Zehra Doğan imag­ine le futur : nous sommes en 3219 et l’art est un crime. Les miroirs sont inter­dits. Les Etats qui offrent de l’aide aux citoyens se retrou­vent devant la Cour Européenne des droits de l’homme. Et un pays qui empris­onne ses artistes récolte de plus en plus d’ar­gent des touristes…


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Les pas s’ap­prochaient. Cha­cun d’eux fai­sait trem­bler le sol. Il sem­blait qu’ils étaient vrai­ment très proche. Il fal­lait qu’elle ter­mine son tra­vail avant qu’ils n’arrivent.

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Un ciel brumeux, dif­fi­cile de voir ; un endroit incon­nu, une langue incon­nue, une iden­tité incon­nue. Per­son­ne ne com­prend per­son­ne. Mais tout le monde par­le. Tout le monde essayant d’im­pos­er ses pro­pres valeurs aux autres, même s’ils ne se com­pren­nent pas du tout.

Cer­tains aban­don­nèrent la par­tie, cessèrent d’être eux-mêmes et s’in­sérèrent dans des corps dif­férents. D’autres reje­taient ce qu’on ten­tait de leur impos­er. Mais vrai­ment, tout le monde était petit, faible, con­trôlé par une force incon­nue. Par­fois, une per­son­ne pre­nait le dessus sur une autre, et fêtait cette vic­toire de manière sanglante, mais, en réal­ité, ils n’é­taient tous que des jou­ets. De temps en temps, ils oubli­aient qu’ils étaient des jou­ets et rêvaient d’une autre vie mais, très vite, ces rêves s’in­ter­rompaient avec un clic sur le bou­ton le plus cru­el, sur le pan­neau de con­trôle. Leur rage allait crois­sant chaque fois que leurs rêves étaient inter­rom­pus, et ils s’at­taquaient à plus faibles qu’eux. Afin d’ou­bli­er la réalité.

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Nous sommes en 3219. Dans un pays incon­nu. Le soleil est à son apogée, brûlant tout, même en hiv­er. Ici, il fait très chaud en hiv­er, de sorte qu’il est dif­fi­cile de respir­er. Comme tous les autres, ce pays est célèbre pour ses beaux paysages. Il est par­ti­c­ulière­ment céleste en rai­son de ses immeubles bom­bardés, ses musées détru­its, ses artistes empris­on­nés, ses sépul­tures de masse et les bom­barde­ments incessants.

D’an­née en année, ce pays devient plus beau encore, grâce aux meurtres et à ceux qui se font tuer. Mal­gré son attrait pour les réfugiés – grâce à ses con­di­tions de vie insouten­ables – il réus­sit à demeur­er dan­gereux. Alors même que l’odeur des cadavres sur le sol brûle la gorge, le pays attire tou­jours plus de touristes. Plus de touristes sig­ni­fie plus d’ar­gent. Ain­si, la per­son­ne qui détient le pou­voir devient plus puissante.

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Les pas ne s’ar­rê­tent pas. Dans tous les coins, des scor­pi­ons sif­flent. Un cœur timide bat sous les décom­bres. Il bat de plus en plus vite pen­dant que les pas se rap­prochent. Elle est en sueur – en rai­son de la peur. Per­son­ne ne sait depuis quand elle se cache là, dans ce puits som­bre. Un soleil brûlant au-dessus, et des scor­pi­ons avec leurs pattes hor­ri­bles qui lais­sent des traces sur la neige de cen­dres. À chaque pas qu’elle entend, elle tra­vaille plus vite : elle est prête à tout pour ter­min­er ce qu’elle a entre les mains avant qu’ils n’ar­rivent. C’est une femme petite : à cha­cun de ses gestes, ses cheveux lui bal­aient les seins. La peur d’être attrapée se lit dans ses yeux. Le sang coule entre ses jambes. C’est comme ça qu’elle peint : elle frotte sa main con­tre son vagin, atti­rant ce qui sort d’elle pour le pos­er sur le papi­er, don­nant la vie ain­si. Sa vie serait ter­minée si on l’attrapait.

Dans ce monde incon­nu où elle vit, l’art est le plus grand crime de tous. Il détru­it d’or­dre du monde. Il dérange et il fait peur aux gens. Il tue le tourisme. Les gens ont peur d’aller dans les endroits où il y a de l’art : ceux qui y vont ne revi­en­nent jamais. C’est pourquoi, dès qu’il y a une alerte à l’art quelque part, les pays affiche des aver­tisse­ments pour leurs citoyens. Le pays le plus dan­gereux à cet égard est un petit pays aux ter­res et aux habi­tants incon­nus. Bien que sa prospérité soit élevée, com­parée à bien d’autres, ils ne parvi­en­nent pas à se débar­rass­er d’ac­tions artis­tiques. On le cri­tique beau­coup en rai­son de sa richesse, et il a per­du plusieurs procès devant la Cour Européenne des droits de l’homme en rai­son de l’aide qu’il donne à ses citoyens ; les politi­ciens qui pré­ten­dent que leur pays est anti-démoc­ra­tique et qui con­tin­u­ent à enrichir leurs citoyens devraient avoir honte. Mais pour une rai­son qu’on ignore, les incon­nus de ce pays se rebel­lent con­stam­ment et s’en­tê­tent à faire de l’art, quel qu’en soit le prix. La petite femme effrayée est de ceux-là. Elle obtient des pig­ments illé­gaux et mal­gré les descentes et son dossier à la police, elle con­tin­ue de pein­dre, util­isant du cur­cuma, de la purée de tomates, du café, des cen­dres, des fruits, des légumes et des ordures.

