien­dra jamais. Les événe­ment les plus ordi­naires sont racon­tés en rajoutant plusieurs couch­es. Aucune lim­ite à l’ex­agéra­tion. Même les sanc­tions les plus déshon­o­rantes, les tabas­sages subis, sont défor­més, tor­dus, ren­dus plus amu­sants à raconter.

Il n’y en a pas un, qui lors de son ser­vice mil­i­taire, n’au­rait signé aucun acte héroïque. Cha­cun a une patrie qu’il a sauvée.

Ces derniers temps, ceux qui ont fait/font leur ser­vice mil­i­taire dans l’est ou le sud-est [de la Turquie] se  posi­tion­nent tout autrement. La place de cha­cun est une chose, la leur en est une autre

J’ai ren­con­tré deux d’en­tre eux dernière­ment, à quelques jours d’in­ter­valle. Des “sou­venirs” racon­tés sur le seuil, sans fior­i­t­ure, m’ont pétri­fié le sang.

Deux jeunes, l’un serveur, l’autre employé de boucherie. L’un a com­mencé à racon­ter pen­dant le repas, en échangeant vite fait, l’autre pen­dant les courses.

Lorsque j’ai dit au serveur qui venait d’an­non­cer qu’il avait fait son ser­vice mil­i­taire dans le sud-est “ça a du être dif­fi­cile”, il m’a rétorqué, sans aucune hési­ta­tion “nooon, ça n’a pas été dif­fi­cile du tout. J’ai com­mencé à tuer, directe­ment”.

Quant à l’employé de la boucherie, après avoir exprimé, couteau en main, qu’il avait tué des dizaines de “ter­ror­istes”, il a posé le couteau sur le bil­lot, et a ten­té de me mon­tr­er sur son télé­phone portable, ses pho­tos pris­es avec ceux et celles qu’il avait tuéEs.  Débous­solé, sans vrai­ment savoir quoi dire, je me suis res­saisi dif­fi­cile­ment et j’ai pu dire “lais­sez, je ne veux pas les voir”. J’ai reposé la viande hachée et le bour­guignon que j’avais fait pré­par­er et j’ai quit­té la boucherie. Je me suis jeté sur la rive. J’ai bu deux café sans sucre l’un après l’autre, et me suis lais­sé aller à la brise venant de la mer. C’est seule­ment après que j’ai pu revenir un peu à moi.

Il y a un jour ou deux, d’autres paroles se sont bal­adées sur les réseaux soci­aux : les paroles d’un homme qui répondait à un chauf­feur de taxi l’in­ter­pel­lant par un “frère tu es tout badi­geon­né de sang”, avec un “j’ai dépecé un ani­mal”, alors qu’il avait fui en lais­sant der­rière lui, une femme égorgée, qui cri­ait dans un bain de sang “je ne veux pas mourir”, et sa fille qui sup­pli­ait “maman, s’il te plaît ne meurs pas”…

Je n’ai pas eu le courage de regarder ces images. Je me suis con­tenté de lire.

Le lende­main de l’as­sas­si­nat, une femme [dans un restau­rant] assise à une table à côté, s’ex­pri­mait ain­si “cet assas­sin, faut l’at­trap­er et le pen­dre illi­co !”. Un autre lui objec­tait,  “non, il faut l’at­tach­er et arracher, chaque jour, un morceau de sa chair !”. Ce n’est pas fini ; un Prési­dent de la République annonçait “si la peine de mort vient devant moi, je la sign­erai”, une politi­ci­enne, une prési­dente de par­ti dis­ait “si le pro­jet de loi arrive au par­lement, nous le sup­port­erons”…

Ce pays est celui de ceux qui tuent les femmes, qui récla­ment la peine de mort, de ceux qui sont pour la pra­tique de la tor­ture, un pays de violence.

violence

Cela fait très longtemps que nous par­lons ain­si aisé­ment de la mort… De don­ner la mort.

Je passe sur les séries télévisées, et ne par­le que des infor­ma­tions annonçant le nom­bre de “ter­ror­istes” tués, tous les jours. Dans les meet­ings élec­toraux, on qué­mande des voix, en se van­tant du nom­bre de “traitres”, de “ter­ror­istes” tués. Ou encore, la mort est sacral­isée, avec le mar­tyr des sol­dats qui péris­sent. On demande aux mères de se tenir têtes hautes parce que leur fils est “tombé mar­tyr”, et même de s’en réjouir. Celles qui hurlent leur douleur sont lynchées.

L’E­tat a util­isé ces 40 dernières années, sans inter­rup­tion, le lan­gage de la violence.

Ce lan­gage machiste, dom­i­na­teur, est devenu le lan­gage dom­i­nant du pays, avec les poli­tiques de ten­sion et de divi­sion sociale de l’AKP. Ce lan­gage qui se nour­rit de la para­noïa qui dit que les Kur­des “trahissent” l’E­tat, et qu’ils veu­lent se “sépar­er”, peut devenir très facile­ment et sans aucune hési­ta­tion belliqueux et répres­sif, se trans­former en vio­lence ouverte… et être source de massacre.

Ce lan­gage machiste et dom­i­na­teur dont l’E­tat use, influ­ence tout le monde, mais surtout les hommes. Il se repro­duit dans la vie de tous les jours, comme la langue des hommes. Ils ne font pas que de la repro­duire entre hommes, mais la retour­nent, con­tre l’épouse, l’amie, la cama­rade, l’en­fant, la col­lègue, qu’ils accusent de les avoir “trahis”.


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