Turquie — On retrou­ve tou­jours les mêmes diver­gences d’ap­proches, dans l’ensem­ble des analy­ses faites des résul­tats élec­toraux de Turquie par les médias, suite aux élec­tions locales.


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Selon qu’on vide de son con­tenu le con­cept de démoc­ra­tie pour le réduire à l’ex­is­tence ou non d’élec­tions, à la mode européenne, qu’on refuse d’analyser en pro­fondeur le nation­al­isme turc (turcité tri­om­phante) et ses con­séquences sur les fortes minorités de Turquie, qu’on appar­ti­enne au sérail poli­tique d’Er­doğan, où qu’on se tienne aux côtés de ceux qui subis­sent mil­i­taire­ment ou sournoise­ment la répres­sion de l’ap­pareil d’E­tat, pour résumer, les points de vue sont bien sûr divergents.
C’est une évi­dence, me direz-vous, mais dans ce cas, lorsqu’il s’ag­it d’ar­ti­cles de presse, il faudrait peut être affich­er sa couleur et la nature du bal­con d’où l’on par­le, et non se réfugi­er der­rière une fausse “objec­tiv­ité jour­nal­is­tique”, sous le pré­texte qu’on soit cor­re­spon­dantE d’un grand titre en poste en Turquie.

Tout en com­prenant par­faite­ment les men­aces qui pèsent en per­ma­nence sur les cor­re­spon­dantEs de presse sur place, sous divers­es formes, directes ou indi­rectes, et poussent à auto-cen­sure per­ma­nente, celles-ci ne peu­vent pour­tant pas servir d’al­i­bi à des aligne­ments poli­tiques qui relèvent de la céc­ité face aux évi­dences de la société turque et de son his­toire, passée et récente, surtout lorsqu’on y est en rési­dence longue.
Chez les kedi, on avait autre­fois résumé cela à la “fréquen­ta­tions assidues de cer­taines ter­rass­es laïques d’Is­tan­bul”, en hau­teur de préférence, qui col­oraient l’in­for­ma­tion en prove­nance de Turquie.

Bref, après ce détour que j’ai pen­sé néces­saire, après mes lec­tures et écoutes de ces derniers jours, je reviens aux résul­tats et aux com­men­taires. Et j’af­fiche ma couleur, sans retenue ni cen­sure et sans jouer les Karagöz

Les résul­tats en eux mêmes, mis­es à part les tricheries et les manip­u­la­tions dev­enues récur­rentes et qui ne datent pas d’hi­er, à l’en­con­tre des oppo­si­tions, sont une réal­ité qui reflète, tel un sondage grandeur nature, les rap­ports de forces poli­tiques et soci­aux en Turquie. On peut ne pas appartenir au camp des “fétichistes des élec­tions” et, en même temps, con­sid­ér­er qu’elles expri­ment par­fois une réal­ité crue.
Un seul tour, un vote plutôt mas­sif (même si l’oblig­a­tion est sans sanc­tion depuis longtemps), des manip­u­la­tions qui cette fois ont été quelque peu retenues, ren­for­cent le fait que cette con­sul­ta­tion puisse servir de base d’analyse, d’au­tant que les enjeux étaient tout autant forte­ment local­isés que guidés par un “tout sauf Erdoğan” d’un côté et “Erdoğan, c’est la Nation” de l’autre.

Les chauds par­ti­sans du régime met­tent bien sûr en avant la glob­al­i­sa­tion des résul­tats à 52 % et rel­a­tivisent, en soulig­nant au pas­sage une vital­ité démoc­ra­tique, les revers élec­toraux à Ankara et Istan­bul. Ils ne répon­dent pas lorsqu’ils sont inter­rogés sur les déc­la­ra­tions hâtives du Pre­mier Min­istre bat­tu à Istan­bul et les affichages vite retirés de “remer­ciements” de l’AKP en direc­tion des électeurs/trices.
Ces 52 %, compte tenu de la nou­veauté des alliances per­mis­es par la nou­velle con­sti­tu­tion prési­den­tielle, et revenons‑y, des manip­u­la­tions élec­torales mêmes mar­ginales, ne con­stitue pas une pro­gres­sion, loin de là. Le % de la coali­tion AKP/MHP est néan­moins supérieur, là où, au niveau des dis­tricts et des provinces ces alliances n’ex­is­taient pas. Et il aug­mente au prof­it du MHP ultra nation­al­iste, même s’il ne se traduit pas par des pris­es de pou­voir locales.
L’é­ti­age des Prési­den­tielles reste grossière­ment le même, avec en son sein la dimen­sion nation­al­iste en progression.

Cette même dimen­sion nation­al­iste s’ob­serve dans la coali­tion d’op­po­si­tion CHP/IYI, celle qui con­quiert Istan­bul et Ankara entre autres, et con­solide des bas­tions de tou­jours comme Izmir. Le IYI par­ti, qui n’a rien d’un par­ti pro­gres­siste, se ren­forcerait plutôt dans le “tout sauf Erdoğan”.

