Ce jour, 4 avril 2019, les kedi sont heureux de pouvoir enfin serrer Zehra Doğan entre leurs pattes, à l’occasion des remises de prix Index on Censorship, à Londres.
Zehra Doğan a été nominée dans la catégorie Art, il y a quelques mois pour ces prix qui accordent une bourse d’un an pour leurs lauréatEs, pour récompenser un combat remarquable pour la libre expression contre la censure.
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Zehra, rappelons-le, à 29 ans, a déjà été primée à différentes reprises.
Comme journaliste, en 2015, elle reçoit le prix Metin Göktepe, nommé ainsi en hommage au journaliste tué en prison en 1996 lors d’une garde à vue en Turquie. Ce prix récompensait ses reportages sur les femmes yézidis. Le 5 novembre 2017, l’association suisse des libres penseurEs, Frei Denken, lui décernait le prix “Freethinker Prize” 2017, ainsi qu’à Masih Alinejad, la journaliste iranienne. Zehra était alors en prison… Le 3 mai 2018, Deutscher Journalisten Verband (Association de journalistes allemande) lui a attribué le prix du “Printemps de liberté de presse”. Enfin, le 19 juin 2018, elle recevait le prix du “Courage en journalisme” de l’International Women’s Media Foundation. Zehra était toujours en prison.
Voilà donc, depuis 2015, que, pour la première fois, Zehra comparaît libre devant le jury d’un prix qui concerne son Art.
Zehra n’a sollicité aucun de ces prix.
“Peux-tu leur dire, qu’avec ce prix, nous avons reçu un incroyable soutien moral moi et toutes mes amies ici, et que je suis parfaitement consciente que ce prix a été donné à travers moi à tou-te‑s les prisonnier-e‑s de la pensée. J’en suis honorée…” écrivait-elle le 5 novembre 2017, pour le Prix de la libre pensée suisse. Et elle ajoutait :
Aujourd’hui, toute la journée, j’ai fait le ménage, j’ai lavé les linges, j’ai préparé plusieurs fois le thé, j’ai cuisiné. C’était le jour où j’étais de service. Celles qui sont de service se lèvent à 6h du matin, préparent le thé et le petit déjeuner, balaient le sol, passent la serpillère, dépoussièrent les armoires, la télé, et les glaces, jettent les poubelles, récupèrent le pain et les repas de la cantine et les distribuent, préparent le thé à nouveau, nettoient la théière, ramassent les tables… J’ai fait tout cela aujourd’hui.
Qui sait, peut être qu’au moment où je balayais tu étais en train de recevoir le prix. Les côtés étranges et curieux de la vie…
J’aurais beaucoup voulu qu’on soit ensemble. Mais je regarde aussi sous un autre angle ; le fait que mes pensées soient récompensées alors que je suis prisonnière, a tout un sens. Ce prix a été décerné à toutEs les prisonnierEs d’opinion.
(Extraits de lettres)
Il s’est trouvé des associations, nombreuses, et on ne peut les citer toutes, des collectifs, des personnes et personnalités, qui se soient arc-boutées derrière la voix puissante de Zehra, décrivant avec ténacité, comme journaliste et artiste, écrivaine aussi, la situation à la fois de l’oppression de son peuple, les Kurdes, mais aussi la chape de plomb qui s’est abattue sur l’ensemble de la Turquie. Cela rassure un peu sur l’humanité. Et ces prix, justement, symboliquement sont cette réassurance.
Ils aident également Zehra Doğan à assurer les projets nombreux qui sont les siens, et lui permettront de poursuivre sa résistance, même en dehors de ses terres, puisque désormais elle est en exil.
