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Ley­la Güven vient d’être trans­férée de la geôle d’Amed vers celle, plus vaste, de la Turquie. Voilà bien une façon en réal­ité de ten­ter de cass­er sa résistance.

Et ce n’est pas moi qui le dit, mais elle même, dans le texte que j’ai pu lire et qu’elle a fait pub­li­er par le HDP (Par­ti Démoc­ra­tique des Peu­ples), dont elle est députée, élue lors des dernières élec­tions législatives.

Voici quelques extraits des pro­pos qui sont les siens :

C’était vrai­ment dif­fi­cile pour moi de sor­tir du cachot d’Amed [Diyarbakır], l’endroit où j’ai com­mencé la lutte … C’était comme si l’âme des résis­tances passées imprég­nait ces murs. Lorsque j’ai débuté cette résis­tance, j’ai vrai­ment ressen­ti cet esprit, comme une réminis­cence des expéri­ences et des paroles des amiEs qui ont vécu cette péri­ode[des 80 et 90]. Je pour­su­is cette action depuis 81 jours. J’é­tais vrai­ment bien soutenue en prison. Mais, depuis hier [26 jan­vi­er], j’ai l’impression d’être coupée de cet esprit. J’essaie de refouler ce sen­ti­ment. Rien dans le monde extérieur, que ce soit son air ou son eau, ne me sem­ble naturel, c’est comme si tout était plus naturel à l’intérieur. Comme je l’ai dit, c’est un état d’esprit très étrange…

Un psy­cho­logue à deux balles vous par­lerait de syndrome…

Mais comme j’ai déjà lu ça sous une autre plume, celle de la jour­nal­iste et artiste Zehra Doğan, (qui fut encore il y a peu une des co-détenues de Ley­la Güven, avant que d’être trans­férée dans une autre geôle, à Tar­sus), et qu’elle en par­lait très bien, je vous fais aus­si partager :

L’autre jour, je suis sor­tie pour l’hôpi­tal. J’ai regardé par la petite fenêtre du Ring [véhicule de trans­port des pris­on­nierEs] bleu. J’ai regardé le monde. Les gens couraient avec hâte. La vie con­tin­ue. Mais curieuse­ment, je n’ai pas ressen­ti de nos­tal­gie. J’ai même eu pitié et je me suis attristée encore plus. Je me suis dit intérieure­ment “ces gens ne sont pas con­scientEs d’être des pris­on­nierEs”. La seule dif­férence était le fait que dans le Ring bleu, mes mains soient menot­tées. Je n’ai pas souhaité être à la place de quiconque qui mar­chait à ce moment là, dans la rue. Ils.elles avaient eux.elles aus­si des menottes à leurs poignets mais ils.elles ne les ressen­taient pas. Cela m’a fait tout drôle. En avançant lente­ment ain­si sous le ciel gris, dans les rues suf­fo­cantes et gelées, dans la foule de gens aux expres­sions gelées, aux crânes vidés, j’ai souhaité à cet instant même, retourn­er le plus vite pos­si­ble à la prison. …/…

Et lorsqu’elle par­le de la geôle et de son “esprit” commun :

…/… Et, encore une fois nous sommes ensem­ble aux heures mati­nales. Je ne sais pas com­ment décrire cela exacte­ment, mais il s’ag­it là, de moments où je par­ticipe au plus pro­fond et des plus beaux échanges de ma vie.

C’est une ambiance où toutes, des mères aux plus jeunes, des poli­tiques aux artistes, jour­nal­istes, enseignantes, employées de mairie, ouvrières, jusqu’à la main d’œu­vre agri­cole qui trime avec sa serpe,  coulent leurs pen­sées en com­mun, en toute égal­ité, comme si elle con­tribuait à for­mer une  source  de con­nais­sances col­lec­tive. Nous avons l’im­pres­sion de faire ruis­sel­er tout notre savoir et d’obtenir un nou­v­el alliage. Et nous finis­sons nos échanges, en en tirant cha­cune le max­i­mum, en rangeant notre part dans nos musettes. …/…

zehra dogan tarsus

Prison de Tar­sus Quarti­er C‑3. Décem­bre 2018.
Bébé Der­sim et sa maman à gauche, Mère Sisê à droite, et 2è au dessus : Zehra…

