Le procès d’Ankara con­stitue un cas d’é­cole, pour qui veut com­pren­dre, à la fois, l’im­muable chas­se aux insoumis de l’E­tat turc de tou­jours, et la façon dont l’in­jus­tice est arrimée aux pou­voirs qui s’y succèdent.


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Nous n’avons pas par­lé de ce juge­ment à chaud, mais les “appels” déposés fer­ont qu’il restera d’ac­tu­al­ité encore une longue péri­ode, comme tant d’autres procès poli­tiques qui font de la Turquie un tri­bunal per­ma­nent con­tre toute contestation.

Le procès dit “d’Ankara” a été jugé par le Tri­bunal Pénal n°9 d’Ankara le 15 mars dernier. 19 uni­ver­si­taires, enseignantEs, chercheurES, étu­di­antES doc­tor­antEs et en licence, sig­nataires de l’appel de paix du jan­vi­er 2015, ont été jugéEs avec les chefs d’ac­cu­sa­tion tra­di­tion­nels tels “appar­te­nance à une organ­i­sa­tion illé­gale”, “pro­pa­gande pour organ­i­sa­tion illé­gale”, “nui­sances au bien pub­lic”, “refus d’obéis­sance à fonc­tion­naire d’é­tat”, mais aus­si aus­si des accu­sa­tion très ciblées comme “appar­te­nance à la Fédéra­tion des Droits Démoc­ra­tiques”, “respon­s­able de l’or­gan­i­sa­tion du sym­po­sium des admin­is­tra­tions locales pop­u­laires et révo­lu­tion­naires”,  ou par­tic­i­pa­tion à des man­i­fes­ta­tions organ­isées par des syn­di­cats et organ­i­sa­tion cor­po­ratistes, comme KESK, DISK, TMMOB, TTB, soulignons le, toutes légales.

16 uni­ver­si­taires ont été con­damnéEs à la prison, de 6 ans 3 mois, pour “appar­te­nance à une organ­i­sa­tion illé­gale” ; et pour “pro­pa­gande”, 18 per­son­nes ont été con­damnées égale­ment à 10 mois de prison.

Les “con­damnéEs” restent libres jusqu’à la con­fir­ma­tion de leur peine, car leurs avo­cats fer­ont appel. Seul Ali Hay­dar Yıldız, a été arrêté et incar­céré, avec le pré­texte “risque de fuite”…

La Fédéra­tion des Peu­ples Démoc­ra­tiques (Demokratik Hak­lar Fed­erasy­onu — DHF) et ses com­posantes étaient dev­enues dans les années 2011 la cible du “Cemaat”, le mou­ve­ment du prêcheur Fetul­lah Gülen. Car la DHF organ­i­sait des ini­tia­tives, et celles-ci trou­vant écho dans la presse main­stream de l’époque, dérangeaient. Pour don­ner quelques exem­ples : le Sym­po­sium des admin­is­tra­tions locales pop­u­laires et révo­lu­tion­naires, le Fes­ti­val de cul­ture et d’art de Yil­maz Güney, notam­ment “Aydın­lık Sorgu­lar”, un sym­po­sium invi­tant le pub­lic aux ques­tion­nements intel­lectuels, dont Hrant Dink, jour­nal­iste arménien de Turquie, assas­s­iné en 2007 était un des par­tic­i­pants… et par­ti­c­ulière­ment les cam­pagnes que la DHF a menées con­tre le mou­ve­ment güleniste à  à Der­sim (Tunceli).

En 2011, la revue inti­t­ulé Aksiy­on, un des organes de presse du mou­ve­ment güleniste, pour con­tr­er la cam­pagne menée par la DHF, pub­li­ait des arti­cles la ciblant. Par exem­ple un arti­cle, sous la manchette “A Tunceli, répéti­tion pour organ­i­sa­tion ter­ror­iste”, analyse et exprime “l’insuffisance des insti­tu­tions éta­tiques dans la lutte con­tre les cam­pagnes anti-gülenistes”. Aus­sitôt après cet arti­cle, les mem­bres de la DHF furent arrêtéEs et mis en garde-à-vue à Der­sim, et peu de temps après, en 2012, une cen­taine de mem­bres de DHF sont arrêtéEs à leur tour, lors d’opéra­tions poli­cières menées dans tous le pays. 40 mem­bres sont alors incarcéréEs.

