Syrie — Roja­va. L’in­va­sion turque de ter­ri­toires en Syrie se pour­suit. Dans le chaos qu’elle crée, avec ses lignes de front,  ses crimes, ses déplace­ments de pop­u­la­tions, ses ten­ta­tives de purifi­ca­tion eth­nique, l’ad­min­is­tra­tion autonome du Roja­va et ses forces com­bat­tantes FDS main­ti­en­nent une résis­tance à l’ef­fon­drement, con­traints à des reculs imposés mais non à des renoncements.

L’ob­jet ici n’est pas de décrire à nou­veau cette sit­u­a­tion imposée, mais de faire com­pren­dre que celles et ceux qui lut­tent tou­jours, ont encore chevil­lée au corps l’idée d’un avenir démoc­ra­tique, social et poli­tique, pour la région.

Cer­tains  volon­taires inter­na­tionaux français, qui com­bat­tent aux côtés des Forces Démoc­ra­tiques Syri­ennes, ont trans­mis cette let­tre du front afin qu’elle soit large­ment pub­liée dans les médias alter­nat­ifs. S’il était besoin de répon­dre à de stu­pides polémiques stériles sur la nature de leur engage­ment, ce texte y répond par­faite­ment. S’il était besoin égale­ment de clore un chapitre ouvert ailleurs sur la nature “qua­si ter­ror­iste” de leur com­bat, qui jus­ti­fierait des pour­suites à leur encon­tre, comme le sous entendait des arti­cles de presse en France, leur dénon­ci­a­tion dans ce texte du pré­texte sécu­ri­taire bran­di en per­ma­nence pour com­bat­tre tout mou­ve­ment social et toute solu­tion révo­lu­tion­naire, comme un écho à l’ul­tra nation­al­isme de Turquie,  devrait suffire.

Ce qui se déroule en Syrie, et plus large­ment au Moyen-Ori­ent, cristallise des rap­ports de forces et d’in­térêts entre grands blocs cap­i­tal­istes et leurs états. Ce qu’en dis­ent des révo­lu­tion­naires qui  com­bat­tent sur place, a donc valeur aus­si, bien plus large­ment que dans la région.


La Commune du Rojava face à l’Empire

Chères affinités révolutionnaires,

Depuis le 9 octo­bre dernier, l’État fas­ciste turc appuyé par ses sup­plétifs islamistes a lancé une vaste offen­sive sur la fron­tière nord-est syri­enne et envis­age de détru­ire le pro­jet poli­tique du Roja­va, que nous avons rejoint. Par le présent texte, nous souhaitons revenir sur les moti­va­tions de notre présence ici : la défense de ces ter­res dont la libéra­tion fut chère­ment payée et la volon­té de pour­suiv­re l’expérience qui s’y déroule depuis plusieurs années main­tenant ; mais aus­si le désir de faire exis­ter une sol­i­dar­ité inter­na­tionale antifas­ciste qui ne soit pas sim­ple­ment incan­ta­toire ou folk­lorique. Nous sommes des mil­i­tants révo­lu­tion­naires issus de l’autonomie, com­mu­nistes et anar­chistes, qui avons fait le choix de venir nous bat­tre aux côtés des pop­u­la­tions locales regroupées dans les Forces démoc­ra­tiques Syri­ennes (FDS). Comme plusieurs dizaines de mil­i­tants depuis 2015, nous com­bat­tons au sein de l’IFB1(Inter­na­tion­al Free­dom Batail­lon, batail­lon inter­na­tion­al de libéra­tion). Nous sommes déployés dans des unités regroupant des cama­rades kur­des, turcs, arabes, arméniens, assyriens, azéris, turk­mènes, cir­cassiens, et venant d’Amérique du Nord, d’Océanie ou d’Europe.

Nous pro­posons d’exposer ici cer­tains des enjeux et des per­spec­tives qui nous sem­blent ressor­tir de la sit­u­a­tion présente, plus d’un mois après la reprise de la guerre. Il importe pour ce faire de dévelop­per une analyse qui s’appuie sur les élé­ments relat­ifs aux con­textes poli­tiques pro­pres à chaque côté de la fron­tière tur­co-syri­enne. Mais il nous faut aus­si envis­ager les marges de manœu­vre dont dis­posent les peu­ples du Nord-Est syrien quant à leur éman­ci­pa­tion, aus­si étroites soient-elles. En ce sens, nous devrons aus­si énon­cer les pos­si­bles ouverts par les ren­con­tres fécon­des nées de la sol­i­dar­ité inter­na­tionale qui s’est tis­sée depuis plusieurs années main­tenant au Roja­va. La guerre civile qui fait suite à la révo­lu­tion syri­enne a pris une enver­gure mon­di­ale avec l’implication d’acteurs mul­ti­ples ten­dant à ren­dre les événe­ments dif­fi­cile­ment lis­i­bles, c’est là un lieu com­mun. Nous n’ajouterons pas grand-chose à cela, mais nous tenons à pré­cis­er que notre engage­ment ici est résol­u­ment révo­lu­tion­naire, en ce sens qu’il se pense indépen­dam­ment de toute préférence cul­turelle, eth­nique ou confessionnelle.

En revanche, nous assumons un engage­ment par­ti­san et préférerons, dans les lignes qui vont suiv­re, l’honnêteté à des for­mules trop tièdes : bien que nous conser­vons une dis­tance cri­tique sur sa pra­tique comme sur l’idéologie qui la guide, nous sommes aujourd’hui aux côtés du HBDH2(Mou­ve­ment révo­lu­tion­naire uni des peu­ples), dont l’organisation prin­ci­pale est le PKK 3. Nous avons choisi de nous bat­tre dans le camp des YPG / YPJ 4 parce qu’ils et elles incar­nent une force de libéra­tion pour les Kur­des, mais aus­si et surtout parce qu’ils por­tent dans leur pro­jet poli­tique la pos­si­bil­ité de détru­ire la dépen­dance de tous les peu­ples au con­cept de l’État-nation. Plus encore, c’est avec nos amis du DKP / Bir­lik (Devrim­ci Komü­narlar Par­tisi / Bir­lik : « Par­ti des révo­lu­tion­naires com­mu­nards / unité ») que nous avons choisi de nous organ­is­er. Pour ces amis, le con­cept de Com­mune ne saurait être un totem folk­lorique : se revendi­quer comme com­mu­nard c’est encore et tou­jours rechercher une tra­jec­toire poli­tique irréversible vers l’instauration du com­mu­nisme, hic et nunc.

À tra­vers ces quelques para­graphes, nous souhaitons décrire ce qui peut encore se jouer dans le futur mal­gré les incer­ti­tudes du temps présent. Nous espérons par ailleurs que ce mes­sage don­nera envie à des révo­lu­tion­naires courageux et courageuses de venir se join­dre à nous, ou de nous prêter main forte depuis là où ils demeurent. Si le Roja­va sem­ble dans une mau­vaise pos­ture, ce qui s’y vit est si fort, qu’il serait dom­mage que l’appréhension ne paral­yse l’élan d’un engage­ment cru­cial et con­cret. Ce n’est pas seule­ment l’Histoire qui s’écrit ici, c’est avant tout l’avenir qui se dessine.

L’externalisation de la guerre civile turque

Il n’apparaît pas ou peu dans les analy­ses régulière­ment pro­posées que l’offensive débutée par Erdoğan se situe dans une vaste séquence qui pour­rait se définir comme le pro­longe­ment externe de la guerre civile turque. Quand nous évo­quons ce con­flit, nous ne faisons pas seule­ment allu­sion à l’opposition entre l’AKP5et le peu­ple kurde : nous décrivons simul­tané­ment un proces­sus de vio­lence poli­tique qui fait rage depuis plusieurs décen­nies entre un appareil d’État tou­jours autori­taire, quelque soit la fac­tion qui le domine, et des groupes marx­istes en rup­ture avec le par­ti com­mu­niste ayant fait le choix de la lutte armée et de la clan­des­tinité 6. Les fonde­ments de l’État turc mod­erne por­tent en eux le germe du fas­cisme 7 actuel et sa ten­dance à l’expansionnisme n’a rien de nou­veau. Regarder les chaînes d’information turques que nous recevons au Roja­va nous a fait froid dans le dos : la dynamique à l’œuvre de l’autre côté de la fron­tière laisse présager de ce qui nous attend si nous n’enrayons pas le mythe sécu­ri­taire de l’antiterrorisme. Notre camp a dénon­cé et com­bat­tu l’état d’exception et l’arsenal lég­is­latif de répres­sion poli­tique — hérités ou inspirés des péri­odes les plus som­bres du XXe siè­cle — qui se sont dévelop­pés en Europe, et notam­ment en France. Nous nous retrou­vons aujourd’hui en pre­mière ligne face à un État qui a vu son hypothèse fas­ciste se réalis­er pleine­ment à par­tir de ce sub­strat sécuritaire.

