Le 8 octobre 2019, le régime turc lançait son offensive contre la Syrie Nord, pour, explique Erdoğan, y rétablir la paix, en en chassant les groupes terroristes.
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Une semaine plus tard, nous constatons qu’il a acheminé aux avant-poste de son attaque, une grande partie des “gangs” disponibles qu’il couvait en son sein ou protégeait et armait autour d’Idleb, et depuis un an à Afrin. Les terroristes sont donc bien là. Ces groupes composites sont issus des ailes djihadistes anti-Bachar, un temps regroupées sous le parapluie “armée syrienne libre”, et armées par la coalition un temps dans le chaos syrien de ces dernières années.
Les accords successifs dits du processus d’Astana (Turquie-Iran-Russie) avaient établi en 2017 un cessez le feu dans la guerre civile et la création de 4 zones dites de sécurité en Syrie. Le régime syrien ne l’avait pourtant pas ratifié et avait repris les poches, villes et zones correspondantes, avec l’aval et la coopération de la Russie.
D’accords en accords, les groupes armés de ces zones ont été transférés, avec les populations qui le désiraient, vers Idleb, qui a une frontière régionale également avec la Turquie, côté Antioche. La Turquie avait alors été priée par la Russie de mettre bon ordre parmi les “gangs” à partir des points autour d’Idleb dont le contrôle lui avait été assigné.
Le gouvernement fantoche de “l’opposition syrienne”, implanté à Gaziantep, dans le sud de la Turquie, est censé superviser quelque chose et gérer la poche d’Idleb, toujours cible du régime. On sait que les gangs y prospèrent. Quand Erdoğan aujourd’hui caractérise de non-djihadistes les éléments de ce qui devient “armée nationale syrienne”, regroupements armés supplétifs de l’invasion turque, il réalise donc un tour de passe-passe dans le cadre des dits accords d’Astana et recycle comme tueurs, à la fois ces éléments, mais y ajoute des membres turkmènes qui ont des comptes à régler avec le mouvement kurde. Tous combattent pour l’argent, la vengeance et une idéologie islamiste patriarcale. Et les basses besognes pour terroriser les populations, commettre des actions ciblées, qui sont autant de crimes de guerre, leur sont aussi confiées. Ce sont donc des membres de ces gangs qui ont assassiné des civils au tout début de l’offensive, dont une femme kurde, spécialement visée, membre du conseil démocratique, Havrin Khalaf. Ces groupes se filmant souvent lors de leurs exactions ou déplacements, il est souvent possible de les identifier.
Des responsables juristes de l’ONU ont déclaré que ces crimes de guerre pourraient être imputés à la Turquie. Il faudra y ajouter ce qui est une attaque contre des civils à Serê Kaniyê (Ras al-Ayn sur les cartes) aujourd’hui totalement documentée par des vidéos de toutes provenances et qui fit plus de 75 morts et blessés, dont des journalistes.
Dans l’immédiat donc, les forces d’invasion turques ont surtout utilisé la possibilité qui leur était offerte par un espace aérien ouvert, dépendant pourtant de la Russie et de la coalition, comme d’une artillerie de frontière pour indistinctement bombarder. Le secteur de Serê Kaniyê, noeud de pénétration important a subi un pilonnage incessant, pendant que des forces au sol tentaient d’infiltrer le secteur. C’est aujourd’hui le lieu d’une très forte résistance et de combats, les FDS en ayant fait un point de fixation, quel que soit l’accord avec le régime sur le déploiement des troupes de Bachar.
Comme je l’indiquais dans le premier article, chacune des puissances internationales ou régionales abat ses cartes.
Les Etats Unis depuis ont effectivement retiré leurs contingents des zones de guerre, avec les quelques français restants dans leurs bagages, direction l’Irak pour la suite. Manbij a été occupée par l’armée légaliste syrienne, et de petites patrouilles russes veillent à ce que les troupes de Bachar et les forces d’Erdoğan ne soient pas au contact, comme on dit dans le langage militaire. Il n’y a eu à ce jour que quelques “bavures”. A noter que ce jour, une avant garde des troupes du régime est entrée dans Kobanê, la ville symbole qui résista à Daech et fit rebondir le projet politique démocratique et communaliste du Rojava.