Le chasseur est chassé par ses propres méthodes

Les arresta­tions, les enquêtes, et dossier d’in­struc­tion de ce procès ont été con­coc­tés par des policiers et juristes proches ou mem­bres du mou­ve­ment güleniste…

A l’époque de l’ou­ver­ture du procès d’Ankara, les mem­bres du mou­ve­ment güleniste, sont bien instal­lés dans toutes les strates de l’Etat, par­ti­c­ulière­ment dans les mécan­ismes de sécu­rité et de jus­tice. Car leur leader, Fetul­lah Gülen, est encore com­pagnon de route d’Er­doğan. Cela con­tin­uera encore quelque temps. Jusqu’à ce qu’Er­doğan, voulant désor­mais manger le gâteau tout seul, décide de déclar­er Gülen son enne­mi n° 1. Peu importe s’il est tou­jours élu, entre autres, avec l’aide de son ami influ­ent, séduisant un impor­tant électorat…

La qua­si majorité des juges, pro­cureurs et policiers, qui ont demandé, mené les enquêtes, instru­it les chefs d’accusation et les réquisi­toires, pré­paré les dossiers du “procès d’Ankara” ont été licen­ciés pen­dant les purges, et jugés.

Le chas­seur fut chas­sé par ses pro­pres méth­odes. Cette fois, c’est leur tour d’être accusés et con­damnés avec de faux doc­u­ments  absur­des. Un for­mu­laire, rem­pli et signé d’une main quel­conque, por­tant le nom d’un accusé, peut être con­sid­éré comme preuve de son adhé­sion à une organ­i­sa­tion illé­gale, par exem­ple. Evidem­ment, tout le monde le sait, toute organ­i­sa­tion illé­gale qui se respecte four­nit des for­mu­laires en bonne et due forme à rem­plir, pour en devenir mem­bre offi­ciel… Bien que ces doc­u­ments soient avérés faux par exper­tise crim­inelle, ces per­son­nes n’ont pas pu échap­per à leur peine.

Mais, le procès des universitaires se poursuit.…

Mal­gré ces faits, les arresta­tions de juges et d’in­struc­teurs, le procès d’Ankara suiv­ra son cours. Et, le 15 mars dernier, les uni­ver­si­taires ont été condamnéEs…

Murat Yıl­maz, avo­cat de ÇHD (Asso­ci­a­tion de juristes con­tem­po­rains) à Ankara défendait les uni­ver­si­taires. Il a déclaré : “Les méth­odes de l’Etat ne vari­ent pas. Quand il est ques­tion d’op­posants, de pro­gres­sistes, de Kur­des, le fait que leurs dossiers soient pré­parés par des per­son­nes mem­bre d’une organ­i­sa­tion, eux-mêmes con­damnés depuis, n’y fait rien… En util­isant ces “preuves” illé­gales, les opposants sont con­damnés et neu­tral­isés. Par con­séquent, ce sont encore une fois des opposants qui ont été lésés, dans l’affrontement des pou­voirs dom­i­nants entre eux.”

Ahmet Ker­im, eth­no­logue, licen­cié de son poste à l’université, par décret, comme les autres uni­ver­si­taires sig­nataires de l’appel de la paix, réagis­sait après la déci­sion de con­damna­tion sur son compte Twit­ter : “Il serait donc à 8 ans et demi de prison, le prix de la par­tic­i­pa­tion à la man­i­fes­ta­tion du 1er mai, à des grèves et boy­cotts, le fait de par­ler dans des tables ron­des et sym­po­siums, de men­er une lutte pour un munic­i­pal­isme pop­u­laire et révo­lu­tion­naire, et de descen­dre l’antropologie dans la rue… Le monde sera révolu et nous chanterons la même chan­son. Noyez-vous dans votre pro­pre persécution.”

Sinem Mut de l’Université d’Ankara, a souligné que le pou­voir de l’AKP, ne se sou­ci­ait pas de qui avait pré­paré les dossiers d’accusation, et mené le juge­ment, mais s’intéressait plutôt à celles et ceux qui seront con­damnéES. Le polici­er qui dirigeait l’opération de perqui­si­tion à mon domi­cile, en 2012, m’avait dit “Vous lisez beau­coup, vous faites beau­coup de recherch­es, mais…..”. Aujourd’hui je voudrais com­pléter sa phrase. “J’ai sur­mon­té des dizaines de dif­fi­cultés, j’ai obtenu le droit d’être chercheuse. Depuis que j’ai été incar­cérée je n’ai pas cessé de lire et de rechercher, je con­tin­ue de pro­duire autant que je peux. J’aimais mon méti­er, et j’avais l’objectif de suiv­re le chemin de la sci­ence et de la rai­son, appren­dre, et si on me le per­me­t­tait de trans­met­tre. Mon but était d’enseigner et de pro­duire avec de jeunes généra­tions, non pas big­otes, mais qui se tien­nent près de la lumière, la sci­ence et la démoc­ra­tie. Ren­dez-vous alors, dans des jours plus lumineux.”

