Quand Zehra Doğan s’ac­croche aux murs de l’Opéra de Rennes, ses toiles de for­tune ont ce pou­voir de sus­citer autour d’elles la création. 

Per­son­ne ne sort indemne d’une expo­si­tion d’oeu­vres pic­turales de Zehra Doğan. Elle accroche à ses toiles, dit-elle, l’his­toire de son Pays kurde qui saigne. Jour­nal­iste et artiste à la fois, elle a archivé les souf­frances d’un Peu­ple, et pour­tant pro­jette aus­si une foi en un avenir qui passe par les femmes. Elle vient de pay­er cet art de plus de deux années de geôle.

C’est un choix d’oeu­vres, qui chaque fois, et encore en ce moment à Rennes, est don­né à voir et à ressentir.

Et quand une femme en poésie fran­chit le seuil, le sai­sisse­ment se mue en mots.

Del­phine Durand nous dit alors “Lorsque j’ai vis­ité l’ex­po­si­tion de Zehra Doğan à l’Opéra de Rennes, j’é­tais seule… L’œu­vre de Zehra est un rossig­nol qui saigne. C’est un fou­et qui hérisse la peau sur une fenêtre de lait, c’est la saignée vol­canique d’un tes­son de miroir, c’est l’en­vol prophé­tique de la plaie, c’est la lumière mag­ique de la veuve, c’est la neige oubliée qui reste dans la main…”

Nos cœurs battent encore

                                         Pour Zehra Doğan

Nos cœurs bat­tent encore

même si les osse­ments ten­tent de s’ar­racher à la terre pour rejoin­dre l’étoile

nos formes tem­porelles escortées de feux de camps et de délires

dépensent leurs piécettes de chair à con­vers­er avec

leurs mains seules dans la nuit

Nos cœurs bat­tent encore dans cette danse forcenée sans musique

cette dia­bolique ivresse sans le cantique

tan­dis que des chiens vien­nent nous déterrer

peut-être dors-tu au plus vif de tes toiles

Nos cœurs bat­tent encore

dans ce peu de glaise

forme d’une idée

qui cherche en pleu­rant la racine du monde

Nos cœurs bat­tent encore du fond de leurs cendres

l’âme est ce papil­lon inventé

qui est un mur de pitié pour tous les os jetés par les fenêtres

la rafale d’en­fants brûlés comme s’ils avaient tou­jours été ensemble

et cette cor­beille d’horreur ten­due au danseur au bord de l’abîme

mais nos cœurs bat­tent encore

Avance-toi

peu importe que tant d’an­nées aient passé

dans les dures épines de la tristesse

aucun ange ne t’ar­rachera les yeux

ton cœur bat encore

toute la chaleur de la mort restera à genoux

et tu ne me précéderas jamais dans la pous­sière des choses

la poitrine transper­cée d’amour

la poésie reste

les yeux noués à ton ombre

l’é­clair de ton cœur ren­ver­sé dans la coupe

où l’on voulait te contenir

 

Chanson du lierre

                                         pour Zehra

Fan­tôme sans corps de fantôme

Qui guette les désobéissances

Je suis les yeux de la nuit

Qui ferme les lèvres

Du cré­pus­cule

Je suis irréelle

Dans l’unique

Mur­mure

Du des­tin

Qui se replie

Et ago­nise

Dans ses énigmes

Demain ma présence

Mour­ra dans d’autres cœurs

Sus­pendue aux arbres

Qui m’ont longtemps attendue

Je suis et je ne suis pas

J’allume la douleur

Du phare

Sur la peau dormante

Des écueils

J’enfonce

La paix comme un poignard

Dans les yeux

Des vieil­lards aveugles

Etoile entre­bâil­lée

Qu’éclaire le hasard

Je veille sur le brouillard

Je te précède dans la poussière

Je con­verse avec les miroirs

Je me noie dans la farine

Je gran­dis sur le dos

De l’ange à ta porte

Au fond de moi je me rappelle

Un songe submergé

Où vien­nent boire

Les étin­celles

De toutes les marées

Avec les cheveux à tous vents

Nais­sante en tous lieux

Sou­venir de femmes bleues

Découpées

Dans les cica­tri­ces du mur

Corps fasciné vers la mort

Qu’elle cul­tive

Plus je suis triste

Et plus je suis belle

Dans un nou­veau corps

Je suis der­rière toi

Je reviens

Si je meurs

Si je perds mon chemin

Tu me trou­veras éteinte

Aucune vaine lumière

Ne pour­ra te voir naitre

Fuyez les lampes !

Je viens à la nage du cœur de la nuit

Pour pos­er mes mains sur tes épaules

Je vais baiser la boue de mes larmes claires

                                         Inspiré de l’œuvre de Zehra Doğan

La bouche est pour­rie comme une pomme en fin d’automne

les fruits se pen­dent, caducs, se fend­ent autant de plaie que de surprise

elle garde claire son huile pour sa lib­erté qui donne l’om­bre à toute une forêt

ses orbites caves sont des berceuses pour la lune

Le rosier que tu arroses de ta semence se tresse de serpents

dans la portes mouil­lée des déchirures qui claquent

Elle crie sans espoir sur ta poitrine

son vis­age regarde à tra­vers les vitres

vers une soif loin­taine et sans remède

ses jambes sont des lances de lumière qui frappent

les noc­tam­bules qui refusent de céder le pas aux étoiles

l’ag­o­nie humil­iée des puits salue le ciel

Tu ne peux plus sauter le mur qu’é­claire le hasard

et la fab­uleuse sécu­rité de ton impuissance

est ce man­teau mourant de froid

entre tes pris­ons une liqueur de paroxysme

se dresse comme sous la main d’une princesse somnolente

Dans l’air assas­s­iné le temps berce la merveille

tu vas encore bais­er la boue de tes larmes claires

L’amour est ce morceau de nuit où tu es debout

 

Del­phine Durand

Con­nais­sance de l’om­bre”, le pre­mier recueil de poèmes de Del­phine Durand vient de paraitre le 1er mars 2019 aux Edi­tions Le Réal­gar dans la col­lec­tion l’Or­pi­ment.

Poésie illus­trée par l’artiste Serge Kantorowicz…
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Delphine Durand
Delphine Durand
Historienne de l’art, mystique, poète, laissons au pluriel magnifique les mots de l’invisible… Delphine est ontologiquement présente dans la seule perdurable présence de l’art.
Après des études de théologie et de philosophie, elle choisit l’histoire de l’art mais son cœur nervalien l’entraine vers des univers fantasmatiques et sauvages, et enfin la poésie où nous sommes tous libres.

 

Image à la une : Œuvre de Zehra Doğan. “Mon plus grand désir est de devenir immor­tel et de mourir après” (A bout de souf­fle de Godard). Jours Clan­des­tins. Istan­bul, 2017. 72  x 128 cm. Acrylique, feuille d’or sur toile. Pho­togra­phie par Jef Rabillon.

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