En Turquie le nombre de prisonnierEs, a augmenté considérablement depuis 2005, passant de 53 296 personnes, à 229 790, recensées officiellement en 2017. Il existe actuellement 384 prisons, établissements pénitenciers, de différents types, le plus strict étant le type F. Mais, afin de renforcer sa politique sécuritaire, le gouvernement projette de construire plus de 200 nouvelles prisons dans les cinq années à venir.
Après la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, la répression d’Etat s’est durcie, et, à ce jour, journalistes, auteurEs, intellectuelLEs, femmes et hommes politiques, avocatEs, juristes et juges, militantEs, défenseurEs des droits, se trouvent, après des arrestations massives, par milliers à remplir les prisons turques, accuséEs de terrorisme, d’apologie du terrorisme, de soutien, ou au mieux de propagande, au mouvement Gülen ou au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ces deux organisations totalement différentes et opposées sont placées sur le même plan.
Bien que les conditions de détention et l’accès aux droits varient d’une prison à l’autre, les mauvaises conditions et traitements font l’objet de nombreuses plaintes récurrentes, dénonciations et indignations par le peu qui subsiste de presse d’opposition et les organisations démocratiques en sursis. La situation des prisonnierEs se dégrade également au vu de la surpopulation grandissante. Les organisations de société civile ne sont plus autorisées à intervenir au sein des prisons.
Selon le rapport publié sur le site Prison Insider de février 2018, se sourçant de données recueillies par la CISST (Association de Société civile pour le système d’exécution des peines — Ceza İnfaz Sisteminde Sivil Toplum Derneği), se trouvent en Turquie, incarcéréEs dans 384 établissements, avec un taux d’occupation de 111%, 229 790 détenuEs, dont 88 745 prévenuEs (non jugéEs), 9 985 détenues femmes et 2 267 détenuEs mineurs.
Les régimes changent, les prisons ne changent pas
Fin 2017, l’IHD (Association des Droits Humain) lors d’une conférence de presse, rendait public son rapport sur les prisons en Turquie.
Cette étude fut menée durant un an, par une délégation constituée majoritairement d’avocatEs et de responsables et membres du IHD. Pendant 7 mois, dans 54 prisons, 238 détenuEs, en majorité prisonnierEs politiques, ont été visitéEs.
“Lorsqu’on étudie les conditions des prisons, les pratiques des administrations et les règlements, la violation de droit la plus fondamentale qui frappe l’oeil est la torture et la maltraitance” annonce ce rapport, et il précise que “les constats de l’étude mettent à jour une réalité indéniable ; dans l’histoire de la Turquie les changements de pouvoir se font, mais la torture et la maltraitance subsistent.”
Il est impossible de lister toutes les violations de droit
“Dans le système de Droit pénal turc et son application, le respect de l’interdiction de la torture et de la maltraitance fut obtenu très partiellement dans le passé et après de longues et douloureuses luttes. Néanmoins, les problèmes provenant de la législation et de son application perdurent. A tel point qu’il est impossible d’énumérer et de lister les violations de droits, concernant la torture et la maltraitance, répandues à tous les niveaux de la chaîne pénale, commençant au premier instant où les agents de sécurité et administratifs se trouvent face à face avec les citoyenNEs. Il faudrait préciser également que les agents publics commencent à commettre des violations même avant de se trouver face aux citoyenNEs. Les constats de violations lors des poursuites techniques, des perquisitions, constituent des exemples concrets/ Les méthodes d’interrogation via la banque informatique (GBT), les retenues arbitraires, les attentes inutiles, effraction dans des domiciles en cassant la porte, sont les premiers instants où les frontières de l’interdiction de maltraitance sont dépassées. Le fait que les personnes en état d’arrestation, soient placées directement en cellules d’isolement, est seulement une illustration des multiples autres violations de l’interdiction de torture et de maltraitance. Par ailleurs, dans des endroits où la législation est établie relativement dans les normes, la pratique de celle-ci, efface toute amélioration apportée par le nombre. Et malheureusement la Justice reste spectatrice devant ces violations.”