Avec les con­séquences que nous connaissons.

On ne peut analyser cor­recte­ment la présente sit­u­a­tion sans com­pren­dre la nature méta­mor­phe de la poli­tique turque. Des cen­taines de par­tis poli­tiques exis­tent en Turquie, cer­tains ridicule­ment minus­cules (on trou­ve des par­tis de seule­ment quelques dizaines de per­son­nes), qui ne cessent de scis­sion­ner (par­ti­c­ulière­ment à l’extrême gauche, ô sur­prise) ou/puis de s’unir au sein de blocs com­muns. Au sein de ces alliances, un ou deux par­tis majori­taires voient en général des par­tis minori­taires graviter autour d’eux. Ces par­tis, quelle que soit leur taille, provi­en­nent pour presque tous d’anciens par­tis, dis­sous ou inter­dits, et con­tin­u­ent en général sur une ligne poli­tique sim­i­laire ou extrême­ment proche de celle de leur prédécesseur. Le monde poli­tique turc est aus­si pas­sion­nant que com­plexe. Pour l’heure, nous nous focalis­erons d’abord sur le par­ti au pou­voir en Turquie, c’est à dire l’AKP, et ses alliés directs. AKP pour Adalet ve Kalkın­ma Par­tisi, c’est à dire « Par­ti de la Jus­tice et du Développe­ment », et sou­vent appelé par ses par­ti­sans « AK Par­ti », « ak » sig­nifi­ant en turc « clair » ou éventuelle­ment « blanc » (et par exten­sion « pro­pre »). L’AKP est pour­tant loin d’être clair, autant dans son his­toire que dans son fonctionnement.

Issu du FP (Fazilet Par­tisi : « Par­ti de la Ver­tu »), lui même issu du RP (Refah Par­tisi : « Par­ti du Bien-être »), issu du MSP (Mil­lî Selamet Par­tisi : « Par­ti du Salut Nation­al »), l’AKP s’inscrit dans la suc­ces­sion idéologique de tous ceux là ; forte­ment islamo-con­ser­va­teur, pop­uliste, nation­al­iste et libéral à la fois. Au fur et à mesure, le mou­ve­ment dont est issu l’AKP a vu ses par­tis être inter­dits par la Cour con­sti­tu­tion­nelle turque, parce que jugés trop islamistes, et donc con­traire à la laïc­ité kémal­iste. Mais ce mou­ve­ment a eu l’intelligence de savoir se libéralis­er, et donc de gref­fer autour de lui aus­si bien des milieux de droite libérale que d’extrême droite néo-ottoman­iste. Cette stratégie, ain­si que des pres­sions étrangères mal avisées, a per­mis à l’AKP d’éviter d’être inter­dit peu de temps après sa fon­da­tion en 2001. Il a alors con­quis rapi­de­ment le con­trôle des struc­tures éta­tiques, avec notam­ment à sa tête deux de ses fon­da­teurs : Recep Tayyip Erdoğan et Binali Yıldırım, qui au gré de postes gou­verne­men­taux dif­férents, demeurent les hommes forts de l’État turc. Mal­gré un fort mou­ve­ment social de con­tes­ta­tion (2013), des affaires de cor­rup­tion dévoilées au grand jour (prin­ci­pale­ment en 2013/2014), un pré­ten­du coup d’État man­qué (2016), et quelques revers aux élec­tions munic­i­pales (2019), l’AKP est par­venu à se main­tenir au pou­voir jusqu’à se syn­cré­tis­er avec l’État qu’il con­trôle. On dif­féren­cie aujourd’hui dif­fi­cile­ment l’un de l’autre.

Les vic­toires suc­ces­sives de l’AKP, ain­si que le con­trôle presque exclusif des médias turcs, lui ont per­mis d’amorcer un virage plus explicite vers l’extrême droite néo-ottoman­iste, sans risque majeur d’opposition. Cette amorce s’est con­crétisée avec la créa­tion de l’Alliance Pop­u­laire, coali­tion de dif­férents par­tis poli­tiques de droite et d’extrême droite, dont l’AKP et le MHP (Mil­liyetçi Hareket Par­tisi : « Par­ti d’Action Nation­al­iste ») sont les épi­cen­tres. Cette struc­ture bicéphale avec le prin­ci­pale par­ti d’extrême droite rad­i­cale est finale­ment la suite logique d’une stratégie poli­tique menée depuis les années 60 par les courants com­posants aujourd’hui l’AKP. Rap­pelons que le MHP est ultra-nation­al­iste, islamiste, néo-ottoman­iste, en un mot fas­ciste, et ne tente aucune­ment de cacher son affil­i­a­tion avec les Loups Gris (organ­i­sa­tion néo-fas­ciste para-mil­i­taire directe­ment respon­s­able de l’assassinat de plusieurs mil­liers d’intellectuels, mil­i­tants de gauche ou révo­lu­tion­naires, arméniens, kur­des, grecs, etc). MHP et Loups Gris n’auraient pu con­naître un tel développe­ment si l’État turc, soi-dis­ant “kémal­iste et laïc”, n’avait lui-même depuis les années 60 poussé à leur expan­sion dans sa guerre con­tre le com­mu­nisme. Les Loups Gris, depuis présents dans l’ensemble des struc­tures éta­tiques mais par­ti­c­ulière­ment au sein de l’armée, du ren­seigne­ment et de la police, par­ticipent d’ailleurs active­ment à la guerre con­tre le Roja­va, notam­ment au sein de l’Armée Syri­enne Libre (ASL ou « FSA » en anglais) 8 puis de l’Armée Nationale Syri­enne (SNA).

Com­bat­tre l’AKP, c’est donc néces­saire­ment com­bat­tre l’ensemble des groupes qui lui sont affil­iés ou alliés. On ne peut com­pren­dre le fas­cisme au XXIe siè­cle sans con­naître le cas turc. Et l’on ne peut livr­er bataille au fas­cisme turc sans s’attaquer à l’ensemble de ses composantes.

Bien qu’incertain, le con­cept “d’Etat pro­fond”, fut d’abord forgé par des uni­ver­si­taires pour illus­tr­er la réal­ité turque. En vérité, cette expres­sion est davan­tage le résul­tat d’une analyse struc­turelle viciée sur laque­lle de nom­breux fas­cistes fan­tas­ment. Nous lui préférons donc celle de “pro­fondeur de l’Etat”. Et celle de l’Etat turc est abyssale. Celui-ci n’est pas qu’un ensem­ble de struc­tures admin­is­tra­tives, c’est avant tout les inter­ac­tions, ami­cales ou hos­tiles, entre – certes — des ensem­bles poli­tiques (plus ou moins cohérents), mais aus­si des clans, des sectes, et des mafias. Il est indis­pens­able d’être inféodé à l’un d’eux ou l’une d’elles pour exis­ter dans et à tra­vers l’État.

Gezi, dernière offen­sive majeure con­tre le gou­verne­ment (si l’on exclue la mas­ca­rade spec­tac­u­laire du 15/16 Juil­let 2016 9) por­tait à juste titre le com­bat à la fois con­tre l’État, mais aus­si con­tre ceux der­rière lui, ou à ses côtés, c’est à dire l’ensemble de ces réseaux con­ser­va­teurs et fas­cistes. Gezi, et par exten­sion Tak­sim, c’est l’héritage poli­tique récent sur lequel nous devons nous appuy­er pour, de nou­veau, met­tre en dif­fi­culté l’Etat turc et l’AKP, et peut-être même les abat­tre l’un et l’autre.

