Lieu : bien sûr, Diyarbakır. Date : le 9 jan­vi­er 2018. Heure : après minu­it, autour de 01h00. Des dizaines de policiers des forces spé­ciales, armés et masqués, débar­quent à la mai­son de Morî, chez la famille Birtek, et s’y intro­duisent en cas­sant la porte.

Morî con­nais­sait déjà ces hommes. La per­son­ne qu’ils cher­chaient était Berat. Mais, dans la mai­son, il n’y avait que vieil oncle Kasım, sa femme, mère Ser­hat, et Morî.

Dans cette mai­son, Morî, n’ y est plus désormais.

Özgür Amed, nous racon­te l’his­toire de Morî, dont la vie a été mise sans dessus dessous, et qui est main­tenant en exil.

* Morî : “perle” en kurde

Berat et Morî, frères au destin commun

Mori­ah Gal­van et Jen­nifer Vonk, de l’U­ni­ver­sité d’Oak­land, au Michi­gan, Etat-Unis, ont fait une étude, en 2015, sur 12 chats et leur pro­prié­taires. Les résul­tats de l’é­tude ont été pub­liés dans la revue Ani­mal Cog­ni­tion.

En résumé, voilà les résul­tats : Les chats ressen­tent les émo­tions de leurs pro­prié­taires, appren­nent avec le temps, à lire et com­pren­dre les expres­sions sur leur visage.

Un autre con­stat de Gal­van et Vonk, est qu’ils affir­ment que les chats sont beau­coup plus sen­si­bles que nous le pen­sons, aux sen­sa­tions humaines, par­ti­c­ulière­ment dans les domaines de la per­cep­tion, couleurs, formes, mémoire, et peur.

J’ai enten­du de nom­breuses fois, dans la bouche d’amis et de familles qui vivent avec les chats, ou qui sont en liai­son proche avec eux, des his­toires et con­stats qui con­for­tent les résul­tats de cette étude. J’ai écouté plusieurs his­toires, sur des chats mal­traités ou ter­ri­fiés par des humains qui n’ar­rivent pas à partager facile­ment l’amour, ou encore à pro­pos de chats qui, après la mort de leur pro­prié­taire, se noient dans le cha­grin, et “pleurent”.

Quant à Morî, chat de Van, qui a quit­té sa mai­son, après ce qu’il a enduré, dans son his­toire, il y a en même temps, résis­tance, crainte, peur, cha­grin, mélancolie…

Lorsque j’ai fait sa con­nais­sance chez-lui à Diyarbakır, après qu’il m’ait fait com­pren­dre d’une façon appuyée, avec sa pos­ture dis­tante, que j’é­tais là, comme ‘invité’, et après avoir tourné longue­ment autour de moi, il m’avait accordé la politesse de se rapprocher.

Il était arrivé dans la mai­son de l’on­cle Kasım et de mère Ser­hat, comme “cadeau”, en fin 2015, lorsque l’at­mo­sphère joyeuse de Diyarbakır s’é­tait éteinte et qu’un nuage noir était éten­du sur la ville. Il était, en très peu de temps, devenu le pro­prié­taire de la mai­son. Son pelage à poil long était blanc comme la neige, ses yeux de couleurs vives, flamboyants.

Chaque fois je leur rendais vis­ite, le cou­ple Ser­hat et Kasım Birtek, ne s’en­nuyait jamais à me par­ler de Morî, van­tant son tal­ent, son intel­li­gence en long et en large. En arrivant chez-eux, après avoir salué Morî, j’é­coutais alors chaque fois, les nou­velles aven­tures de ce chat exceptionnel.