Zelal Karataş étu­di­ante en licence à l’Institut des sci­ences sociales de l’université de Beaux Arts Mimar Sinan : “Dans ce procès, durant lequel nous sommes jugéEs pour appar­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste, la total­ité des accu­sa­tion con­cer­nent nos droits de citoyens, pro­tégés par la Con­sti­tu­tion. Il ne s’agit d’aucun délit, ni de crimes. Par­tic­i­pa­tion aux man­i­fes­ta­tions de 1er mai, du 8 mars, présence aux rassem­ble­ments organ­isés par les syn­di­cats, appar­te­nance à une asso­ci­a­tion légale, organ­is­er une ini­tia­tive tel un sym­po­sium etc… Cette déci­sion démon­tre que toutes celles et ceux qui oseront oppos­er le courage d’être réfrac­taires, seront déclaréEs ‘ter­ror­istes’ et crim­i­nal­iséEs. Nous utilis­erons tous nos droits de recours juridiques.”

Les paroles de Cem Kaan Gür­büz, étu­di­ant en licence, à la fac­ulté des Sci­ences sociales à l’Université de Moyen-Ori­ent, résume nt l’essentiel de ce procès :

La police, les juges et pro­cureurs enta­ment un procès pour “appar­te­nance à une organ­i­sa­tion illé­gale”. Ils sont ensuite licen­ciés eux-mêmes pour “appar­te­nance à une organ­i­sa­tion illé­gale”. Les juges et pro­cureurs de l’AKP ter­mi­nent ce que leurs prédécesseurs en prison ont com­mencé. En fait, depuis des dizaines d’années, telle une poli­tique immuable d’Etat, c’est la lutte pour les droits démoc­ra­tiques qui est jugée. Peu importe quelle clique est la plus forte à l’intérieur de l’Etat, pour pro­téger la péren­nité de l’Etat, on utilise con­trainte. Mal­gré tout, nous essayons de garder espoir et résis­tance. Le vent tournera.”

Peut être serait-il utile en faisant court,  de revenir en quelques mots sur la col­lab­o­ra­tion active entre Fetul­lah Gülen et Erdoğan jusqu’au­tour des années 2013/14, années durant lesquelles vont sur­gir entre eux des diver­gences sur le partage et l’ap­pré­ci­a­tion de la cor­rup­tion. Les ten­sions seront telles à l’époque, qu’après qu’Er­doğan ait émis le voeu de réduire l’in­flu­ence gran­dis­sante de Fetul­lah Gülen, qui, via ses fon­da­tions, ses écoles, avait placé au sein de l’ap­pareil d’E­tat et de l’ar­mée ses “oblig­és” qu’il avait for­mé, celui-ci lancera ses juges et pro­cureurs dans une opéra­tion mains pro­pres qui fit alors vac­iller l’AKP. D’autres griefs, comme la manne finan­cière con­sti­tuées par les fon­da­tions et écoles Gülen de par le monde, étaient aus­si dans la bal­ance. On se sou­vient aus­si  que, bien que les officiers mil­i­taires gülenistes aient majori­taire­ment encadrés les états de siège et les mas­sacres con­tre les pop­u­la­tions des quartiers kur­des à l’Est en 2015, Erdoğan avait ensuite men­acé de “restruc­tur­er forte­ment l’E­tat major”, pour les “remerci­er”. Ce fut d’ailleurs un des aspects du déclenche­ment du coup d’E­tat man­qué de 2016.

En bref, donc, il est des enne­mis d’au­jour­d’hui pour Erdoğan qui furent ses meilleurs amis d’hi­er, dans son acces­sion au pou­voir et la con­sol­i­da­tion de celui-ci. Pas éton­nant donc, que les insoumis de tou­jours à la turcité, cause de toutes les divi­sions et guer­res, aient été les adver­saires des deux, et que pour ce procès, cela se mar­que par une con­ti­nu­ité dans l’injustice.

Mais il est cocasse que l’ac­cusé de tou­jours risque en prison de côtoy­er celui qui a instru­it con­tre lui pour le men­er là, le vent ayant tourné. Cela se pro­duit d’ailleurs même dans l’ex­il, puisque nom­bre de gülenistes sont pour­chas­sés hors de Turquie, tout comme les opposantEs de gauche ou les mil­i­tantEs kurdes.

Le deux­ième enseigne­ment est juste­ment celui des con­ti­nu­ités des pou­voirs d’E­tat et de leur machine à réprimer, quels que soient les purges, les change­ments et les régimes. La République de Turquie a ses fon­da­men­taux, et le géno­cide refoulé  qua­si fon­da­teur est tou­jours bien gardé par ceux qui la ser­vent, s’en ser­vent, et se ser­vent au pas­sage. Pour ce procès, c’est donc cette mar­que d’une con­ti­nu­ité de l’E­tat dans les change­ments qui est remarquable.

Et que ces opposantEs à l’E­tat soit des uni­ver­si­taires pour la Paix, inter­roge for­cé­ment sur la nature de l’E­tat qui leur fait la guerre.


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