Et même si elle sem­ble exagér­er quand elle écrit encore sur les “bar­belés” :

Sim­ples bar­belés. L’objet dont, dès que le nom est pronon­cé, fait s’aigrir nos vis­ages et dire “c’est moche”. L’objet util­isé pour mar­quer les fron­tières, divis­er, pour définir les espaces et qui, dès qu’on en out­repasse les lim­ites, nous punit de ses pointes.

Mais je m’arrête et je regarde main­tenant ; et cet affreux fil de fer, orné de piques, me paraît si inno­cent et inof­fen­sif, que je n’arrive même pas à être en colère con­tre lui. Il a l’air de dire “je n’y suis pour rien, c’est eux qui m’ont ren­du comme cela”. J’ai l’impression de décou­vrir son aspect naïf et pur. Comme une femme, à la dérive dans le courant de l’idéologie qui la marchan­dise depuis des mil­liers d’années, et qui se révolterait soudain en dis­ant “je n’y suis pour rien, c’est les hommes qui m’ont ren­due comme cela”. Le cri serait le même cri.

Alors, en qual­i­fi­ant ce fil bar­belé de “laid”, ne lui ferais-je pas une injus­tice ? Comme ils sont inter­venus sur tout, ils ont joué aus­si avec sa chimie et l’ont instal­lé sur nos têtes. Cela me démon­tre que le fait de se retourn­er sans cesse con­tre lui, le regarder pour le maudire, est se tromper d’adresse.
Cette nuit, ces bar­belés sont telle­ment innocents.

Lavés par les rayons de lune, leur ombre essai­ment sur les murs de la prom­e­nade, comme des femmes qui dansent. Ils bril­lent de plus belle, les bar­belés sans vie, les sen­tinelles de ma condamnation.

C’est encore elle qui, lors de son empris­on­nement en “préven­tive” en 2016, dis­ait à ses co-détenues “les jour­nal­istes sont en prison, alors faisons les jour­naux en prison”. Et elles se mirent alors au tra­vail, avec tous les risques de sanc­tions dis­ci­plinaires qui pou­vaient en découler…

La ques­tion est posée de la nature exacte et de ce que sig­ni­fie le mot “libre” en Turquie.

Vous voyez, pour une fois, me voilà à dis­courir sérieusement.

Me voilà à écrire sur ce statut aujour­d’hui de lib­erté sur­veil­lée pour les citoyens d’une “république à voca­tion ottomane” et libérale, qui va bien­tôt fêter son siè­cle d’ex­is­tence en 2023, sans avoir un instant recon­nu le géno­cide dont elle est issue, et qu’elle promène pour­tant en sautoir, comme une mar­que d’i­den­tité pre­mière, tant elle con­tin­ue à nier la mosaïque des peu­ples qui la compose.

Et vous com­pren­drez que moi, turque blanche issue de cette “tra­di­tion kémal­iste”, qui a dans sa jeunesse, comme la grande majorité de celles qui furent à même de prof­iter de l’as­censeur social, con­sid­éré la lib­erté comme lib­erté d’en­tre­pren­dre, la Nation turque comme son garant, et l’il­lu­sion de laïc­ité comme un pré­texte pour la soutenir, soit ques­tion­née par ces pro­pos de pris­on­nières, telle­ment en accord avec mon ressen­ti quo­ti­di­en d’au­jour­d’hui, les yeux ouverts. Et lorsque ces dires s’échap­pent de la geôle d’Amed, sym­bole s’il en est de l’u­nivers car­céral et de la répres­sion con­tre la Gauche turque et le mou­ve­ment kurde en par­ti­c­uli­er, vous com­pren­drez encore davan­tage qu’ils inter­ro­gent mon illu­sion de lib­erté, si toute­fois j’en avais encore une. Vous réalis­erez aus­si pourquoi j’en­rage quand vos “cor­re­spon­dantEs” de presse ici à Istan­bul ou Ankara con­tin­u­ent à employ­er le mot “démoc­ra­tie” dans vos gazettes pour qual­i­fi­er notre auto­cratie. Sans doute ser­vent-ils/elles la soupe et les élé­ments de lan­gage pour vos dirigeants européens munichois.

