8 mars 2019, Istanbul.

Une amie a écrit : “Le 8 mars fan­tas­mé. Seuls les bars envi­ron­nants ont pu en prof­iter. After par­ty qu’ils ont dit. Quelle fête célébr­er ? Moi, je n’ai plus envie de danser ce soir. Boire peut être.” 


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J’ai regardé vos images toute la soirée sur mon télé­phone. Sto­ry, sto­ries, his­toires qui s’écrivent en pointil­lés et qu’on aura oublié demain, comme la marche de ce soir, là-bas, qui n’a pas marché. Ici non plus, d’ailleurs, vous savez ? On préfère s’attabler aux ter­rass­es d’un print­emps qui jail­lit plutôt que de don­ner de la voix, encore, sous les huées des groupes de mecs qui occu­pent le cour. Vous souriez quand même. Une amie a écrit : “On a défon­cé les bar­rières qu’ils avaient mis­es pour blo­quer la rue”. J’ai regardé les infos, les arti­cles, à peine un mot, face à toutes vos sto­ries : “vio­lente répres­sion d’une man­i­fes­ta­tion de femmes”. Mots-clé, quelques lignes. On rem­plit le cahi­er des charges. Vous avez mal. J’aimerais vous enlac­er. J’aimerais qu’on défonce toutes les bar­rières ensemble.

17 avril 2019, Istanbul.

J’ai écrit : Les cen­dres de Gezi sont encore chaudes. J’ai bien dit “les cen­dres”, pas les brais­es, qu’on ne s’y trompe pas. Ce soir, Ekrem İmamoğlu a reçu le cer­ti­fi­cat de son man­dat et vous souriez. Une amie me dit : “J’étais par­tie, je ne pen­sais pas vot­er parce que je ne crois plus à ce sys­tème poli­tique qui nous déçoit sans cesse. J’étais par­tie et puis au dernier moment, je suis rev­enue. J’ai voté. Il a gag­né. Pour la pre­mière fois depuis qua­tre ans, j’ai…” Elle hésite. “J’ai de l’espoir”. Ce soir, sur Istik­lal, il n’y a pas de bar­rières. Ça sent le print­emps, un print­emps oublié dans un coin du corps, tein­té de révoltes et de désirs.

Ce soir, j’ai ser­ré des amies dans mes bras et elles m’ont par­lé d’espoir, un tout petit espoir, qu’elles avaient rangé au côté des révoltes et du désir. Ensem­ble, on a regardé des films qui par­lait d’amour, de femmes qui s’aiment, d’espoir, de désir, de révoltes. On s’est dit qu’on recom­mencerait. Ce soir, sur Istik­lal, il y a trop de sourires sur les vis­ages pour que ce soit une coïn­ci­dence. Ce soir, j’entends des chants en kurde et la police fait pro­fil bas. Ce soir, les cen­dres de Gezi sont encore chaudes.

1er mai 2019, Marseille.

Ce soir, on a regardé des films. Ça racon­tait com­ment on arrive à Istan­bul, se perd dans ses ten­tac­ules, dans ses ram­i­fi­ca­tions invis­i­bles, com­ment on perd pied par­fois dans les eaux trop vastes du Bospho­re et com­ment on remonte à la sur­face, l’espoir en tri­om­phe. Ça racon­tait le tra­vail de celles qu’on ne voit pas, des exils qui savent illu­min­er les nôtres d’une autre couleur, des coeurs qui se ser­rent, des mains qui se tien­nent mal­gré la peur et le rejet. Ça racon­tait nos fiertés, nos luttes, nos désirs et notre volon­té d’être, de devenir, de rester sœurs, frères, froeurs? Mal­gré les dis­tances. Ce soir, on a regardé des films et on a écrit à celles qui ne pou­vaient pas être là. Une petite fille a dess­iné un soleil pour une enfant empris­on­née. J’ai col­lé des pho­tos qui mon­trait vos vis­ages sur la façade d’un lieu ami. On s’est pris­Es dans les bras, trop de fois pour faire le décompte. Ce soir, une amie venue d’Istanbul pour partager ces films m’a dit : “c’est la pre­mière fois que je ressens ça en mon­trant des films”. On est restées toute la soirée, toute la nuit, à ne pas vouloir que ça s’arrête. Le lende­main, quand mon amie par­tait, elle m’a dit : “Ren­dez-vous à Istan­bul pour la Pride. Cette année, on va pou­voir l’organiser”. Elle a souri.

6 mai 2019.

Mon amie a écrit : “le gou­verne­ment vient d’annuler les élec­tions d’Istanbul”. Avec un smi­ley qui ne sourit pas, qui sourit à l’envers. Vos sto­ries sont dev­enues rouge-colère et vert-sou­venirs. Passé. Présent. Vous me dites que vous êtes tristes. Mon amie attend la date, elle sait qu’ils vont annon­cer une date. Une date de réélec­tion. Je lui dis qu’on passera des films et que peut-être, ça marchera encore une fois, qu’il ne passera pas, qu’ils ne passeront pas. L’espoir naïf des pen­sées mag­iques au futur. Elle acqui­esce tout de même. Mais tout d’un coup, c’est comme si l’avenir se blo­quait de nou­veau, comme si l’espoir, les révoltes et le désir avaient pris peur. On repar­le au présent, time­lapse d’une sto­ry déçue qui n’en finit plus. Vous êtes dégoutéEs. J’aimerais vous enlac­er, vous voir sourire, défon­cer des bar­rières avec vous. J’aimerais qu’on remue les cen­dres chaudes pour ral­lumer les désirs, l’espoir, les révoltes.

Votre amie, J.


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