Voici la traduction de l’article de Zehra Doğan, publié en anglais sur The Independent, le 31 mars 2019.
Français | English (The Independent) | Türkçe (Duvar)
Je viens de quitter la prison en Turquie où j’étais enfermée à cause de mon art, mais je refuse de me taire
En Turquie, les combats entre les forces de sécurité et les groupes armés dans les villes à majorité kurde débutèrent en 2015 et, en tant que journaliste kurde, il me parut essentiel de visiter ces villes. Les médias turcs, presque entièrement sous contrôle gouvernemental, ne rapportaient que les informations fournies par les forces de sécurité, d’une façon biaisée et sous forme de propagande.
À cette époque, je travaillais pour JINHA, une agence de presse entièrement féminine qui présentait toutes ses informations sous un point de vue féministe. Il ne restait plus qu’un an avant que JINHA, dont j’étais une fondatrice, ne fut fermée par décret gouvernemental.
Avant que ne je me rende dans ces villes, certains m’ont averti que je risquais d’être arrêtée. Ces endroits étaient alors sous occupation militaire, avec une interdiction absolue de circuler dans les rues, interdiction valable vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours par semaine, de telle sorte que les cadavres des civils, tués dans les échanges, demeuraient exposés sur la route des jours entiers.
Ne pas y aller aurait voulu dire que j’abandonnais mon peuple et que leurs récits ne seraient jamais connus. J’avais peur d’être détenue ou blessée dans les combats, mais cela ne pouvait pas m’empêcher de faire mon devoir de journaliste. La peur est humaine, mais y céder lorsqu’on tente de faire connaître la vérité face à un régime répressif, c’est perdre la bataille avant même qu’elle ne soit engagée.
En tant que reporter, j’assurai la couverture des zones de conflit pendant plusieurs mois, transmettant les informations sur ce que je voyais ainsi que les déclarations des témoins habitant ces villes. Notre couverture passa inaperçue dans la majeure partie de la presse turque. Les sites web publiant nos informations étaient censurés. En tant que peintre, je décidai d’utiliser mon art afin de transmettre ce qui se passait autour de moi. Je commençai par dessiner la destruction de la ville de Nusaybin et les événements douloureux autour de moi, utilisant un stylus sur mon téléphone mobile afin de partager ces informations sur les réseaux sociaux. Ceux-ci n’étaient pas censurés au même degré que les médias grand public, et ces images commencèrent à être largement partagées. Il ne m’était jamais venu à l’idée qu’afin de communiquer ce qui se passait dans une zone de conflit contemporaine, il me faudrait le peindre, comme le faisaient les peintres de guerre dans les années 1800.
Ces images retinrent l’attention des usagers des réseaux sociaux et ne passèrent pas inaperçues aux yeux de l’Etat. Après mon départ de Nusaybin, je fus détenue et mise en état d’arrestation. Le système judiciaire turc répondit brièvement à certaines questions que se posent les artistes – tel “y a‑t-il une limite à la critique artistique et, si oui, quelle est-elle?” – en décrétant que mon dessin avait “outrepassé les limites de la critique artistique.”
Au début, on me permit de peindre en prison. Les gens nous faisaient parvenir de l’extérieur de la toile, des peintures et des pinceaux et je peignis avec les prisonnières, et enseignai la peinture à d’autres prisonnières. Eventuellement, l’introduction de matériel artistique fut interdite.
Ce que les autorités oublient c’est que chaque acte de répression déclenche sa propre résistance: je me mis à produire mon propre matériel. Mes couleurs venaient des fruits, des légumes, des boissons et du sang menstruel des femmes emprisonnées. Je fabriquais mes pinceaux à partir de plumes d’oiseaux tombées dans la cour de la prison, et des cheveux des femmes. Je produisis bien davantage sous ces conditions de répression que je ne l’avais jamais fait dans le monde extérieur, et je ne perdis pas courage – malgré la saisie et la destruction de douzaines de mes peintures et des notes que j’avais écrites pour un roman.
Pendant qu’on me décrivait comme une “terroriste” en Turquie, mes images furent exposées dans nombre de pays européens. À mon insu, je fus désignée pour nombre de prix internationaux, et en remportai certains. L’image que la cour avait jugé comme “outrepassant les limites de la critique artistique” fut projetée par Banksy sur une mur à New York. Plusieurs artistes et organisations internationales réclamèrent ma libération et attirèrent l’attention sur les journalistes emprisonnés en Turquie. Mon art et mes mots que les autorités avaient tenté d’étouffer et de censurer, se répandirent aux quatre coins de la terre, en conséquence de cette répression. Je reçus des lettres et des cartes postales d’encouragement et il est difficile de décrire l’optimisme que répandait chacune d’entre elles.
Tout ceci ne fut pas seulement un énorme soutien moral pour moi, mais aussi pour toutes les autres femmes avec lesquelles je séjournai en prison, ainsi que pour les artistes, les hommes et les femmes politique, et les universitaires. Nous lisions avec joie au sujet des actions de solidarité dans les quelques journaux autorisés en prison.
J’étais derrière les barreaux, mais j’étais libre. L’Etat pouvait m’enfermer, mais il ne pouvait pas mettre mon esprit sous arrêts. Aujourd’hui, il y a des milliers de gens à l’esprit libre dans les prisons, et des millions d’esprits aux arrêts à l’extérieur, soumis au lavage de cerveau gouvernemental.
Après ma propre expérience de la prison, je crois que le monde entier doit apporter plus de soutien aux prisonniers en Turquie. Contrairement à ce qu’il en était pendant que j’étais emprisonnée, la politique Leyla Güven a démarré une vague de grèves de la faim, que plusieurs centaines de personnes poursuivent depuis plus de cent jours, n’ingérant que des quantités limitées d’eau sucrée pour retarder la survenue de la mort. Leurs demandes sont complètement légales et fondamentales: que le leader du PKK, Abdullah Öcalan, puisse utiliser son droit juridiquement reconnu de consulter ses avocats. Plusieurs personnes sont maintenant aux portes de la mort et en date du 29 mars, quatre personnes étaient décédées des suites de leur grève.
Bien que la grande majorité des médias turcs n’en fasse pas état, même dans la plus petite colonne, exercer une pression internationale sur le gouvernement est ce qui importe le plus. Je suis maintenant hors de prison, mais il y a beaucoup de journalistes, d’artistes, d’étudiants, d’universitaires et de personnalités politiques en état d’arrestation à cause de leurs idées. Il y en a suffisamment pour transformer les prisons turcs en plus grand centre d’éducation au monde, sauf qu’on saisit leurs cahiers, que les livres qu’ils souhaitent lire sont interdits et que les œuvres d’art qu’ils créent sont déchirés en morceaux. Ne les oubliez pas et faites ce que vous pouvez pour les aider.
Zehra Doğan a été désignée cette année pour le prix Index on Censorship Freedom of Expression Awards for Arts