Pos­er la ques­tion ain­si c’est déjà y répon­dre. Et cette réponse est urgente, lorsque l’on exam­ine de près la façon dont la doc­trine dém­a­gogique d’Er­doğan influ­ence con­sid­érable­ment par exem­ple une jeunesse issue de la décoloni­sa­tion en Europe, et lui per­met d’y éten­dre des réseaux.

Les sanc­tions des USA sur l’I­ran sont mau­vais­es. Pour nous, elles sont une manœu­vre des­tinée à désta­bilis­er le monde ; nous ne voulons pas vivre dans un monde impéri­al­iste”.

Par ces mots, le prési­dent turc Recep Tayyip Erdoğan a proclamé qu’il refuserait de suiv­re les deman­des de l’administration de Don­ald Trump deman­dant aux pays de cess­er de faire des affaires avec l’Iran après qu’il ait ré-imposé les sanc­tions con­tre le gou­verne­ment de Téhéran. La déci­sion prise par les États-Unis a effec­tive­ment été conçue pour être le clou du cer­cueil du Plan d’ac­tion glob­al com­mun de 2015 (JCPOA) ou de l’ac­cord sur le nucléaire iranien.

Le fait qu’Er­doğan s’op­poserait à la demande améri­caine, que son gou­verne­ment cesse de com­mercer avec l’I­ran, n’est guère sur­prenante. Après tout, la Turquie con­sid­ère son voisin comme une source incon­tourn­able de pét­role brut de haute qualité.
Un peu plus sur­prenant, fût d’entendre Erdoğan utilis­er le mot “impéri­al­iste” pour décrire les actions du gou­verne­ment améri­cain. C’est le genre de lan­gage le plus sou­vent employé, non par un politi­cien ultra-con­ser­va­teur d’ex­trême droite comme Erdoğan, mais par les social­istes. Les gauchistes rad­i­caux et les révo­lu­tion­naires seraient sans doute d’ac­cord, non seule­ment avec l’af­fir­ma­tion selon laque­lle les États-Unis sont un pays impéri­al­iste, mais aus­si, comme le prin­ci­pal pays impéri­al­iste exis­tant aujourd’hui.

Alors, que faut-il faire de la déc­la­ra­tion d’Erdoğan? Est-ce que ses paroles sig­ni­fient qu’il a adop­té une vision du monde plus en phase avec les pays opprimés que celle de chef de la deux­ième plus grande armée de l’OTAN ? Est-ce une con­séquence de ses déc­la­ra­tions de plus en plus «anti-occi­den­tales» visant à favoris­er la mul­ti­po­lar­ité dans le monde au lieu d’un monde unipo­laire unique­ment dom­iné par le dik­tat améri­cain ? Plus impor­tant encore, cela sig­ni­fie-t-il qu’Er­doğan est en quelque sorte — si j’ose le dire — anti-impéri­al­iste? Ou bien ses paroles, ain­si que ses actions, masquent-elles ce qui se passe réelle­ment der­rière la scène?

Erdoğan: le nouveau Malcolm X ?

Ce n’est pas la pre­mière fois qu’Er­doğan ose défi­er ou provo­quer son allié de l’OTAN, du moins par ses déclarations.

La nou­velle du mois dernier selon laque­lle Erdoğan insis­tait pour chang­er le nom de la rue d’Ankara, où l’am­bas­sade améri­caine est située en “Avenue Mal­colm X”, a été accueil­lie sur Inter­net avec des rires de la part de ceux qui détes­tent le gou­verne­ment raciste de Don­ald Trump. Nom­bre des mêmes sont apparus sur le Web, appelant Erdoğan le “troll” ultime, mais il y eut curieuse­ment des mil­i­tants anti-racistes pour saluer la Turquie pour cette action.

La déci­sion de renom­mer la rue a été prise à la suite de la ren­con­tre entre Erdoğan et Ilaysah Shabazz, une des filles de Mal­colm X. Les deux se sont retrou­vés face à face à New York en sep­tem­bre, lorsque Erdoğan était en vis­ite aux États-Unis, pour l’Assemblée générale des Nations Unies.