Deux choses sont à crain­dre, sur le plan insti­tu­tion­nel, suite aux résul­tats de dimanche. La pre­mière se cache dans les réformes d’Er­doğan. Celles-ci don­nent en effet un pou­voir de con­trôle accru de l’E­tat sur les déci­sions budgé­taires des pou­voirs locaux. On devine aisé­ment que la phrase d’Er­doğan sur le thème “je leur souhaite bien du plaisir” con­cerne les futurs rap­ports de forces qui vont s’in­stau­r­er. La deux­ième a été claire­ment énon­cée avant dimanche, et a déjà fait les preuves de sa nociv­ité. La mise à l’é­cart des éluEs au prof­it d’ad­min­is­tra­teurs nom­més, là où le régime le déciderait a déjà privé un très grand nom­bres de pop­u­la­tions à majorité kurde de ses représen­tantEs éluEs ces dernières années, et cela peut recom­mencer. D’au­tant que l’on peut facile­ment imag­in­er que la coali­tion nation­al­iste d’op­po­si­tion ne se sen­ti­ra pas con­cernée par ce qui sera présen­té comme la “lutte con­tre le séparatisme”. Et dès aujour­d’hui, toutes les con­tes­ta­tions et deman­des de re-comp­tage sont déposées dans les local­ités où le HDP l’emporte, his­toire de pré­par­er le ter­rain. Voilà qui pour­rait nuancer forte­ment la “vital­ité démoc­ra­tique”, si cela se produisait.

Juste­ment, par­lons-en, de cette “vital­ité démoc­ra­tique”. Si, comme l’ex­prime quelques rares observateurs/trices avisées, il s’ag­it de soulign­er que la chape de plomb que fait peser le régime de Turquie cache des brais­es qui ne deman­dent qu’à met­tre le feu, je souscris. Les résul­tats en effet démon­tre que ces brais­es là, ont util­isé le vote. Et c’est une heureuse con­stata­tion, surtout lorsqu’on y ajoute, et là le % n’a plus de sens, la forte expres­sion des pop­u­la­tions à majorité kurde, en dépit de ces cinq dernières années d’ex­ac­tions, de meurtres, d’op­pres­sion, d’emprisonnements et de con­fis­ca­tion politique.

La stratégie élec­torale du HDP, de se con­cen­tr­er sur les dis­tricts, provinces et com­munes pou­vant être con­quis­es, ou celles à défendre, est en effet payante. Elle con­forte l’idée de vital­ité démoc­ra­tique, même si je préfère l’ap­pel­er “main­tien de la lutte pour l’au­tonomie démocratique”.
Elle a impacté directe­ment à Istan­bul et Ankara les résul­tats de la coali­tion CHP/IYI, lui appor­tant les voix de celles et ceux qui, à leur manière, ont voulu don­ner un sens poli­tique au “tout sauf Erdoğan”. Le HDP ne se cache pas d’avoir voulu provo­quer des “revers à l’Ouest” pour l’AKP.

Et ces revers poli­tiques, une fois mis en per­spec­tive, redonnent, c’est vrai, des couleurs au paysage d’hiv­er. Mais ils n’ef­facent pas la réal­ité du pou­voir, ni cet axe nation­al­iste majori­taire, répar­ti entre oppo­si­tion offi­cielle et par­ti­sans du régime.
De là à autoris­er des commentateurs/trices à redonner une vir­ginité poli­tique au CHP, qui rede­viendrait par le mir­a­cle des urnes le futur de la Turquie… Ce par­ti est tombé du fait des cor­rup­tions passées, du mil­i­tarisme répub­li­cain soutenu par le mépris du petit peu­ple ana­tolien des class­es dirigeantes, ce fut le par­ti arc-bouté au néga­tion­nisme, le suc­cesseur affil­ié des organ­isa­teurs de mas­sacres con­tre les Kur­des dans les années 80 et 90. Il rede­viendrait qua­si la gauche turque ?

On peut m’ac­cuser d’être réduc­teur et d’aller un peu vite. J’en con­viens. Les racines du prob­lème turc sont plus com­pliquées et méri­tent larges nuances, et d’y pren­dre son temps. Mais celleux qui pour­raient me faire ce reproche sont les mêmes qui depuis des décen­nies don­nent de la Turquie l’idée d’une “belle démoc­ra­tie musul­mane laïque” qui aurait été cor­rompue par un méchant Ottoman ignare. C’est cette idée là, qui sert de cache-sexe à toutes les com­pro­mis­sions européennes.

Et puisqu’il faut con­clure, autant le faire sur une note moins acide, même si on ne peut chanter victoire.

Le mou­ve­ment kurde est prag­ma­tique. Il con­sid­ère, et il a rai­son, que ces revers d’Er­doğan pren­dront sens d’une manière ou d’une autre. Ils pensent que sur la scène dite inter­na­tionale, et donc sur la Syrie, cela pour­ra jouer un rôle, et se félici­tent de leur stratégie élec­torale. Les revers politi­ciens peu­vent en effet avoir des effets domi­no. Mais les grandes lignes de fond demeurent, et aucune con­sul­ta­tion pop­u­laire n’est prévue dans les années immé­di­ates, alors que le régime tient toutes les clés, mal­gré la crise économique. Assis­ter à un grand débal­lage prob­a­ble au sujet de la cor­rup­tion qui sera dévoilée par les pris­es de guerre du CHP ne suf­fi­ra pas à entrevoir des perspectives.

Ce n’est donc pas le moment de chanter le retour de la démoc­ra­tie en Turquie, sauf à dire qu’une part de sa pop­u­la­tion en a soif, et l’a exprimé.

(Pour les résul­tats chiffrés, ils fig­urent ICI, détail­lés).


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…