Elle souille le monde avec cha­cune de ses pein­tures, quelqu’un doit l’ar­rêter. Regardez, elle se sert même de son sang men­stru­el. Elle met sa main entre ses jambes et elle peint avec ses doigts, sans avoir de cesse. Cette femme nous dit que nous sommes beaux ! Elle est sans ver­gogne ! Non, elle, est belle, elle fait ce qu’il y a de pire, en ren­dant le monde plus beau, il faut que ça cesse. Sinon, le monde devien­dra beau.

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C’é­tait une époque où l’on détru­i­sait l’art parce qu’il était dan­gereux. Les gens ne se recon­nais­saient plus, et ne se recon­nais­saient pas entre eux non plus. Ils avaient peur de se faire peur mutuelle­ment. Ils étaient enfon­cés si pro­fondé­ment dans la boue que quiconque protes­tait était con­sid­éré comme un crim­inel. Ceux qui protes­taient leur rap­pelaient leur pro­pre saleté. Parce que les miroirs étaient devenus les inven­tions les plus dan­gereuses de tous les temps. Si on décou­vrait que quelqu’un avait un miroir dans sa mai­son, on le tuait sur place. Per­son­ne ne voulait se voir dans un miroir, les miroirs con­te­naient une magie dan­gereuse, et ceux qui s’y con­tem­plaient deve­naient fous et se met­taient à pro­test­er con­tre le sys­tème. C’est pourquoi les Etats con­sid­éraient les miroirs comme les armes les plus dangereuses.

Mais, un jour, la petite femme avait trou­vé le seul miroir qui restait au monde. Elle l’avait caché et s’é­tait mise à dessin­er ce qu’elle voy­ait avec son sang. Elle don­na nais­sance à tra­vers son sang, et peignit un reflet de la vie. Elle peignit son espoir afin que, peut-être, un jour, les gens se réveillent.

Parution : 31 octobre 2019 
Zehra Doğan "Nous aurons aussi de beaux jours" 
Ecrits de prison
par les Editions des Femmes - Antoinette Fouque 
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Zehra DoğanNée en 1989, Zehra Doğan est une artiste et journaliste kurde de Diyarbakır, Turquie. Elle est la fondatrice et éditrice de Jinha, une agence de nouvelles féministe kurde ne recrutant que des femmes. En 2017, elle fut condamnée à 2 ans, 9 mois et 22 jours de prison pour “propagande terroriste” en raison de ses reportages, de ses publications sur les réseaux sociaux et son partage d’une de ses peintures sur les réseaux sociaux. Son emprisonnement provoqua des protestations internationales, y compris une peinture murale en 2008 à New York par l’artiste de rue Banksy. Elle fut libérée de la prison de Tarse le 24 février 2019. Elle a récemment participé à des expositions et des performances dans le Tate Modern à Londres et au Musée Pergamon de Berlin. Vous pouvez la suivre sur Twitter.

En réponse à ce texte de Zehra Doğan, une ani­ma­tion de Jaz Ezra Kleo :

Aux femmes-artistes qui savent renaître tels des oiseaux de sang et essaiment avec leurs ailes des chemins rouge-liberté, rouge-colère, rouge-à-réinventer, des phénix qui s’éveillent dans la boue et les gravas, le marc et les papiers gras et dessinent de leur plume des histoires sur lesquelles bâtir la nôtre. Aux visages qu’on voudrait nous faire oublier, qui s’accumulent sur nos murs des réclamé.e.s mais qui restent gravés dans la rétine, je vous jure, connus ou inconnus, soeurs, soeurs.
J’espère qu’on prendra soin les un.e.s des autres, encore, toujours.
Justine Ezra Kleo 

Faces Afraid of the Mir­ror By Zehra Doğan,
pub­lié en anglais, par PEN Trans­mis­sions, le 31.07.2019.
La tra­duc­tion française suit la tra­duc­tion anglaise de Onur Erem d’un orig­i­nal en turc par Zehra Doğan.

Traduction par Renée Lucie Bourgesiknowiknowiknowblog.wordpress.com
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Zehra Doğan
Auteure, mem­bre d’hon­neur de Kedistan
Jour­nal­iste, artiste. Jour­nal­ist, artist. Gazete­ci, sanatçı.