Des écrits de prison de Zehra Doğan sont parus aux Editions des Femmes — Antoinette Fouque, en édition francophone, fin octobre 2019. “Nous aurons aussi de beaux jours”.
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Tandis que les réalisations graphiques de Zehra, œuvres de prison sous censure, s’évadaient de Turquie, comme s’étaient évadées celles de la période clandestine à Istanbul, avant son arrestation définitive en 2017, elle continuait également à écrire, à décrire… Une correspondance fournie, entrecoupée de périodes d’interdits, a noirci bien des feuillets durant près de trois années.
Les lettres envoyées l’étaient sur papier kraft, dont Zehra s’emparait pour dessiner. Les lettres reçues décrivait le monde intérieur de la prison, la solide communauté des quartiers de femmes de la geôle d’Amed, les vies incarcérées, comme autant les murs écaillés qui incitent à lire en eux, comme dans le marc de café. Les lettres sont emplies de vie comme eau qui coule. Le verbe s’y fait tantôt image, tantôt prison/philo comme autrefois le furent des cafés, tantôt femme debout, prisonnière libre et rageuse. La poésie n’y manque pas, les enfances non plus. Et il y a plus de jaillissements de mots que de barreaux dans l’œuvre de Banksy qui fut créée en solidarité pour elle.
Zehra écrit comme elle dessine, avec ses tripes de femme. Et lorsque qu’après sa libération en février dernier nous nous sommes enfin rencontréEs, je la connaissais déjà, fière, libre, butée trop souvent avec raison, et opiniâtre artiste. La voir créer est toujours une interrogation sur l’apparente facilité de son geste, alors que surgissent les formes, que ces techniques acquises en prison, sans matériel, donnent vie … On retrouve la même apparente facilité dans son écriture. “J’aurais du mieux écrire, si j’avais su…” dira-t-elle.
Ces lettres nombreuses forment une toile où fourmillent mêlés anecdotes, fragments de vie de co-détenues, souvenirs d’enfance, charges anti-patriarcales, cris politiques, et surtout, coeur kurde, couleurs kurdes, et forces d’espoir… “Nous aurons aussi de beaux jours”.
Aslı Erdoğan, lors d’une exposition des œuvres de Zehra en France fin 2018 nous écrivait :
“On dit que l’être humain doit écrire avec son corps, un corps nu, a vif… Parce que c’est le miracle du sang, d’envoyer les mots vers la vie…
Il y a 70 ans, dans des camps de concentration, il y avait des artistes qui écrivaient des poèmes sur des papiers toilette, et qui peignaient avec leur sang. Aujourd’hui, dans les geôles turques, il y a Zehra Doğan. Qui, parce qu’on lui confisque son matériel, peint avec son sang. Et qui, parce qu’on confisque ses œuvres, saigne de nouveau et de nouveau.
Créer un tout nouveau monde, qui sera le miracle du sang, où chaque chose retrouvera son vrai sens !
Une brassée de nostalgie à Zehra et à tous et toutes les amiEs en prison. Nous, les prisonniers, prisonnières, nous nous enlaçons d’autres façons.”
Aujourd’hui, l’écorchée vive, préface ces écrits de prison. Les deux femmes ont tant fait pour faire connaître l’indicible à la face du monde qu’elles se rejoignent là avec bonheur.
Ce fut aussi une très belle rencontre que celle de Zehra avec les Editions des Femmes. Zehra s’y sent chez elle. Elle y exposera d’ailleurs des œuvres également en novembre, dans leur galerie à Paris, comme on y lira ses textes avec les amiEs du PEN français dans la même période.
Zehra Doğan parcourt une partie de l’Europe en ce moment, comme ses œuvres évadées l’ont fait avant elle. Les expositions ne manqueront pas en 2020. Kedistan s’en fera écho. Zehra est devenue une nomade kurde, qui inlassablement, comme elle l’a fait à Tate Exchange à Londres, dès sa sortie de prison, archive et dénonce la négation d’être faite aux Kurdes, les massacres impunis, l’effacement culturel. Son nomadisme nourrira aussi sa création. Elle ne manque pas de projets, pour elle et surtout son activisme militant, sa fibre journaliste… Zehra est dans l’adolescence de son art, de sa force de femme combattante. Elle n’a pas fini de nous surprendre.
Et je suis fier et honoré d’avoir mis des mots français sur ces textes, avec Naz, qui s’est tant battue avec cette matière vivante en Turque pour la traduire, et qui n’a pas voulu garder pour elle cette correspondance. Zehra aurait préféré écrire en Kurde, bien sûr… Mais sa langue est proscrite et discriminée, comme on lui a interdit le pinceau durant plus de deux ans.
Kedistan compte sur ses lectrices et lecteurs pour se faire les meilleures ambassadrices/eurs du livre. Tout le monde peut désormais le pré-commander chez son libraire.
Dois-je dire encore que c’est un livre profondément féministe et politique, avec la poésie du vivant, comme le seraient des lierres qui s’échappent des murs.