La Turquie est un ter­ri­toire où la lib­erté sur­veil­lée com­mune est dev­enue pleine­ment constitutionnelle.

Mais, si je sais encore lire, Ley­la Güven ne dénonce pas seule­ment cette simil­i­tude entre l’ex­térieur et l’in­térieur des pris­ons. Elle souligne une dif­férence impor­tante, entre la résis­tance de l’in­térieur et la sit­u­a­tion de qua­si renon­ce­ment de l’extérieur.
Le syn­drome ne se situerait donc pas là où on le penserait, Mon­sieur le psychologue…

Je rap­pelle au pas­sage qu’elle main­tient la grève de la faim qu’elle a entamé le 8 novem­bre 2018, donc 85ème jour aujourd’hui.…

Peut être serait-il alors temps de faire ce con­stat que les immenses reculs des lib­ertés, cod­i­fiés désor­mais dans une con­sti­tu­tion à la main d’un pou­voir unique et cen­tral­isé, garan­ti et pro­tégé à la fois par les forces nation­al­istes de répres­sion et le corset du big­ot, se sont super­posés en couch­es dans notre his­toire, pour faire de la Turquie ce börek fas­cisant indigeste.

Jusqu’aux pseu­dos insti­tu­tions qui sub­sis­tent comme autant de déni de démoc­ra­tie. Ley­la Güven est une élue d’un Par­lement nation­al où kémal­istes d’op­po­si­tion molle, nation­al­istes loup gris et mil­i­taristes, et big­ots ottomans affairistes et cor­rom­pus du par­ti du Prési­dent se passent le séné entre eux. Et son pro­pre par­ti, le HDP, qui n’est plus que l’om­bre de lui-même, puisqu’une par­tie majeure de ses éluEs, sou­tiens et mil­i­tantEs sont en prison ou en voie d’y être jetés, n’est plus guère là que pour compter les points, recevoir les men­aces ou pren­dre les coups.

Alors, pour ces élec­tions des munic­i­pal­ités qui vient, peut-on croire au mir­a­cle des pains et du vin ? Les noces nation­al­istes ne sont pas de Cana. MHP, AKP, Bon Par­ti ou CHP sont plutôt dans la tam­bouille du partage, que dans la résis­tance pour la lib­erté. Le HDP sert de cible commune.
C’est aus­si prob­a­ble­ment ce cli­mat élec­toral­iste, nation­al­iste et clien­téliste, agis­sant lui aus­si con­tre l’e­sprit de résis­tance, qui a fait dire à Ley­la à sa sor­tie “c’est un état d’e­sprit très étrange”.

L’idéolo­gie AKP, la répres­sion per­ma­nente, a rai­son des meilleurES, ou les enferme, tan­dis que le jeu de dupes de l’il­lu­sion démoc­ra­tique a depuis longtemps fait oubli­er Gezi. La peur et les purges à répéti­tion se char­gent du reste, comme autant “d’af­fich­es rouges”..
Je ver­rais encore sans doute bien des “libéra­tions” et des “arresta­tions”, des procès et des enfer­me­ments… Je lirais encore bien des “protes­ta­tions” offi­cielles d’in­stances européennes, jusqu’en 2023…

Mais à quoi bon écrire “entrée” et “sor­tie”, si la Turquie est un labyrinthe car­céral dont même un Kaf­ka n’en pour­rait faire la description.


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Mamie Eyan
Chroniqueuse
Ten­dress­es, coups de gueule et révolte ! Bil­lets d’humeur…