De l’opposition de quelques écol­o­gistes con­tre l’abattage de plusieurs arbres dans le cen­tre-ville d’Istanbul, à la con­tes­ta­tion générale dans l’ensemble du ter­ri­toire turc et au Bakûr 10, ce mou­ve­ment a porté en lui le génie insurgé qu’il nous faut retrou­ver, et que l’on a aperçu en France récem­ment avec les Gilets Jaunes. Ce n’est pas un hasard si de nom­breux et nom­breuses cama­rades tur­coph­o­nes com­bat­tants aujourd’hui au Roja­va se sont d’abord organ­isés ensem­ble lors de Gezi. De leur pro­pre aveu, « à Gezi, il ne man­quait que le PKK ». Ce dernier effectuera ensuite son auto-cri­tique quand à son absence lors des révoltes.

Les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires turc et kurde payent à présent les con­séquences de cette erreur stratégique. Les émeutes n’ont su devenir une insur­rec­tion victorieuse.

Com­ment donc recréer les con­di­tions de Gezi, com­ment amorcer un nou­veau mou­ve­ment, et com­ment chang­er ce mou­ve­ment en quelque chose d’autre  ?

Il nous faut inter­dire les absents, et pouss­er les présents à la coopéra­tion tac­tique et à la maîtrise tech­nique, c’est à dire dépass­er non seule­ment les cli­vages col­lec­tifs mais surtout réap­pren­dre le sens de l’engagement per­son­nel : s’efforcer d’assimiler des con­nais­sances, les trans­former en com­pé­tences, les partager, les met­tre ensuite en pratique.

S’entraîner, puis s’entraîner encore.
Essay­er, échouer, essay­er à nouveau.

La sat­is­fac­tion insipi­de et creuse d’être mil­i­tant doit dis­paraître pour laiss­er naître le désir d’être com­bat­tant. Nous sommes une armée sans plan de bataille. Devenons notre pro­pre machine de guerre. Nous man­quons rarement d’insurgés, mais dra­ma­tique­ment d’insurrections. Notre puis­sance sem­ble évi­dente aux yeux de l’ennemi quand nous y sommes aveu­gles : ériger la Com­mune, c’est déjà accepter de faire mal­gré la peur, et un peu aus­si, de croire en nous. La ren­con­tre des insurgés est la clef. Le Roja­va est ce lieu de ren­con­tres, et l’État turc le sait : anéan­tir ce que nous con­stru­isons ici est pour lui la garantie de s’acheter quelques années de répit supplémentaire.

Les élé­ments dis­cur­sifs de l’AKP con­stru­isant le réc­it nation­al turc pré­ten­dent se dif­férenci­er du kémal­isme, mais Erdoğan en con­serve les logiques géno­cidaires 11 et mil­i­taristes. L’AKP mène en effet une poli­tique fondée sur l’islamisme qui s’éloigne du laï­cisme de la République d’Atatürk. Le con­cept de néo-ottoman­isme a sou­vent été évo­qué pour décrire l’idéologie dom­i­nante en Turquie lors de la dernière décen­nie. Il est indé­ni­able que l’identité musul­mane sert aus­si bien de sup­port au leader de l’AKP pour ten­ter de cimenter la société turque, que de matrice à sa poli­tique extérieure, dans laque­lle il se met en scène comme le pro­tecteur et meneur de la com­mu­nauté des croy­ants. Cepen­dant, il con­vient aus­si de rap­pel­er que cet expan­sion­nisme sert des intérêts économiques bien réels, dans un pays en crise, englué dans les con­tra­dic­tions du néo-libéral­isme qu’il applique depuis la fin des années 1990.

La guerre en Syrie appa­raît donc comme le seul moyen pour l’AKP de repren­dre la main sur la poli­tique interne en Turquie et de relancer une économie en crise. Le camp d’Erdoğan, en proie aux dif­fi­cultés, joue un dernier coup de pok­er : atta­quer pour détru­ire ce qu’il a minu­tieuse­ment présen­té comme l’ennemi d’État, et de fait comme enne­mi pub­lic, ces dernières années, à savoir le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire kurde et turc.

Per­dre du ter­rain ici pour­rait provo­quer sa chute.

L’histoire récente turque se con­fond avec un état d’urgence per­ma­nent ponc­tué d’une série de putschs. Qu’ils aboutis­sent ou non, ces coups d’état vien­nent tou­jours ren­forcer l’appareil sécu­ri­taire et créent des seuils parox­ys­tiques dans les phas­es répres­sives menées par l’armée, la police et des groupes nation­al­istes, à par­tir desquels il sem­ble très dif­fi­cile de revenir en arrière 12. Rap­pelons qu’en 1971, des mil­liers de per­son­nes furent tuées, tor­turées ou empris­on­nées suite au coup d’État de l’armée. En 1980, c’est une généra­tion entière de révo­lu­tion­naires qui sera anéantie par la réaction.

Cer­taines familles sont tou­jours sans nou­velles de leurs proches disparus.

Depuis cette péri­ode, seul le PKK a réus­si a se main­tenir suff­isam­ment fort et s’agrandir pour incar­n­er la résis­tance, du fait de sa spé­ci­ficité iden­ti­taire. S’il est dans l’ADN des États mod­ernes de suiv­re une logique qui con­jugue l’accroissement de leur puis­sance mil­i­taire à un ren­force­ment con­stant de leur appareil polici­er, l’État turc porte cette ten­dance à une inten­sité extrême. Cela fait bien longtemps qu’il ne fait plus de dis­tinc­tion claire entre ses activ­ités mil­i­taires et poli­cières, mais surtout, il ne sem­ble désor­mais n’y avoir aucune dif­férence fon­da­men­tale entre les opéra­tions intérieures et extérieures qu’il mène.

La Turquie est prob­a­ble­ment le pays qui con­naît la plus longue des guer­res civiles, et elle est assuré­ment la seule puis­sance de l’OTAN qui effectue des frappes aéri­ennes sur son pro­pre territoire.

Il est utile de s’arrêter quelques instants sur ce qui con­stitue les forces d’infanterie de l’opération « Source de Paix ». L’armée turque utilise son avi­a­tion et des attaques de drones, et elle déploie ses forces spé­ciales ain­si que des véhicules blind­és et de l’artillerie au sol. Mais le gros de ses fan­tassins se com­pose de groupes issus de l’ancienne ASL ou de la province d’Idlib, dont elle s’offre les ser­vices, et qui se sont récem­ment unis sous l’appellation « d’Armée Nationale Syri­enne ». L’idéologie qui ani­me ses dif­férents mem­bres est vari­able. Beau­coup se revendiquent en effet du nation­al­isme syrien et en oppo­si­tion au Régime de El-Assad. Tous ces groupes sont islamistes. Cer­tains s’affichent comme néo-ottoman­istes ou cherchent à pro­mou­voir le nation­al­isme turc. On a enten­du, ça et là, que les revers suc­ces­sifs qu’ils ont subit face à l’État Islamique, les FDS ou le Régime les auraient « con­traint » à adopter la logique de mer­ce­nar­i­at qu’ils suiv­ent aujourd’hui. Voilà une bien curieuse manière d’euphémiser les pra­tiques igno­bles de ces hommes sur le ter­rain. Exé­cuter des civils, vio­l­er, réduire en esclavages des femmes ou piller en échange d’une sol­de fournie par une puis­sance de l’OTAN n’est en rien une « con­trainte ». C’est un choix délibéré émanant d’une vison du monde reposant sur la dom­i­na­tion. Les exac­tions et crimes de guerre qu’ils répè­tent depuis plusieurs années, ain­si que le patron­age qu’ils recherchent auprès de l’AKP pour obtenir un sou­tien financier mon­tre bien que ces com­bat­tants ne sont ani­més par aucune volon­té révo­lu­tion­naire, mais seule­ment par un nihilisme favorisé par une sit­u­a­tion de guerre qui s’éternise. Remar­quons que si la plu­part de ces groupes ne peu­vent être qual­i­fiés de dji­hadistes en rai­son des nation­al­ismes qu’ils défend­ent 13, ils ont été rejoint par un grand nom­bre d’anciens com­bat­tants de l’État Islamique et du Front Al-Nos­ra, en rai­son de l’ethos sim­i­laire qu’ils parta­gent. Par ailleurs, il est évi­dent que le racisme anti-kurde sert de ciment à la SNA.