Après leur ren­con­tre, Shabazz s’est entretenue avec l’a­gence de presse offi­cielle turque Anadolu et a félic­ité Erdoğan, déclarant: “Ce fut un grand hon­neur pour moi de ren­con­tr­er un tel dirigeant, notam­ment au nom de la dig­nité humaine, de la com­pas­sion et de la jus­tice sociale”. Anadolu a égale­ment rap­porté que Shabazz avait déclaré que sa ren­con­tre avec Erdo­gan et son épouse était “par­ti­c­ulière­ment” sig­ni­fica­tive parce qu’ils “représen­tent l’héritage de Mal­colm X”.
Il est peut-être impor­tant main­tenant de faire une pause et de réfléchir à ce qu’est l’héritage lais­sé par Mal­colm X, ant­i­cap­i­tal­iste rad­i­cal, et à quel point il est décon­cer­tant qu’une de ses filles déclare que quelqu’un comme Erdoğan soit en train de pour­suiv­re son travail.
Ce n’est pas seule­ment qu’Er­doğan ne puisse pas raisonnable­ment se met­tre dans les pas de l’homme con­nu sous le nom de El-Hajj Malik El-Shabazz. C’est que d’une manière résol­u­ment pro­fonde, les deux sont des pôles opposés sur nom­bre de ques­tions fon­da­men­tales ; les deux sont en fait diamé­trale­ment opposés.
Une des déc­la­ra­tions attribuée à Shabazz par Anadolu après la réu­nion de New York est qu’elle aurait apparem­ment déclaré que “le peu­ple turc est vrai­ment poli. Ils ne se soucient pas de la couleur, du sexe ou de quoi que ce soit d’autre. L’héritage de mon père pointe vers l’hu­man­ité de chaque indi­vidu. Nous sommes tous frères aux yeux d’Al­lah. Par con­séquent, il ne par­le pas de reli­gion, de couleur, de race. Il par­le de divis­er le mal du bien. Quand nous voyons quelque chose qui ne va pas, nous devri­ons faire quelque chose pour le chang­er.

Il y a beau­coup à analyser dans ces mots. D’une part, il est un peu dif­fi­cile de savoir ce que le peu­ple turc qui serait “vrai­ment poli” a à voir avec Erdoğan en par­ti­c­uli­er. Ce n’est pas comme s’il incar­nait le peu­ple turc dans son ensemble.
Que Shabazz dise “qu’ils ne se soucient pas de la couleur, du sexe ou de quoi que ce soit des gens” mon­tre qu’elle est de manière embar­ras­sante peu famil­ière avec la réal­ité sur le ter­rain en Turquie. Il existe sans aucun doute une oppo­si­tion sig­ni­fica­tive en Turquie au racisme et au sex­isme. Cepen­dant, le gou­verne­ment représen­té par Erdoğan est en réal­ité en train de faciliter l’oppression nationale à l’intérieur des fron­tières turques (ain­si que sur le plan régional).

Erdoğan a été à l’avant-garde du net­toy­age eth­nique de vil­lages à pré­dom­i­nance kurde dans le sud-est de la Turquie (ce que les Kur­des appel­lent «Bakur» ou le Kur­dis­tan du Nord) au cours des dernières années. Par­ti­c­ulière­ment à la fin de 2015 et au début de 2016, les con­quêtes géno­cidaires menées par l’ar­mée turque ont mon­tré le peu de con­sid­éra­tion que Erdo­gan accorde réelle­ment à la nation kurde, qui con­tin­ue à faire face à une oppres­sion cul­turelle, lin­guis­tique et politique.
Le Par­ti démoc­ra­tique pop­u­laire (HDP) du pays a des cen­taines de dirigeants et de cadres empris­on­nés sous de fauss­es accu­sa­tions de «ter­ror­isme», terme que le Par­ti de la jus­tice et du développe­ment (AKP) d’Er­doğan utilise de plus en plus comme syn­onyme de quiconque épou­sant les idées d’au­todéter­mi­na­tion, d’é­gal­ité des droits et de jus­tice pour la pop­u­la­tion kurde.