Mais, vers le milieu de l’an 2016, Morî, a été obligé de dire adieu à ses deux amiEs de jeu. Bermal Birtek, le fils, s’est fait arrêter et plac­er en garde-à-vue, puis fut envoyé à la prison de type F de Sin­can, à Ankara. Quant à Berat Birtek, qui fait de la poli­tique au sein du DBP, Par­ti des régions démoc­ra­tiques, enfin, qui essaye de faire de la poli­tique, mais qui est empêché par voies “juridiques”, et qui devient objet d’une déci­sion d’ar­resta­tion à son encon­tre, à tra­vers un vieux dossier ressor­ti des étagères, il est aus­si par­ti de son domi­cile. Morî, lui, a résisté jusqu’en jan­vi­er 2018, pour ne pas quit­ter sa maison.

En août dernier, je suis allé chez-eux, pour avoir de leurs nou­velles et boire du thé. Au moment où j’al­lais par­tir, sur le seuil de la porte, je me suis ren­du compte que je n’avais pas vu Morî. Mère Ser­hat s’ex­pri­ma avec un grand soupir, “il est par­ti”, m’a-t-elle annon­cé, “nous avons été oblig­és de l’en­voy­er ailleurs. Il est main­tenant à Mersin”.

Le départ de Morî aurait été déclenché par une descente en pleine nuit, qui a mis la mai­son à sac. S’il faut don­ner une date, c’est la nuit du 9 jan­vi­er 2018, autour de 1 heure, lorsque des dizaines de policiers des forces spé­ciales, armés et masqués, sont venus à la mai­son de la famille Birtek, ‑ou si on regarde par les yeux de Morî, dans SA maison‑, ont cassé la porte, et plongé à l’in­térieur. La per­son­ne qu’ils cher­chaient, était Berat. Mais dans la mai­son, il n’y avait que le vieil oncle Kasım, mère Ser­hat et Morî.

Mère Ser­hat racon­te com­ment une cen­taine de policiers se sont engouf­frés dans l’im­meu­ble, dans la rue, qu’ils avaient coupé l’élec­tric­ité, et qu’elle a pen­sé d’un coup, dans ce bazar, à Morî : “Soudain, je me suis aperçu que je ne le voy­ais pas. J’ai tout lais­sé tomber et je me suis mise à le chercher”.

Mère Ser­hat ajoute, “il y avait du coup, une dou­ble fouille à la mai­son. Moi je cher­chais le chat, et eux cher­chaient je ne sais quoi”. Elle retrou­va finale­ment le chat, caché sous le lit, plein d’an­goisse. Elle le retrou­va mais, dès la fin de la perqui­si­tion, le chat s’en­fuit par la porte cassée de la mai­son. Oncle Kasım et mère Ser­hat cher­chèrent le chat dans le quarti­er, mais ren­trèrent vers 4 heures du matin, les mains vides. Le lende­main matin ils sor­tirent encore pour le chercher et le virent, dans un froid glacial, réfugié dans un coin d’un mur, tout au bout de la résidence.

Morî est un chat qui a déjà un casi­er judi­ci­aire aux yeux de l’E­tat. Peu avant cette dernière perqui­si­tion, durant une précé­dente, Morî s’é­tait pro­jeté sur le polici­er des forces spé­ciales qui s’in­tro­dui­sait dans la mai­son, et lui avait grif­fé le vis­age. Et le polici­er, sur­pris, avait eu peur et armé son fusil. Puis, com­prenant qu’il s’agis­sait d’un chat, il s’é­tait con­tenté d’in­jures bien carabinées.

En écoutant mère Ser­hat, défi­lent à la vitesse de l’é­clair, devant mes yeux, toute une panoplie d’his­toires d’an­i­maux, vécues à tra­vers la vio­lence d’E­tat, depuis les années 90 jusqu’à aujour­d’hui, surtout au Kur­dis­tan. Il y a pas mal d’ex­em­ples dans le livre His­toires de divi­sion méi­o­tiques* d’Evrim Alataş. Mules, ânes, chiens… dis­tin­gués héros, ou accusés de com­plic­ité crim­inelle, et encore pleins d’autres faits tragicomiques…

Mayoz Bölünme Hikâyeleri paru en turc, en 2003, chez Aram Yayınları et chez İletişim en 2013.