Voilà donc les adver­saires qui nous font face aujourd’hui.

Marx par­le de con­tra­dic­tions, les sol­dats de brèch­es, nous d’incohérences.

Quelles qu’elles soient, elles con­stituent tou­jours une faille dans le dis­posi­tif adverse, une faille à exploiter. La faille est notre champ de bataille. Il nous faut veiller, autant que pos­si­ble, à ne jamais laiss­er le choix du ter­rain à l’adversaire. Le rap­port de force étant de toute façon asymétrique, on ne peut le réduire qu’en changeant la nature du lieu et du mode d’affrontement, même si cela ne sig­ni­fie pas que l’avantage de l’un et l’autre nous est néces­saire­ment acquis.

En tout état de cause, c’est le ter­rain qui commande.

La per­spi­cac­ité du PKK a tou­jours été d’occuper tous les ter­rains. Légaux et illé­gaux, poli­tiques et mil­i­taires, struc­turels et affini­taires. Il faut recon­naître au mou­ve­ment révo­lu­tion­naire kurde un cer­tain brio quand à sa capac­ité de mobil­i­sa­tion et d’adaptation. Le fait est que nous voyons autant d’acuité stratégique dans le lègue de Clause­witz que celui d’Ocalan 14. La nou­velle doc­trine mil­i­taire pour l’organisation de l’armée prussi­enne du pre­mier a per­mis à celle-ci de vain­cre les armées français­es du 19e siè­cle, les principes organ­i­sa­tion­nels et tac­tiques du sec­ond ont su con­stru­ire un par­ti au rap­port de force rarement égalé (pour une organ­i­sa­tion clan­des­tine), dis­posant d’une guéril­la dévouée et de ram­i­fi­ca­tions internationales.

Chez les deux, guerre et poli­tique sont de fait intrin­sèques l’une à l’autre.

Le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire kurde tire par­ti d’une force mil­i­taire con­séquente. Une force mil­i­taire ne se con­stitue comme telle que si, à l’origine puis dans la pro­lon­ga­tion de son activ­ité, elle se main­tient par un cadre cohérent et peut s’appuyer sur un noy­au dur. Répé­tons que nous par­lons là de force mil­i­taire, et non d’organisation révo­lu­tion­naire, plus large. La force mil­i­taire n’est que la car­ac­téri­sa­tion armée d’une frac­tion de l’organisation générale.

Un cadre cohérent, donc, ne sig­ni­fie pas qu’en son sein n’existent pas d’incohérences, mais que ces inco­hérences internes ne sauraient être suff­isantes pour men­ac­er l’intégrité générale.

Un noy­au dur n’a pas besoin de croître de façon expo­nen­tielle. Il lui faut seule­ment demeur­er solide et con­tin­uer d’agréger autour de lui assez d’énergie vitale.

L’important est d’opposer à l’ennemi un exosquelette sur lequel buter et d’offrir à ses amis un endosquelette sur lequel s’appuyer. Entre le cadre et le noy­au, les formes de vies com­bat­tantes peu­vent se ren­con­tr­er et pro­lifér­er, qu’elles choi­sis­sent de fusion­ner ou de se sépar­er, elles demeurent dans un tout con­sis­tant, à défaut d’être intact.

Une force mil­i­taire peut choisir de se regrouper ou de se dis­pers­er. Mais elle garde la liaison.

Une force mil­i­taire, c’est avant tout un réseau aus­si bien défen­sif qu’offensif. Elle résiste aux attaques de l’ennemi, et si elle aperçoit une brèche dans le camp opposé, elle doit s’y engouffrer.

La force mil­i­taire du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire kurde a inlass­able­ment fait preuve de dévo­tion à la cause qu’elle défend et de résilience face aux dif­fi­cultés qu’elle tra­verse. Si nous lui adres­sons plusieurs cri­tiques (aus­si bien sur le plan struc­turel qu’idéologique, et fonc­tion­nel que social), nous devons admet­tre qu’elle nous impres­sionne. C’est grâce notam­ment à sa résis­tance (dite “héroïque”, mais à franche­ment par­ler, l’héroïsme ne nous intéresse guère) à Kobane qu’elle a per­mis à une large frange du milieu révo­lu­tion­naire occi­den­tal de décou­vrir la lutte du peu­ple kurde, ou en tout cas de lui rap­pel­er son existence.

Kobane, c’est l’expression du génie de la guéril­la, de la force de con­vic­tions idéologiques et de l’habileté poli­tique du PKK. Début Sep­tem­bre 2014, les troupes de l’État Islamique ont encer­clé la ville, à la fron­tière Nord-Syri­enne et Turque. Côté Roja­va, quelques mil­liers de com­bat­tants prin­ci­pale­ment kur­des (mais aus­si arabes et turcs) affron­tent un enne­mi trois fois plus nom­breux. De l’autre côté, l’État turc s’assure qu’aucune aide ne puisse par­venir aux kur­des acculés. Pire, il four­nit logis­tique et ren­seigne­ment aux assail­lants islamistes. Ces derniers dis­posent égale­ment d’armes lour­des et de chars d’assaut, con­traire­ment aux kur­des. Mal­gré l’asymétrie évi­dente de la sit­u­a­tion, les forces kur­des vont résis­ter pen­dant 5 mois et même lancer une con­tre-offen­sive vic­to­rieuse. La bataille de Kobane ne peut être racon­tée en quelques lignes, nous nous con­tenterons donc d’isoler les élé­ments qui ont per­mis une telle victoire.

D’abord le dévoue­ment des assiégés, ceux-ci étant à la fois issus de struc­tures poli­tiques locales mais égale­ment de com­bat­tants venus du Kur­dis­tan turc et irakien. On notera aus­si la présence de forces arabes de l’Armée Syri­enne Libre 15 aux côtés des kur­des, qui avant même l’engagement de la coali­tion inter­na­tionale avaient choisi de se bat­tre avec les YPG et YPJ con­tre l’EI et autres groupes islamistes radicaux.

Ensuite, la sagac­ité tac­tique des défenseurs qui ont, d’une manière générale, dévelop­pé des tech­niques de com­bat adap­tées à leurs moyens et besoins.

Enfin, la réus­site du jeu diplo­ma­tique du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire kurde, qui a su obtenir l’aide de la coali­tion, puis d’autres acteurs (comme le Gou­verne­ment Région­al du Kur­dis­tan irakien) mal­gré l’opposition vir­u­lente de l’État turc, et faire con­naître au monde son incroy­able résistance.

Kobane est aux révo­lu­tion­naires kur­des ce que Gezi est à leurs cama­rades turcs : un exem­ple écla­tant du tri­om­phe de la com­mune, et un héritage poli­tique devenu objec­tif à reproduire.

Ce qu’il nous faut surtout, c’est iden­ti­fi­er nos défail­lances. Ne pas offrir de pris­es à l’ennemi. Si nos aspérités ne sont pas assez tran­chantes, alors devenons liss­es, soyons insaisissables.

Nous avons con­nus des échecs et des humil­i­a­tions. Afrin et Serekaniye en sont. Des fautes poli­tiques et mil­i­taires intolérables ont été com­mis­es et nous nous devons de les con­naître et recon­naître. Nous admet­tons être fail­li­bles, mais cela ne saurait être suff­isant, il faut appren­dre au mou­ve­ment, aux mou­ve­ments, à se résor­ber rapi­de­ment pour ne pas disparaître.

En cela notre guerre est aus­si une guerre con­tre l’ego et le men­songe. Admet­tre sa faib­lesse et ses lacunes est un principe fon­da­men­tal de l’engagement révo­lu­tion­naire sincère.

Cela ne sig­ni­fie pas que nous ne fer­ons pas d’autres erreurs.

