Un lecteur assidu nous fait partager ses ressentis et nous livre au delà son analyse, après la lecture du Sillon de Valérie Manteau.
Il arrive que les lecteurs/trices de Kedistan soient plus performantEs que ses auteurEs. C’est souvent le cas lorsqu’il s’agit de lire un livre et d’en parler, ou de voir un film. Question de temps et d’horloges…
Nous avions publié un article sur Le Sillon, pour justement illustrer cela. Et comme un lecteur nous a fait parvenir son regard et ses notes, les voici livrées à votre envie d’en connaître davantage sur “Le Sillon”, et d’en encourager la lecture autour de vous.
Je viens de terminer la lecture de ce récit révélateur sur l’état d’un pays en proie à un traumatisme profond.
Tout tourne autour d’un sujet qui se veut tabou mais devenant une obsession qui amène le pouvoir à un état de schizophrénie.
L’auteure nous révèle les faces cachées d’une société ambivalente, tantôt hospitalière et à la fois hostile.
La relation entre une française et son amant turc se perçoit comme d’une complexité similaire.
Au fil des chapitres, on découvre des détails ignorés du grand public, ou du moins, non écrits dans la presse.
La description des scènes de vie d’Istanbul est saisissante, on s’y croirait.
Il convient pour cela, de constater la précision et la qualité du récit narratif de Valérie Manteau.
Très vite, on entre dans le sujet principal du récit qui tourne autour de Hrant Dink, journaliste fondateur du journal Agos, abattu par un tueur le 19 janvier 2007.
L’auteure entend parler de cet homme au parcours atypique et cherche à comprendre le motif de sa fin brutale. Elle rencontre des hommes et des femmes qui lui apportent des réponses par bribes et en final, le lecteur est imprégné de son destin tragique.
Hrant Dink, l’arménien maudit, est présent tout au long du récit, mais pas seul.
Ils sont là, qui exilé, qui en prison qui en attente de jugement et d’autres dans la crainte d’une arrestation, telle une épée de Damoclès sur leur tête.
La ville d’Istanbul, si proche de l’Europe n’a pas pu devenir un lieu où la vie de chacun est respectée. Les manifestations populaires du parc Gezi en 2013, ont été réprimées très sévèrement.
Puis, il y a eu le putsch de juillet 2016 dont on ne connaît pas exactement les responsables.
Tout le pays est alors pris dans l’engrenage de la suspicion.
Et chaque voix discordante devient une expression : “terroriste”. Toutes et tous des terroristes, les Arméniens, les Grecs, les Juifs, les Kurdes, les Alévis, les Assyriens, tous ceux qui subsistent dans ce pays, qui ne doivent être que Turcs ou sinon, condamnés au silence.
Leur chef de file serait le prédicateur Gülen, réfugié aux Etats-Unis, l’ex camarade du président.
Un ouvrage reflète cette hantise : “La Turquie et le fantôme arménien” de Laure Marchand et Guillaume Perrier, deux journalistes ayant vécu là-bas pendant dix ans.
Hrant Dink était lucide et conscient du contexte dans lequel il vivait, où le danger était permanent. Mais un homme courageux comme lui ne se taisait pas car la liberté passe par celle de la parole. Il n’a aussi, jamais été dupe de la position calculée, adoptée par le parlement français reconnaissant le génocide arménien. Qui plus est l’autre volet rejeté, de sa pénalisation.
Sa principale préoccupation était d’instaurer un dialogue entre Turcs et Arméniens pour clarifier les événements durant le début du XX ième siècle. Tourner une page douloureuse en assumant le passé.
Mais il n’a pas réussi car ses ennemis ont décidé son élimination.
Son article sur Sabiha Gökçen, fille adoptive d’Atatürk qui serait une orpheline arménienne a probablement pesé lourd dans son assassinat commandité par les extrémistes de droite.
Le 19 janvier 2007, un jeune homme de dix-sept ans, l’abat devant son journal Agos, armé par des commendataires… qui ne seront jamais identifiés, ni arrêtés.
Agos en arménien, en français, “sillon”, est devenu le titre de ce livre.
Mais ce fut aussi un abîme qui s’est ouvert dans la société turque, prise de vertige dans le choc provoqué par ce crime.
Depuis, le fossé reste béant malgré tous les efforts des personnes cherchant un apaisement entre les communautés du pays.
Un passage révélateur dans le récit dit : “Hrant Dink a ouvert la boite de Pandore”.
Et combien ont découvert une ascendance arménienne ?
Elif Şafak, Fethiye Çetin et d’autres encore, telLEs celles et ceux du “Restes de l’épée”, livre de Laurence Ritter.
Aujourd’hui, plus de dix ans après, le pouvoir totalitaire a mis en place un système soi-disant “démocratique”, mais qui a toute l’apparence d’une dictature.
A leur tour, les Kurdes subissent la répression jadis appliquée aux Arméniens, parce que leur prétention à une certaine indépendance ou du moins à une autonomie, n’a aucune chance de voir le jour.
C’est pourquoi les politicienNes éluEs démocratiquement tel Sellahatin Demirtas sont enferméEs sous prétexte de “terrorisme” mot fourre-tout permettant de supprimer tout opposantE.
On élimine si ce n’est physiquement du moins, de liberté, toute présence jugée indésirable ou discordante.
Les motivations sont vite trouvées : Gülen, PKK, terrorisme et atteinte à la dignité de la Nation.
L’article 301 de la loi fatidique est plus que jamais opérationnel.
C’est ainsi que les prisons sont bourrées de personnes de tous horizons.
Journalistes, professeurEs, universitaires, écrivainEs, artistes, la liste est très (trop) longue.
D’autres sont encore sur le fil du rasoir, aux abois, exilés ou prêts à quitter le pays.
Toutes les pages du récit font référence à des personnes en proie à la peur et au désespoir.
Parmi eux, Ahmet Altan, journaliste, est cité comme étant en attente de jugement.
Il y a quelques jours la sentence est tombée : réclusion à perpétuité.
Comment peut-on condamner à vie, un journaliste, sous l’inculpation de “terrorisme” alors qu’il n’a pour arme que sa plume ?
C’est presque un aveu de fragilité d’un régime qui a peur des mots !
Une telle situation ne peut perdurer. La Turquie est trop proche de l’Europe pour sombrer dans le nihilisme. Elle a des ressources humaines et des citoyens conscients du danger pouvant résulter d’un tel totalitarisme.
Quand elle pourra se défaire de l’orgueil entretenu par ses dirigeants et concevoir la liberté de chaque être humain quel que soit son origine, sa croyance, sa sexualité, elle pourra relever le défi pour clamer sa propre liberté.
C’est ce qui peut être espéré dans les lignes du récit de Valérie Manteau, une femme libre.
Viktoral
En bonus : extrait de La Grande librairie dans lequel Valérie Manteau parle de son roman.