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Un mous­tachu bien de chez vous, classé comme anar­chiste de la chan­son française, a com­mis un refrain dans le genre “mourir pour des idées d’ac­cord, mais…”. Un autre, un grand, chan­tait “mourir, la belle affaire, mais …”. Mais arrê­tons là, je suis sérieuse.

Je viens d’Ana­tolie et point de Sète, ni de Bel­gique, et suis dev­enue stan­bu­liote parce qu’un cer­tain ascenseur, que chez vous vous appelez social, m’a amenée jusque ici.

Non, je ne fais pas par­tie de ceux qui recher­chèrent for­tune, fuyant leurs mis­ères, et con­stru­isirent en une nuit dans les faubourgs d’Is­tan­bul ces baraques en tôle qui durèrent des décen­nies entières. Ma famille jouis­sait d’un statut qui lui per­me­t­tait de sur­vivre et de prof­iter du sys­tème répub­li­cain kemal­iste qui con­stru­i­sait ses écoles et for­mait une “élite de la Nation”. Je ne l’ai pas choisie non plus.

De fil en aigu­ille, moi et mes sœurs, sommes par­v­enues à grimper dans les bons wag­ons des trains du déjà à l’époque, défunt Atatürk. C’est pourquoi son por­trait est resté accroché aux murs chez une bonne par­tie de la famille. Pas touche à l’homme au bon­net qui appor­ta les études, le gagne pain et l’ap­par­te­nance à une bour­geoisie aisée d’Istanbul.

J’ai depuis jeté le bon­net par dessus les moulins.

Je vous racon­te tout cela car je dois m’ex­pli­quer sur une colère qui m’a saisie ces jours-ci.

De jeunes Kur­des, garçons et filles, se sont sui­cidéEs en prison.

Celles et ceux qui me lisent depuis longtemps savent ce que je pense des pris­ons de ma prison. Elles n’ont guère changé au fil des pou­voirs depuis un siè­cle. Et entre les années 1980 et aujour­d’hui, de mil­i­taires soi-dis­ant laïcs en maîtres des ampoules plutôt big­ots, elles ont accueil­liEs, isoléEs, tor­turéEs, amenéEs à des formes de résis­tance inimag­in­ables, des généra­tions de détenuEs, le plus sou­vent kur­des, mais pas que.

Ces geôles se voulaient “redress­er”, cass­er le résis­tant, assim­ilé au ter­ror­isme, parce qu’il/elle défi­ait l’E­tat et rêvait d’un autre monde.

Des résis­tances extrêmes par grèves de la faim aboutirent à la mort, à des hand­i­caps à vie, à la suite de longs jeûnes de la mort, moyens ultimes de lutte en prison.

Je recon­nais avoir été absente de ces com­bats passés, parce que, comme on dit ici, je suis une turque blanche de l’Ouest. Mais “la fierté d’être turc”, le ser­ment fait à l’é­cole, sont un licol et des œil­lères dont on ne débar­rasse pas comme un cheval qui ren­tre à l’écurie.

Et aujour­d’hui, je com­prends et sou­tiens pour­tant cette grève de la faim de Ley­la Güven, même si mon sou­tien reste par oblig­a­tion virtuel. Rien ne m’y oblig­erait pour­tant, et d’ailleurs, ni moi, ni le voisin de palier. Ma seule oblig­a­tion, c’est l’amour de la vie, pour les êtres vivants, la nature et ses humains et le sen­ti­ment d’in­jus­tice. Sa grève est légitime.

Oui, c’est parce que la bio­di­ver­sité humaine, est si présente sur nos ter­res où elle est niée, qu’unE Kurde est ma sœur en human­ité. Et si j’ai une his­toire dif­férente, pren­dre con­science qu’elle est mêlée à la sienne, me fait oblig­a­tion, comme celle de recon­naître que cette République a poussé sur les os séchés d’un géno­cide, et que cela suffit.

Et même si je pense qu’of­frir son corps au bour­reau, en le vidant de sa vie jour après jour, est un acte ultime qui peut n’obtenir peut être au final qu’un ricane­ment du pou­voir, don­ner sa vie pour la gag­n­er ne peut être bal­ayé du revers de main et je ne peux y rester indif­férente. Ces grévistes de la faim inter­pel­lent, dans la durée de la tor­ture de leur corps, comme d’autres avant eux/elles, qui ont gag­né autrefois.

Mais de jeunes Kur­des, garçons et filles, se sont sui­cidéEs en prison.

Là, comme Ley­la Güven elle-même, je ne peux souscrire… Car cet appel à la mort, à fig­ur­er au pan­théon des mar­tyrEs, si jeune, n’a pour moi rien à voir avec la vie meilleure et future qu’ils/elles défend­ent. Moi, pour qui mourir pour un Dieu me fait penser à Daech, suis dev­enue allergique à la mar­ty­rolo­gie, qui m’ap­pa­raît con­traire à la lutte pour la vie. C’est juste mon avis à moi, celui d’une per­son­ne à qui s’adresse les deman­des de soutien.

Et si, demain, le Reis, cynique, déclarait qu’il a besoin de places en prison pour les vagues d’ar­resta­tions à venir, et que ces sui­cides lui parais­sent encore en nom­bre insuff­isant, j’en pleur­erai de rage…

C’est le com­bat pour la vie qui nous unit toutes et tous, par delà les naissances.

Celui pour la mort divise, par la tor­ture, les guer­res, les mas­sacres. La mort noire doit rester du côté de l’E­tat. Ce n’est pas l’arme des oppriméEs. Il est des com­bats où on peut être con­traint de mourir, debout, face à son oppresseur. Les femmes les ont livré en Syrie, et sur les ter­res kur­des. Le sui­cide n’est pas un com­bat. Et serait-ce à dire que les grévistes de la faim seraient moins “rad­i­caux” ?

Celles et ceux qui tor­turent leur corps seraient des com­bat­tantEs qui tricheraient avec le sac­ri­fice pour un leader poli­tique ? Ley­la Güven en est à plus de 150 jours, et n’ap­pelle pas à la mort, mais au sur­saut des vivants.

Qui suis-je, pour dire tout cela ? Peut être de celles et de ceux à qui s’adressent ces sui­cides ? Car les pou­voirs, eux, ne les enten­dent pas. Qu’ils soient européens ou mai­son. Et je ne par­le pas d’un bal­con qui porte dra­peau, mais du mien seule­ment, où j’ai tou­jours refusé d’en éten­dre un.

Je sais que je vais recevoir une salve de cri­tiques meur­trières. Je fais écrire cela par un ordi­na­teur… Mais à mon âge, et après avoir presque tra­ver­sé un siè­cle en Turquie, je ne suis ni don­neuse de leçons ni Mamie “je sais tout”. Je cherche sim­ple­ment à com­pren­dre pourquoi ces jeunes, mil­i­tantEs dont le mou­ve­ment kurde et l’avenir a tant besoin, pensent que le bour­reau serait vexé de ne pas avoir fait lui-même son office.

Je com­prends encore moins que ce Newroz à peine passé, ils ne fassent plus con­fi­ance dans la fille de Kawa, au prof­it d’un sac­ri­fice cul­pa­bil­isant, dont leurs enne­mis se moquent bien. Mais qui donc enten­dra enfin le cri “halte aux morts ?”.

Pour finir, je me pose une ques­tion. Ma mort à moi, qui dérangerait-elle ? Sinon faire pleur­er tous les miens, qui n’en ont guère besoin.


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Mamie Eyan
Chroniqueuse
Ten­dress­es, coups de gueule et révolte ! Bil­lets d’humeur…