Aus­si dés­espérée soit-elle, l’époque laisse une fenêtre de tir inédite pour les révo­lu­tion­naires turcs et kur­des. Cette généra­tion qui a con­nu Gezi et Kobane, dont une par­tie a rompu avec une idéolo­gie marx­iste trop ortho­doxe et large­ment décon­nec­tée des réal­ités de notre temps, est cer­taine­ment la plus à même de catal­yser la dynamique de révolte crois­sante dans son pays. Elle pour­rait aus­si ne pas sur­vivre à une pos­si­ble défaite mil­i­taire au Rojava.

Nous devons donc être à ses côtés, par tous les moyens dont nous disposons.

Car la volon­té de dom­i­na­tion de l’AKP ne s’arrête pas à ses fron­tières. Seule une sol­i­dar­ité inter­na­tionale forte avec les pop­u­la­tions du Nord-Est syrien, ici mais aus­si partout dans le monde, pour­ra met­tre fin à cette dynamique mortifère.

Les forces démocratiques syriennes dans l’étau géopolitique régional

L’invasion autom­nale de l’État fas­ciste turc s’est faite avec la com­plai­sance des puis­sances mon­di­ales et régionales. Inutile de pré­cis­er que le régime d’El-Assad sort aus­si — mal­gré ses dia­tribes et ses plaintes répétées con­cer­nant son « intégrité ter­ri­to­ri­ale » — comme l’un des prin­ci­paux vain­queurs diplo­ma­tiques de ces dernières semaines. Nous sommes à ce titre attristés de con­stater l’éternelle oblig­a­tion pour les kur­des de com­pos­er ou négoci­er avec les états impéri­al­istes pour ensuite subir d’inévitables trahisons. Sans cesse réduits au sim­ple statut de force d’appui par les puis­sances régionales ou occi­den­tales, sans jamais béné­fici­er d’aucune con­sid­éra­tion pour leur désir d’émancipation, ils gar­dent cette image d’un peu­ple libre au des­tin tragique.

Le retour du régime dans le Nord-Est syrien suite à l’accord qu’ont dû accepter les FDS ne présage rien de bon pour la suite. Cet arrange­ment est mil­i­taire : cela sig­ni­fie que mal­gré les déc­la­ra­tions du clan Assad, il n’offre pas de garanties poli­tiques. Comme le rap­pelait Leila Al Sha­mi, aucune des promess­es faites par le Régime dans les régions qu’il a récupérées ne fut tenue, et la répres­sion y a été ter­ri­ble 16.

S’allier à Scyl­la pour ten­ter d’empêcher un géno­cide de Charybde n’est pas une per­spec­tive poli­tique désir­able. Les FDS l’ont à défaut jugée vitale et nous respec­tons ce choix, car la vie de cen­taines de mil­liers de per­son­nes est en jeu. Il est évi­dent que cette déci­sion ne peut se jus­ti­fi­er au nom d’un stu­pide camp­isme, déguisé en « anti-impéri­al­isme » qu’incarnerait Bachar El-Assad. Nous savons quels sont les crimes qu’a com­mis le régime Syrien, et n’importe quel com­bat­tant des FDS en est con­scient, con­traire­ment à cer­tains imbé­ciles de la gauche française.

Le Régime Baa­siste a encour­agé la for­ma­tion mil­i­taire du PKK dans les années 1980, c’est un fait his­torique, qu’il faut cepen­dant replac­er dans le con­texte de la résis­tance pales­tini­enne auquel le PKK, au même titre que d’autres organ­i­sa­tions révo­lu­tion­naires, a par­ticipé active­ment. Le Par­ti Baas Syrien a en effet aidé le mou­ve­ment kurde à créer des camps d’entraînement en Syrie et au Liban, à par­tir desquels des mil­i­tants sont par­tis com­bat­tre la coloni­sa­tion israéli­enne. Notons que cette coopéra­tion n’a pas duré : Abdul­lah Ocalan fut expul­sé de Syrie et les bases arrière du PKK furent fer­mées, à la faveur d’un apaise­ment des rela­tions entre le Régime et la Turquie dans la fin des années 1990. Nous prenons le temps de ce détour his­torique afin de clar­i­fi­er cer­taines allé­ga­tions mal­saines faisant du PKK un sou­tien his­torique et incon­di­tion­nel du Régime, dont le but est de pro­mou­voir au sein du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire occi­den­tal une forme de sym­pa­thie pour les groupes de mer­ce­naires islamistes au ser­vice de la Turquie, au motif que ceux-ci seraient d’anciens élé­ments de l’Armée Syri­enne Libre. Rien n’est plus stu­pide. La répres­sion qu’ont subi les kur­des de Syrie, notam­ment au début des années 2000 17, devrait suf­fire à nous rap­pel­er de ne pas tomber dans ce type de raison­nements simplistes.

La ques­tion kurde reste l’un des grands impen­sés de la révo­lu­tion syri­enne, mal­gré tous les hori­zons qu’elle a ouvert pour le Moyen-Ori­ent. De nom­breux écrits ont pro­posé d’analyser la défaite des révo­lu­tion­naires syriens en rai­son de leur inca­pac­ité à exis­ter au milieu de groupes armés islamistes rad­i­caux ou dji­hadistes, ayant des con­nec­tions inter­na­tionales pour organ­is­er la logis­tique et financer leur oppo­si­tion mil­i­taire au Régime. Nous souhai­te­ri­ons ajouter à cela que le manque de con­sid­éra­tion pour les minorités dans le cadre d’un proces­sus révo­lu­tion­naire par­fois trop cen­tré sur l’identité syri­enne fut aus­si l’un de leurs points faibles. C’est pourquoi, au grand dam de cer­tains obser­va­teurs, le PYD18 ne s’est pas préoc­cupé d’un mou­ve­ment exclu­ant de fac­to la ques­tion kurde en con­ser­vant une approche basée sur le nation­al­isme syrien.

Les kur­des ont tou­jours mené une stratégie transna­tionale con­cer­nant leur éman­ci­pa­tion, puisque de toute façon, les révoltes qu’ils ont mené pour se défaire de l’oppression n’ont jamais été soutenues par l’opposition syri­enne avant la guerre. Plus générale­ment, sachant qu’il ne pour­ra jamais arracher son autonomie des puis­sances régionales sur un plan pure­ment mil­i­taire, le PKK a con­stru­it une machine de guerre qui déploie de nom­breuses cir­cu­la­tions à tra­vers les fron­tières (armes, combattant.e.s, finance­ments, savoirs-faire…), dont les objec­tifs ne sont jamais pen­sés selon une dynamique interne au ter­ri­toire des états sur lesquels il opère.

Lorsque la guerre a suc­cédé à la révo­lu­tion, les kur­des ont util­isé les dépôts d’armement et de muni­tions du Régime afin de libér­er les ter­ri­toires que ce dernier avait aban­don­né aux mil­ices dji­hadistes ou islamistes, pour se redé­ploy­er à l’ouest. Les com­bats ayant fait rage ont opposé le mou­ve­ment kurde à des groupes tels que le Front Al-Nos­ra ou le Ahrar Al-Sham, dont le pro­gramme poli­tique n’est pas franche­ment proche d’une éthique révo­lu­tion­naire, n’en déplaise à cer­tains… Il est bien évidem­ment inutile de présen­ter le groupe État Islamique con­tre lequel les YPG/YPJ ont lut­té jusqu’au print­emps 2019.