Ni Kant, ni Descartes

Mère Ser­hat con­tin­ue à racon­ter : “une fois ramené à la mai­son, la pre­mière chose qu’il a fal­lu faire a été de pren­dre des pré­cau­tions, en blo­quant toute pos­si­bil­ité d’une nou­velle fuite. Mais, on aurait dit que le Morî que nous con­nais­sions, était par­ti, et qu’un autre chat l’avait rem­placé”.

Morî, qui, avant, les accueil­laient à la porte, qui ne leur per­me­t­tait pas d’en­lever leur man­teau avant que les pattes qu’il tendait ne soient caressées, est désor­mais un tout autre chat. Il ne se frotte plus aux jambes de mère Ser­hat, ni d’on­cle Kasım. Alors que cela n’a jamais été son habi­tude, il fait ses besoins partout dans la mai­son. Et il devient agres­sif. Oncle Kasım inter­rompt la parole de mère Ser­hat, “pen­dant les nuits, il a com­mencé à grimper sur les armoires, et à dormir con­tin­uelle­ment en hau­teur. Il n’avait plus de confiance.”

Après la descente de la police, Morî tour­na en rond dans la mai­son, ten­du. Com­ment con­tin­uer ? On con­sul­ta l’en­tourage, on deman­da de l’aide, il n’y avait pas d’autre solu­tion que de lui trou­ver une nou­velle famille, par l’in­ter­mé­di­aire d’un proche. Sa nou­velle famille, vint alors de Mersin, pour chercher Morî. Mère Ser­hat racon­te ce moment avec de pro­fonds soupirs : “Pour nous, ce fut un adieu très pesant, mais je ne sais pas ce qu’il a pu ressen­tir. C’est sans cesse dans ma tête. Que fait-il en ce moment ?”

Lorsque j’ai quit­té la mai­son de mère Ser­hat, pen­dant un moment, moi non plus, je n’ai pas su ce que je ressen­tais. L’his­toire de Morî a lais­sé une tristesse intense dans mon esprit. Faudrait-il penser comme Kant, qui, dans ses cours d’éthique, décrit les ani­maux comme des objets sans con­science de leur pro­pre exis­tence, ou bien comme Descartes qui voit chez les ani­maux, des créa­tures sans rai­son et sans âme ?

Il est évi­dent, qu’en la “per­son­ne” de Morî, j’é­tais bien loin de tous les deux. Voilà pourquoi, j’ai com­mencé à écrire, en par­lant de l’é­tude de Gal­van et Vonk.

L’ex­il d’un chat, suite à une perqui­si­tion à Diyarbakır, recoupe l’his­toire de mil­lions de Kur­des, qui sont con­traints de se taire, dont les maisons sont mis­es en ruine, et qui sont rejetéEs à Mersin, à Adana, A Izmir, aux qua­tre coins du pays, et même du monde. Qui peut con­tredire le fait que le fils de mère Ser­hat, Berat, qui a lui aus­si été obligé de quit­ter sa mai­son, et Morî sont frères et cama­rades de destin ?

Alors que j’ai du mal à com­pren­dre et à l’ex­primer, le fas­cisme et l’é­tat de guerre per­ma­nent que le pays tra­verse, plutôt, desquels il ne peut sor­tir, j’au­rais voulu avoir une plume capa­ble de décrire, à tra­vers la “per­son­ne” de Morî, ce que peu­vent ressen­tir les ani­maux, devant cet Etat, cette viril­ité du pays, cette vio­lence ouverte, cette agressivité.

Ou, ce serait bien qu’un jour, les Morî com­men­cent à par­ler leur langue pour nous.

Özgür Amed


Berat ve Morî, kardeş ve kader­daş pub­lié sur birartibir.org le 21.09.2018
Image à la une : Dans Sur, quarti­er his­torique de Diyarbakır, Mai 2016. Pho­tographe inconnuE.

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