Mais on observe qu’après le laisser faire, les Etats Unis et les Russes, chacun de leur côté, affichent des positions qui, pour les Etats Unis sont changeantes, pour la Russie, plutôt conquérantes. Celle-ci a favorisé plus vite que prévu l’occupation de zones par l’armée du régime, et condamne aujourd’hui Erdoğan. Une entrevue Poutine-Erdoğan devrait se tenir sous peu, tandis que Trump envoie des émissaires, fait geler des avoirs turcs, annonce des sanctions économiques, le tout sur fond de rounds au Conseil de sécurité de l’ONU, dont rien ne sort.
En interne en Turquie, il est important pour comprendre de se débarrasser de cette vision de l’opposition binaire “laïcs progressistes contre obscurantisme”, si chère aux orientalistes. Sortir continuellement cette ânerie sur un plateau de télévision donne l’air de celui qui serait un spécialiste, et brosse des opinions publiques anti-musulmane dans le sens du poil, mais ajoute à la confusion.
L’axe politique qui structure la Turquie, son opinion publique, le combat politique et d’éventuelles visions d’avenir est celui du nationalisme, ultra, islamiste, ou républicain, c’est selon, et l’idéologie de la turcité qui écrit le roman national, contre l’anti-nationalisme et la réalité démocratique qui prendrait en compte la mosaïque de peuples qui composent le pays. Bref, une révision déchirante s’impose aux gauches européennes et une prise de distance nécessaire d’avec le roman historique turc kemaliste.
A cette condition, il devient aisé de comprendre pourquoi opposition majoritaire, ultra-nationalistes et Erdoğan sont aujourd’hui ensemble sous l’uniforme de l’envahisseur. Pour parler plus clair, le sémillant nouveau maire d’Istanbul, tombeur d’Erdoğan, qu’on présentait comme d’avenir, lui et son parti, se sont alignés par nationalisme, derrière les tueurs dont je parlais plus haut. Progressiste non ? Tous sous la bannière au croissant, dont le rouge est sanglant, des loups gris nationalistes aux bigots, encensent l’offensive, jusque dans les cours d’école, forces prières à l’appui.
Il n’est que les partisans du HDP, qui sont loin de tous/toutes être kurdes, qui pourraient s’opposer à la guerre, ainsi que quelques universitaires, artistes et activistes des droits humains. A peine se sont-elles/ils manifestés, tant à Istanbul qu’à Diyarbakır ces jours derniers, que répression et arrestations ont commencé.
Le régime turc utilise totalement en interne ce combat contre le soi-disant terrorisme extérieur. C’est une caractéristique commune à tous les populismes identitaires. Et il poursuit donc les purges, contre des maires kurdes par exemple, et les garde à vue d’opposants, grâce à une interdiction de critique sur la guerre en cours ; critiques qui deviendraient soutien des terroristes désignés, c’est à dire du projet politique démocratique du mouvement kurde au Rojava, et par ricochet du HDP en Turquie. Là encore, toutes les autres composantes politiques acquiescent, bien entendu, y compris toujours un certain maire d’Istanbul, élu avec les voix kurdes qui firent la différence.
Relâcher vigilance et soutien pour les véritables opposantEs en Turquie serait donc ne pas comprendre ce qui se joue, et à l’inverse, ne parler pour le Rojava, que des combats factuels et d’horreurs ou d’exactions, sans mesurer le recul politique en cours, serait faire la même erreur.
Ce qui se joue dans ce moment historique, me fut résumé dans un commentaire récent sur Kedistan, par la formule 1936 guerre d’Espagne – 2019 Rojava. Pour l’histoire des luttes d’émancipation, voilà un raccourci glaçant, qui nous annonce de mauvais jours.
Que Serê Kaniyê ne soit pas un Guernica !
À suivre…