Il est dif­fi­cile d’imaginer quelle “dig­nité humaine” a été mon­trée par Erdoğan à l’égard de la pop­u­la­tion d’Afrin qui a été eth­nique­ment net­toyée du nord de la Syrie plus tôt cette année, lorsque l’armée turque l’a envahie aux côtés des restes d’Al-Qaïda et de l’État islamique. Lorsque la langue kurde a été ban­nie des écoles de la ville et que les enfants ont été con­traints de saluer le dra­peau d’un État occu­pant, s’agissait-il d’un acte de “jus­tice sociale”? Lorsque des jour­nal­istes et des mil­i­tants sont enfer­més sim­ple­ment pour avoir cri­tiqué l’oc­cu­pa­tion d’Afrin, s’ag­it-il d’un acte de “com­pas­sion”?

La preuve la plus déce­vante du manque total de com­préhen­sion de Shabazz sur le rôle de la Turquie dans les sept années de guerre en Syrie provient de sa déc­la­ra­tion sur le soi-dis­ant human­i­tarisme d’Er­doğan qui aiderait les réfugiés fuyant ce conflit.
Son igno­rance qui lui fait dire que la Turquie “a ouvert ses portes à 3,5 mil­lions de réfugiés, ne lais­sant aucune place à autre chose, car il y a des gens qui par­lent de la con­struc­tion de murs dans le monde et de ceux qui ne com­pren­nent pas la clé­mence” est ahurissante.
Elle ne réalise peut-être pas que, non seule­ment tant de pris­on­niers poli­tiques sont enfer­més der­rière des murs en Turquie, mais que le gou­verne­ment d’Er­doğan fait par­tie des prin­ci­pales forces désta­bil­isatri­ces en Syrie depuis le début de la guerre, faisant entr­er des com­bat­tants salafistes dans le pays pour rejoin­dre l’É­tat islamique et al-Qaï­da, con­tribuant ain­si à créer la vague de réfugiés dont le monde a été témoin au cours des dernières années. Ensuite, bien sûr, il y a la petite ques­tion du mur que Erdoğan a con­stru­it à la fron­tière entre la Syrie et la Turquie, qui divise effec­tive­ment le ter­ri­toire kurde historique.

Le leader d’un monde « multi-polaire » ?

Mal­heureuse­ment, il n’y a pas que l’une des descen­dantes de Mal­colm X qui sem­ble con­fon­dre Erdoğan avec un homme du peu­ple ou quelqu’un au ser­vice de l’humanité.
Ce n’est un secret pour per­son­ne que le gou­verne­ment des États-Unis a mul­ti­plié les attaques con­tre les gou­verne­ments pro­gres­sistes d’Amérique latine, en par­ti­c­uli­er le Venezuela, Cuba et le Nicaragua, que le con­seiller à la Sécu­rité nationale John Bolton a récem­ment qual­i­fié de «troï­ka de la tyrannie».
L’acte de guerre man­i­festé par la sanc­tion du Venezuela par le gou­verne­ment Trump a mis le gou­verne­ment du prési­dent Nico­las Maduro et son par­ti social­iste uni (PSUV) dans une sit­u­a­tion extrême­ment précaire.
C’est donc naturelle­ment que Maduro essaiera d’exploiter les ten­sions exis­tantes entre les États-Unis et les pays qui ont man­i­festé le désir de défi­er les ten­ta­tives de Wash­ing­ton de main­tenir son hégé­monie mon­di­ale déjà grave­ment érodée. Ain­si, les accords com­mer­ci­aux et le ren­force­ment de la coopéra­tion entre le Venezuela et la Turquie ne sont en aucun cas inhabituels.

Ce qui est cepen­dant à la fois inhab­ituel et franche­ment déce­vant, c’est l’ampleur de la chaleur que man­i­feste Maduro à un homme qui réprime vio­lem­ment les par­tis de gauche de la Turquie, tels que le HDP, qui ont bien plus en com­mun avec la vision de la démoc­ra­tie de base et de la démoc­ra­tie rad­i­cale et sociale pour laque­lle la révo­lu­tion boli­vari­enne au Venezuela est con­nue, que le gou­verne­ment d’ex­trême droite d’Er­doğan, beau­coup plus enclin au régime fasciste.
Non seule­ment Maduro a‑t-il salué Erdoğan lors de sa vic­toire élec­torale fin juin après une cam­pagne basée sur des aspi­ra­tions géno­cidaires con­tre la nation kurde, mais il a ensuite assisté à son investi­ture et l’a salué comme “leader du nou­veau monde multipolaire”.