Zehra est une artiste, une journaliste, une écrivaine, femme et Kurde de Turquie, et ne se séparera jamais de ces identités plurielles, où qu’elle soit, ni de sa rage de se battre, que tempère et humanise son coeur. Elle n’a pas fini de vous en faire voir…
Ses expositions, plus que jamais, présenteront son travail d’artiste, certes, mais son propos d’archivage et de déchiffrage de l’histoire kurde d’aujourd’hui, cette fois souvent en sa présence. La dernière en date fut magnifique et d’autres dates et lieux se profilent. Ses mots seront donnés à lire, dans le courant de la fin d’année, par la publication en traduction française, aux Editions des Femmes, à Paris, de sa correspondance de prison. Et sa parole, sans besoin d’auto-censure, qui n’a d’ailleurs jamais été une pratique chez Zehra, s’exprime déjà très fort dans les articles qui paraissent en Europe : “Je suis hors de prison et je ne me tairai pas”.
Voilà, c’est fait.
La chaleur et le sourire de Zehra, sa force aussi, ont eu raison de cet article et les larmes de joie ne peuvent se voir sur internet.
Le combat est loin d’être terminé et vous entendrez parler Zehra, encore et encore, pour les enfants détenus, pour les prisonnièrEs politiques, pour les femmes, contre le patriarcat et les injustices, pour les projets de société démocratique en Syrie… Et pour celleux qui ne comprendraient pas, devra-t-elle leur faire un dessin ?
Parce que, il faut vous l’annoncer, elle l’a obtenu, ce prix, vous vous en doutiez !
Le prix Index on Censorship 2019, dans la catégorie Art pour la liberté d’expression et contre la censure est décerné à… Zehra Doğan, pour son combat qu’elle a mené en prison, aux côté de ses co-détenues, et l’aider à le poursuivre.
Laissons la dernière parole à Zehra, qui a reçu aujourd’hui, le prix de Liberté d’expression, dans la section Art, remis par Index on Censorship. Cette fois, elle l’a pris dans ses propres mains…
Voici la traduction du discours qu’elle a prononcé en Kurde :
Imaginez que vous êtes, en tant qu’artiste, dans une ville détruite par la guerre. Pourriez-vous penser autre chose qu’à dessiner la destruction que vous voyez ?
“Ce dessin dépasse la limite de la critique”. Ces paroles appartiennent au Juge qui m’a condamnée à la prison, pour un dessin que j’avais réalisé. Les frontières de l’art, sur lesquelles le monde de l’art n’a, depuis des siècles, pas pu être unanime, sont donc définies en Turquie, par décision d’un tribunal.
En Turquie, l’art n’est pas le seul dans ce cas. On dessine des frontières autour de beaucoup. Ce que vous pouvez dire en discutant avec vos amiEs, les sujets sur lesquels vous pouvez écrire, les notions que vous pouvez aborder avec vos élèves à l’école, tout est limité par le pouvoir. Les journalistes qui refusent ces frontières, qui utilisent leur liberté d’expression, sont, soit privéEs de leur travail, ou de leur liberté, soit encore de leur vie. Les problèmes rencontrés par les femmes, qui luttent contre l’oppression du système patriarcal, ont aussi augmenté. Ceci est valable également pour les Kurdes, qui veulent exprimer leur identité. Nous, les Kurdes, qui ne rentrons pas dans le moule du pouvoir, nous trouvons face à des perquisitions, arrestations, et même la mort. Actuellement, dans mon pays, une grève de la faim initiée par la parlementaire Leyla Güven, est relayée par des milliers de prisonnierEs. Leur état est critique. Soyez leur voix.
En Turquie, les prisons sont remplies d’artistes, d’intellectuelLEs et de politiques. Parce que nous refusons les frontières mises autour de la liberté d’expression, et que nous continuerons de le refuser. Même s’ils essaient de limiter encore plus la liberté d’expression, dans les prisons, avec des interdiction de livres, de censure sur les lettres, de nombreux prisonniers et prisonnières brisent ces interdits avec leurs créations. Je remercie tout le monde pour ce prix, je le reçois au nom de Leyla Güven et tous les prisonniers et prisonnères et le dédie à tous les Peuples qui luttent.