Au milieux de ces con­flits mul­ti­ples, les kur­des ont déclaré leur autonomie à l’automne 2013. Cette procla­ma­tion à laque­lle s’est opposée le Régime fut égale­ment perçue comme une « trahi­son » par une par­tie de l’ancienne Armée Syri­enne Libre. Nous pour­rions légitime­ment nous pos­er la ques­tion de savoir ce que fai­saient ces per­son­nes quand le régime tirait à balle réelles sur des man­i­fes­tants kur­des moins de dix ans plus tôt, et que cer­tains d’entre eux étaient arrêtés et tor­turés par les ser­vices secrets syriens. Nous nous con­tenterons de réaf­firmer que le réc­it men­songer présen­tant la mise en place d’une enclave autonome par les kur­des pen­dant la guerre civile syri­enne comme un « sim­ple lègue » du Régime insulte la mémoire des mar­tyrs tombés con­tre des groupes dji­hadistes ou islamistes. Et nous tenons à rap­pel­er égale­ment que des com­bats ont bien existé entre les YPG/YPJ et les forces pro-Assad pour le con­trôle de cer­taines villes, dans lesquels de nom­breux cama­rades ont trou­vé la mort. La stratégie à l’égard des forces du Régime a d’ailleurs prin­ci­pale­ment con­sisté à faire un grand nom­bre de pris­on­niers, afin de les échang­er avec des mil­i­tants kur­des qui étaient tou­jours empris­on­nés. Le Régime n’a pas libéré de bonne grâce des mil­i­tants révo­lu­tion­naires, il les a relâchés con­tre la libéra­tion de ses pro­pres partisans.

{{}}Comme ce fut le cas à Kobane, des groupes de l’ASL ont rejoint les FDS à mesure que le con­flit se pour­suiv­ait. Au moment de la bataille de Raqqa, plusieurs d’entre eux 19 ont pris la déci­sion de se bat­tre aux côté des FDS, puis de fusion­ner avec celles-ci au mois d’octobre 2017. Mais c’est aus­si le cas de « l’Armée des Révo­lu­tion­naires » (Jaysh Al-Thuwar), de la « Brigade Démoc­ra­tique du Nord » (Liwa al-Shamal al-democ­ra­ti), et de la « Brigade des Révo­lu­tion­naires d’Idlib », pour ne citer qu’eux, qui com­bat­tent actuelle­ment les mil­ices pro-turques de la SNA à nos côtés. Les élé­ments de l’ASL por­tant une idéolo­gie non-réac­tion­naire ont donc pour beau­coup rejoint les FDS, d’autres ont mal­heureuse­ment été vain­cus. Cer­tains sur­vivent dif­fi­cile­ment entre les frappes du Régime et les groupes con­tre-révo­lu­tion­naires ou dji­hadistes dans la province d’Idlib. Nous refu­sons tout posi­tion­nement néga­tion­niste vis à vis du Print­emps Arabe en Syrie et des créa­tions sin­gulières qui en sont issues. Mais nous refu­sons égale­ment toute approche de la sit­u­a­tion qui tiendrait le mou­ve­ment kurde pour respon­s­able de l’échec d’un dia­logue fécond entre les deux proces­sus révo­lu­tion­naires qui ont par­cou­ru la région depuis 2011.

C’est donc la Russie qui appa­raît comme la puis­sance dom­i­nante sur l’échiquier local : jouant sur deux tableaux, elle sou­tient à la fois Bachar El-Assad dans sa sanglante recon­quête de la province d’Idlib, tout en veil­lant à laiss­er une très large pos­si­bil­ité d’intervention aux forces turques dans le Nord-Est. Notons qu’aujourd’hui, sur le plan inter­na­tion­al, aucune puis­sance n’ose s’opposer à la Turquie : celle-ci a la main­mise sur des enjeux géos­tratégiques bien trop impor­tants pour être stop­pée. Ici aucun cessez-le-feu n’a eu d’existence réelle et les com­bats se pour­suiv­ent sans relâche, semaines après semaines. L’accord d’octobre ne nous apporte que peu d’atouts mil­i­taire­ment, tant l’armée du Régime est faible et lâche sans le sou­tien de Moscou, et il privera bien cer­taine­ment les pop­u­la­tions du Roja­va de nom­breux acquis de la Révo­lu­tion. Il offre par ailleurs une nou­velle oppor­tu­nité au Par­ti Baas Syrien de réprimer ses opposants poli­tiques. Mais pour les FDS, négoci­er avec El-Assad était le seul moyen pour que l’une des grandes puis­sances mon­di­ales, la Russie, mod­ère les vel­léités turques. Nous enten­dons par le terme « mod­ér­er », le faible espoir que le Krem­lin refuse à Ankara une inva­sion totale de la « Safe Zone ». La déf­i­ni­tion de cette dernière est très aléa­toire : c’est avant tout l’État turc qui décide actuelle­ment de son expansion.

Cette approche stratégique liée à une sit­u­a­tion de guerre laisse néces­saire­ment des regrets amers sur le plan poli­tique, car elle démon­tre l’impossibilité pour les FDS d’incarner simul­tané­ment une résis­tance face au fas­cisme turc et une alter­na­tive totale à la dic­tature baasiste.

Mais peut-on, au nom d’une pureté idéologique hors-sol, exiger le sui­cide d’une armée non-éta­tique qui, après avoir per­du 11 000 de ses combattant.e.s face à la ter­reur dji­hadiste, a été aban­don­née par tous ? Peut-on accepter les crimes de masse et le net­toy­age eth­nique déjà à l’œuvre entre Serekaniye et Til Temir ? Doit-on laiss­er tomber un à un les acquis révo­lu­tion­naires nés de la vic­toire sur l’État Islamique ?

De notre côté, nous savons ce qu’il nous reste à faire. Nous nous refu­sons à la pas­siv­ité et nous lut­terons à côté de nos amis, mil­i­taires et civils, quel que soit la nature de la men­ace qui pèse sur elles et eux, et ce pour éviter le pire. Le sim­ple fait d’observer les exac­tions com­mis­es sur les civils par l’armée turque et ses prox­ies nous rap­pelle la néces­sité de men­er une lutte antifas­ciste sur le terrain.

Comme pour ses incar­na­tions passées ou récentes, des révoltes serviles de l’empire Romain à la grande insur­rec­tion paysanne de 1525, de 1871 à la ZAD de Notre-Dame des Lan­des, nous nous situons actuelle­ment au point de ten­sion que vit la Com­mune à chaque fois qu’elle est exposée à la men­ace de son écrase­ment ou de sa nor­mal­i­sa­tion. Ces ques­tions se posent à ses par­ti­sans à mesure que l’expérience com­mu­nale grandit jusqu’à devenir un kyste dans le tis­su impér­i­al. Com­ment se défendre mil­i­taire­ment lorsque l’autonomie acquise pousse l’empire à choisir l’anéantissement de nos forces ? Com­ment doit-on négoci­er, et avec qui, pour préserv­er ce qui s’est con­stru­it au prix de tant d’efforts ? Cette com­po­si­tion détru­ira t‑elle l’originalité des rap­ports poli­tiques nées au cœur de cet espace arraché à la tyran­nie ? Mieux vaut-il mourir ou disparaître ?

Il n’y aura jamais de réponse pré-écrite à ces interrogations.

Dans le con­texte qui est le nôtre, au Roja­va, nous savons qu’il fau­dra oppos­er à l’invasion turque une résis­tance mil­i­taire suff­isam­ment con­séquente pour à la fois ren­dre la guerre bien trop coû­teuse à l’AKP, et con­stituer une puis­sance offen­sive qui décourage le Régime de se lancer dans une reprise en main totale de ces ter­res libres. Mais les exem­ples his­toriques mon­trent qu’une vic­toire s’effectuant sur un plan pure­ment mil­i­taire n’est ni pos­si­ble, ni même souhaitable. La Com­mune ne se résume pas à un ter­ri­toire délim­ité par des com­bat­tants et des com­bat­tantes qui le défend­ent, quand bien même ils ou elles sont des révo­lu­tion­naires : elle se définit à par­tir d’un ensem­ble d’affects, d’outils poli­tiques d’organisation et de liens de sol­i­dar­ité tis­sés entre les com­mu­nards et les com­mu­nardes, ain­si que par les cir­cu­la­tions et les rela­tions de sou­tien récipro­ques qu’elle déploie vers l’extérieur.

Perspectives révolutionnaires dans  un Rojava en Guerre

À l’issue de ce tableau assez som­bre, il nous reste mal­gré tout bien des options aujourd’hui. Le 21e siè­cle sem­ble esquiss­er la fin de toute pos­si­bil­ité d’avoir une lec­ture claire de la répar­ti­tion des puis­sances plané­taires et de la ligne de destruc­tion qu’elles pro­jet­tent. Les rival­ités géopoli­tiques des « grands » don­nent nais­sance à des con­tra­dic­tions à par­tir desquelles nous pou­vons créer des espaces libérés de leur domination.