Pour sa part, Erdoğan s’est engagé à rester aux côtés de Maduro, affir­mant après une ten­ta­tive d’as­sas­si­nat con­tre le dirigeant vénézuélien, “en ces temps dif­fi­ciles, la Turquie se tient aux côtés du peu­ple vénézuélien, frère et ami, et du prési­dent Maduro, de sa famille et de tous les respon­s­ables gouvernementaux”.
Le Venezuela a en effet besoin d’amis et d’une sol­i­dar­ité cru­ciale à un moment où les opéra­tions de change­ment de régime améri­cain sont fer­me­ment sur la table. Néan­moins, Maduro aurait tout intérêt à ne pas jeter un sem­blant d’in­ter­na­tion­al­isme par la fenêtre en faveur de la con­sol­i­da­tion d’une alliance oppor­tuniste avec ceux qui osent par­fois défi­er Wash­ing­ton, en par­ti­c­uli­er s’ils appar­ti­en­nent à l’ex­trême droite du spec­tre politique.

Com­bi­en par­mi les con­cepts de jus­tice sociale, d’autodétermination nationale et de sol­i­dar­ité avec les peu­ples opprimés dans le monde Maduro est-il dis­posé à écarter pour apais­er un gou­verne­ment de réac­tion­naires ? La sol­i­dar­ité du Venezuela ne devrait-elle pas être avec la nation kurde opprimée et les mass­es de tra­vailleurs et de per­son­nes opprimées en Turquie qui souf­frent du fas­cisme de l’AKP et non de l’aspirant sultan?

Naviguer dans les contradictions

Il existe un piège dans lequel les forces anti-impéri­al­istes du monde qui croient au social­isme et au change­ment rad­i­cal devraient veiller à ne pas tomber. L’en­ne­mi de mon enne­mi n’est pas tou­jours mon ami — il pour­rait en réal­ité être un fasciste.
Dans le cas d’Erdoğan, il n’est même pas véri­ta­ble­ment un enne­mi des États-Unis, même s’il par­le sou­vent comme s’il était prêt à sépar­er la Turquie de l’OTAN tout en libérant simul­tané­ment la Pales­tine des griffes du colo­nial­isme israélien. Un con­flit frater­nel a eu lieu entre Ankara et Wash­ing­ton, mais un divorce reste plutôt improbable.

On peut être d’accord avec la logique d’Erdoğan selon laque­lle les États-Unis sont “impéri­al­istes” sans s’accorder avec, ni en appuyant leur gou­verne­ment qui n’a rien de com­mun avec une per­spec­tive révo­lu­tion­naire du monde. Après tout, même une hor­loge cassée est cor­recte deux fois par jour.

Erdoğan n’est pas un homme de com­pas­sion, de jus­tice sociale ou de tout ce qui est proche de ce que Mal­colm X a incar­né. Après tout, rap­pelons-nous que Mal­colm a un jour déclaré: “On ne peut pas avoir un cap­i­tal­isme sans racisme”. Erdoğan n’est ni ant­i­cap­i­tal­iste ni antiraciste. Son man­dat a été mar­qué par des pri­vati­sa­tions à grande échelle et des dons aux grandes entre­pris­es, d’une part; et la cam­pagne la plus bru­tale de racisme et de dis­crim­i­na­tion, de l’autre.

Hon­or­er l’héritage de quelqu’un comme Mal­colm X, c’est défendre les intérêts des plus mar­gin­al­isés et des plus stig­ma­tisés. Dans le con­texte turc, cela sig­ni­fie défendre la nation kurde et son droit à l’autodétermination, ain­si que la classe ouvrière qui souf­fre sous la dic­tature de l’AKP.

Par Mar­cel Carti­er – source : The Region 

Traduction Loez

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