Nous occupons donc les inter­stices d’un monde où les états ne sont plus que les par­ties d’une machine de guerre glob­ale qui s’est autonomisée.

Ça et là, au milieu des ruines et de la fureur, nais­sent des expéri­ences révo­lu­tion­naires, impar­faites et impures, qui ont le mérite d’exister et de rompre avec la froideur du cap­i­tal­isme et de sa ter­ri­ble uni­for­mité. La capac­ité pour nous autres — qui voulons vivre autre-chose — d’y par­ticiper ardem­ment, offre un défi de taille pour l’internationalisme. De ce point de vue, le Roja­va reste sans aucun doute la réus­site la plus aboutie de ces dernières années. La pos­si­bil­ité de créer une com­mu­nauté de lutte à tra­vers des sol­i­dar­ités hor­i­zon­tales se fait ressentir.

Mal­gré des dif­férences mar­quées dans la manière dont sont pro­duites nos sub­jec­tiv­ités poli­tiques, nous pen­sons qu’il est pos­si­ble de par­ler un lan­gage com­mun avec les révo­lu­tion­naires du Moyen-Ori­ent, pré­cisé­ment à par­tir de notre rap­port à la com­mune. Si notre engage­ment actuel s’est tourné vers le Roja­va, c’est que nous avions eu l’intuition qu’il réac­ti­vait, tout en demeu­rant si sin­guli­er, des atmo­sphères que nous avions pu approcher par la mémoire révo­lu­tion­naire, et que nous avions vécu directe­ment sur la ZAD, dans les cortèges et sur les rond-points de France.

En kurde le mot heval provient du con­cept plus large de rihe­val qui fait référence au « com­pagnon de route ». Heval désigne aus­si bien le cama­rade que l’ami : à par­tir de ce dou­ble sens s’orchestre une forme d’amitié poli­tique immé­di­ate qui prend corps dès la ren­con­tre. Quiconque à con­nu les milieux mil­i­tants européens sait bien qu’il n’y est pas sys­té­ma­tique­ment naturel de s’aider entre « cama­rades ». Plus encore, la bien­veil­lance en est sou­vent absente. Ici les failles per­son­nelles ne sont pas exploitées pour rabaiss­er l’autre : on essaye de les combler col­lec­tive­ment, par l’entraide et la cri­tique, qui est un out­il pour que cha­cun s’améliore. On ne trou­ve donc ni com­péti­tion dans la rad­i­cal­ité, ni course à la « safi­tude ». Jamais un ou une heval, ne se revendique comme vic­time. Le terme serait pour elle ou lui insul­tant. Pren­dre soin de l’autre, ce n’est pas par­ticiper à une com­plai­sance vic­ti­maire, mais for­muler et acter les moyens d’accroître sa puis­sance, notre puissance.

Ce qui devrait inquiéter les ser­vices de ren­seigne­ment et quelques jour­nal­istes fli­cophiles de Médi­a­part, ce n’est pas le maniement d’armes par plusieurs mil­i­tants inter­na­tion­al­istes, mais les cir­cu­la­tions révo­lu­tion­naires entre un espace où la force col­lec­tive imprègne les formes de vie avec une extrême inten­sité, et la France, qui à con­nu depuis le 17 novem­bre 2018, la plus grande offen­sive con­tre la poli­tique clas­sique depuis mai 68. Ce que l’État bour­geois ne com­pren­dra jamais, c’est que ces cir­cu­la­tions révo­lu­tion­naires ne lui sont pas préhen­si­bles car il ne s’agit pas là d’individus, mais d’une sen­si­bil­ité partagée du com­mun par delà les fron­tières. Ce n’est pas un hasard si le Roja­va fut maintes fois évo­qué dans des assem­blées de Gilets Jaunes.

Il y a là quelque chose dans la pra­tique et la sol­i­dar­ité quo­ti­di­enne, qui se situe au-delà de toute idéolo­gie. Nous sommes loin d’être de fer­vents apoïstes 20, et nous por­tons un ensem­ble de cri­tiques à l’égard des écrits théoriques d’Ocalan. Mais il est indé­ni­able que le mou­ve­ment kurde sait faire exis­ter dans la prax­is quelque chose qui rompt avec les ambiances froides des espaces où domi­nent les tech­niques de gouvernement.

La mémoire col­lec­tive kurde entre­tient le réc­it de celles et ceux tombés au com­bat, for­mant ain­si une com­mu­nauté de lutte au sein de laque­lle les morts et les vivants con­tin­u­ent d’exister ensem­ble. La « mar­ty­rolo­gie » sou­vent décriée par les milieux mil­i­tants européens fait pour­tant sens ici, dans un espace où la guerre est une réal­ité quo­ti­di­enne. À l’instar du Chi­a­pas où ceux qui sont encore présents côtoient les dis­parus par le port d’un masque qui ®appel­lent leur présence, les por­traits des șehid 21 ornent les maisons et les rues. Quiconque a assisté à la céré­monie d’adieu à un com­bat­tant ou une com­bat­tante tombé.e, a néces­saire­ment été mar­qué par l’atmosphère si par­ti­c­ulière qui s’en dégage, et nous rap­pelle qu’en dépit de dif­férences cul­turelles et anthro­pologiques mar­quées, il n’y a pas si longtemps en Europe égale­ment, la force col­lec­tive du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire s’exprimait lors des funérailles de ses membres.

Nous con­sta­tons que le con­flit syrien, bien qu’il aie créé les con­di­tions d’une éman­ci­pa­tion pour un si grand ter­ri­toire, impose des néces­sités quo­ti­di­ennes aux YPG/YPJ, ayant ten­dance à frein­er les trans­for­ma­tions sociales. Rap­pelons que plus de la moitié de leur bud­get est alloué à la guerre, autant de moyens qui échap­pent aux habi­tants de ces ter­res qui ne com­bat­tent pas. Le Roja­va est une région très pau­vre, et il nous sem­ble qu’une forme de bureau­cratie mil­i­taire a ten­dance à capter une part impor­tante des ressources en présence. Mais il est cer­tain que c’est la pres­sion des puis­sances impéri­al­istes qui pro­duit ce cli­mat de ten­sion néfaste à l’épanouissement pop­u­laire. Par ailleurs, il est évi­dent que si cer­taines des richess­es de la région ont été col­lec­tivisées, l’économie du Roja­va repose encore en grande par­tie sur le marché et la petite pro­priété. 22 La lutte doit donc se pour­suiv­re, mal­gré l’ouverture d’un nou­veau front le mois dernier. Et si nous émet­tons des réserves sur cer­tains aspects de l’organisation rojavi, cela ne nous con­traint nulle­ment à nous dis­tanci­er de nos amis qui se bat­tent pour la préserv­er, et se don­ner la chance de l’améliorer. Il serait en effet plus facile de rester der­rière nos écrans, dans nos tristes métrop­o­les, gris­es et pacifiées.

 

Le car­can de l’État-nation et ses logiques exclu­sives n’est en rien une fatal­ité pour la région et s’il existe un exem­ple probant de cette cer­ti­tude, c’est le Roja­va. Sur le front où nous nous trou­vons, de nom­breuses organ­i­sa­tions mil­i­taires regroupent des com­bat­tants kur­des, arabes, arméniens, assyriens, car les FDS incar­nent ce mod­èle mul­ti-eth­nique et mul­ti-con­fes­sion­nel qui s’est élaboré ces dernières années à la faveur du Con­fédéral­isme Démoc­ra­tique 23.

Nous avons aus­si pu con­stater les avancées réelles apportées aux femmes par le mou­ve­ment fémin­iste. Aujourd’hui, les lois de l’administration autonome leur garan­tis­sent des droits inex­is­tants aupar­a­vant. Cette lutte pour l’émancipation se tran­scrit dans la pra­tique. Les femmes sont représen­tées à part égale dans les con­seils de quarti­er ou dans les organes déci­sion­naires admin­is­trat­ifs. Des vil­lages et lieux d’accueil 24 pour celles qui ont dû fuir la vio­lence patri­ar­cale ou qui se sont retrou­vées isolées suite à la guerre, on été con­stru­its. Sur le plan mil­i­taire, elles occu­pent aus­si des hautes fonc­tions du com­man­de­ment. Si le patri­ar­cat est encore indé­ni­able­ment ancré dans la société, le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire kurde, bien qu’imparfait sur la ques­tion de l’émancipation des femmes, n’en n’est pas moins por­teur d’une réelle appli­ca­tion de principes fémin­istes rad­i­caux. Et ce, à une échelle bien plus large et con­crète que nom­bre de mou­ve­ments bour­geois occi­den­taux. Ici on ne par­le pas de women’s empow­er­ment, mais de libéra­tion des femmes.

Il est évi­dent que la mise en avant de la démoc­ra­tie comme mot d’ordre de la Révo­lu­tion au Roja­va peut nous sem­bler pour le moins déroutant, nous qui avions lut­té con­tre tout ce que l’Occident avait pu pro­duire de désas­treux en son nom. Mais la pos­si­bil­ité d’une action poli­tique pour tous, dégagée de la tyran­nie d’un État qui monop­o­lise le pou­voir à tous les niveaux de nos exis­tences, nous paraît renouer avec ce qui s’est dél­ité ou per­du en Europe. Le mou­ve­ment kurde suit une per­spec­tive polit­co-stratégique inspirée du munic­i­pal­isme lib­er­taire : ren­forcer une autonomie acquise au sein d’un archipel d’espaces où des con­seils de quarti­er, de ville ou de can­tons se défend­ent avec des mil­ices d’auto-défense pop­u­laire. Il serait men­songer d’affirmer que toutes les créa­tions poli­tiques sin­gulières du Roja­va ont été ini­tiées depuis la base, car cer­taines éma­nent aus­si des cadres du PKK. Les kur­des ten­tent de dépass­er, de manière trans­ver­sale et dans la pra­tique, l’opposition entre cen­tral­isme et spon­tanéisme. À par­tir de rela­tions molécu­laires basées sur le pren­dre soin et la puis­sance du col­lec­tif, inté­grées dans une con­struc­tion molaire con­seil­liste et autonome qui recours si besoin à la lutte armée, le Roja­va entre en réso­nance avec les autres expéri­ences com­mu­nales qui défient l’époque.

Le proces­sus révo­lu­tion­naire rojavi s’inscrit dans la lignée de l’alternative appliquée au Bakûr à par­tir de 2005. La guéril­la kurde n’est plus l’unique fer de lance du Mou­ve­ment. Ce dernier développe pro­gres­sive­ment des formes nova­tri­ces d’organisation poli­tique qui défont la dichotomie clan­des­tinité / légal­isme, allant même jusqu’à rem­porter de très nom­breuses mairies par la voie élec­torale. Cette stratégie n’est pas sans inquiéter l’AKP, qui voit le con­trôle des villes et vil­lages du Kur­dis­tan lui échap­per. À par­tir des nom­breuses vic­toires kur­des aux élec­tions munic­i­pales de 2009, il mène des vagues d’arrestations suc­ces­sives (plus de 10 000 per­son­nes), qui se pour­suiv­ent jusqu’en 2012. Par la suite, depuis 2016, il démet de leurs fonc­tions des maires élus pour les rem­plac­er par des kayyum, des hauts fonc­tion­naires pré­fec­toraux faisant office de gou­verneurs locaux.

Les kur­des con­stru­isent égale­ment des para-insti­tu­tions qui per­me­t­tent d’organiser la sol­i­dar­ité quo­ti­di­enne, la san­té ou l’éducation. Ce proces­sus d’autonomisation s’accompagne par la for­ma­tion d’une guéril­la urbaine 25. L’État turc, n’ayant plus suff­isam­ment de prise sur la sit­u­a­tion pour instau­r­er un con­trôle dras­tique des ter­ri­toires du Bakûr, recourt régulière­ment au ter­ror­isme. Alors qu’un cou­vre-feu de plusieurs mois est imposé à Cizre, le 7 févri­er 2016, entre 150 et 206 per­son­nes sont brûlées vives par l’armée turque dans des sous-sols de la ville.

Par ailleurs, con­statant les con­nex­ions gran­dis­santes entre chaque côté de la fron­tière tur­co-syri­enne, le MIT 26 se coor­donne avec les réseaux dji­hadistes de l’EI pour organ­is­er des atten­tats. Le 20 juil­let 2015 à Suruç, 33 mil­i­tants et mil­i­tantes, prin­ci­pale­ment mem­bres d’organisations de jeunesse de la gauche turque et kurde, sont tués. L’attaque fait égale­ment une cen­taine de blessés. Mal­gré la mise en scène spec­tac­u­laire du gou­verne­ment turc qui ordonne des frappes aéri­ennes sur les posi­tions de l’EI en Syrie, c’est finale­ment le PKK qui sera par la suite bom­bardé au Başûr 27, dans une opéra­tion à la com­mu­ni­ca­tion orwelli­enne qui met fin au proces­sus de paix relancé en 2013.

Cette agres­sion précède les pre­miers raids de 2016 effec­tués par l’aviation turque con­tre les YPG/YPJ en Syrie, et annonce l’offensive à Afrin en 2018.

Si l’État Turc s’acharne à détru­ire la Com­mune du Roja­va, c’est avant tout parce qu’il a perçu les prémiss­es d’un futur libéré de son emprise au Bakûr. L’AKP, ne se sat­is­faisant pas d’avoir fait de la Turquie une prison à ciel ouvert, s’emploie désor­mais à élargir ses fron­tières et à trans­former les zones envahies en un vaste champ de bataille.

Et si la « com­mu­nauté inter­na­tionale » le laisse faire, c’est parce qu’elle craint davan­tage le retour de la Com­mune que l’expansion du bel­li­cisme fasciste.

Alors que le monde s’enfonce dans la réac­tion, une autre vision des rap­ports entre formes de vie a sur­gi au milieu des décom­bres, por­teuse de pos­si­bil­ités infinies. Mal­gré toutes ces imper­fec­tions et ces choix diplo­ma­tiques par­fois con­testa­bles, aban­don­ner cette anom­alie dans la machine apoc­a­lyp­tique de notre temps serait un immense gâchis. Notre déter­mi­na­tion à ne pas céder de ter­rain n’en est que plus forte, quand bien même l’adversaire dis­pose d’une supéri­or­ité tech­nique, logis­tique et mil­i­taire évidente.

Nous sommes des com­bat­tants inter­na­tion­al­istes qui appor­tons notre sou­tien à la défense des idéaux portés et appliqués au Roja­va. L’éventualité de notre mort ne saurait remet­tre en ques­tion notre dévo­tion à la cause de l’émancipation des peu­ples. Nous souhaitons ardem­ment que notre his­toire ne som­bre pas dans l’oubli et nous avons une con­fi­ance sans failles en nos amis pour pour­suiv­re nos com­bats. Nous ne lais­serons pas le men­songe impos­er son réc­it macabre.

Ce texte vise à exprimer le refus d’une époque que l’on voudrait nous faire subir. Nous sommes de celles et ceux qui ne subis­sent pas : regarder impuis­sants la cat­a­stro­phe nous est insup­port­able. Notre désir de répar­er le monde s’oppose à la mon­tée des fas­cismes dans chaque par­tie du globe. Les révo­lu­tion­naires sont chez eux partout, c’est pour cette rai­son qu’ils meurent tou­jours au milieu des leurs.

Au cœur du clair-obscur, entourés de nos frères et nos sœurs d’armes, nous nous efforçons de faire naître le nou­veau. Nous écrivons une his­toire qui dis­sone de la sym­phonie cauchemardesque des puissants.

Rejoignez-nous. Agis­sez où vous pouvez.

L’effort de guerre est inter­na­tion­al. La vague de révolte qui par­cours les cinq con­ti­nents fait qu’aucun de nos gestes ne sera vain.

Ami­tiés à toutes celles et ceux qui luttent.
Des mem­bres du RAF, Rev­o­lu­tion­nary Antifas­cist Front,
Til Tamir, le 22 novem­bre 2019.

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