La délégation a subi elle-même des violations de droits
L’IHD signale que “lors de l’étude, la délégation a subi elle-même des violations de droits. Le nombre excédant de détenuEs dépassant les capacités des prisons, crée un problème concernant les pièces attribuées aux entretiens avec les avocatEs. Dans certaines prisons telles que celles de Malatya, Elazığ, Bayburt, les lieux réservés étant pris, les avocatEs de la délégation n’ont pas pu réaliser les entretiens ou pu rencontrer les prisonnierEs, que suite une insistance intensive, et après une attente de 5, 6 heures. Aussi, l’accès aux prisons n’a pas été autorisé aux membres de la délégation qui ne sont pas avocatEs, et ils-elles ont été reléguées 1 km plus loin. Par ailleurs, dans certaines prisons, certainEs détenuEs ayant refusé la rencontre avec l’avocatE, ‘en présence constante d’un agent de protection’, (une mesure mise en vigueur et application après la déclaration d’Etat d’urgence), les entretiens n’ont pas pu être tenus.” Ce refus étant tout à fait légitime pour les détenuEs, le rapport souligne “cette mesure a enlevé la possibilité de rencontre avec le plus grand nombre de prisonnierEs.”
Comme les prisons du coup d’état militaire du 12 septembre 1980
Le rapport stipule avec des caractères gras, “La découverte principale de cette étude, est le fait qu’après la déclaration de l’Etat d’urgence, on voit une transformation des prisons qui les fait ressembler à des lieux d’incarcération militaire d’après coup d’Etat du 12 septembre [1980].” et ajoute “Dans tous les entretiens, sans aucune exception, même dans des lieux où les déténuEs déclarent ‘ne pas avoir trop de problèmes’, une pression spécifique existe pour que le comptage quotidien soit fait avec une discipline militaire. Dans plusieurs entretiens, il est exprimé par les déténuEs, que pour arriver à instaurer un comptage militaire, il y a recours à la violence. Encore une autre pratique faisant penser au 12 septembre, c’est l’existence des fouilles aléatoires et arbitraires, accompagnées de violences. Lors des ces fouilles, aussi bien les prisonnierEs que leurs affaires sont misEs à mal.”
Le rapport note que dans certaines prisons il existe la pratique de la violence sous le nom de ‘cérémonie de bienvenue’. Cette pratique qui consiste à accueillir les nouveaux-lles arrivantEs en les tabassant, est loin d’être récente. Elle fut illustrée déjà dans les années 80, par l’artiste Zülfikar Tak dans la série des “types de tortures pratiquées”.
Visites, lettres limitées, langue kurde censurée
“Encore une fois, une autre ressemblance avec les prisons du 12 septembre” précise le rapport : “l’empêchement de la communication entre les détenues, et la limitation arbitraire des visites. Les ‘fouilles à nuE’ sont devenues une méthode routinière. De plus, il est question dans plusieurs endroits, de la volonté de pratiquer des ‘fouilles à nuE’, non seulement pour les déténuEs mais aussi pour les membres de famille en visite. C’est une pratique tellement courante que nous avons entendu la phrase ‘nous ne voulons pas que nos familles viennent, pour éviter la souffrance’ de nombreuses fois”.
“Une autre transformation, toujours semblable aux prisons du 12 septembre, est le réveil de l’allergie contre la langue kurde, dans l’administration des prisons et chez les gardiens. Les livres en kurde ne sont pas autorisés dans les prisons. Mais le problème n’est pas limité à cela. Les prisonnierEs sont frappéEs de sanctions disciplinaires pour avoir parlé en kurde entre eux-elles. Par exemple, sanction de cellule d’isolement pour avoir parlé en kurde, avec motif ‘il a insulté le gardien’. Ou encore, menaces sur une personne qui ne parle pas d’autre langue que kurde, ‘ici c’est la Turquie, tu vas parler en turc !’.”
Kedistan apportera ici son témoignage. Les femmes détenues dans la prison de Diyarbakır, ont subi une sanction ‘d’interdiction de courrier’ pendant une longue période, pour avoir chanté une chanson en kurde. Notre amie Zehra Doğan, partageant le même quartier, et la même sanction, nous avait alors fait savoir “ils ont considéré que nous scandions des slogans”.
Agressions, tortures, insultes, sanctions
Le rapport de l’IHD se poursuit, en précisant que “la pratique de menaces s’est encore intensifiée après l’Etat d’urgence. La torture physique et psychologique semble institutionnalisée sous l’appellation “Chambre calfeutrée”.
Dans de nombreux entretiens nous avons recueilli des propos sur les agressions, insultes, injures de la part du personnel carcéral. Il nous a été exprimé, particulièrement que dans des périodes de forte tension politique à l’extérieur, à l’intérieur, les persécutions sur les prisonnierEs se sont intensifiées.
Un des points importants démontrant l’usage de l’arbitraire, est l’entrée des gardiens hommes dans les quartiers de femmes.
Encore une fois, tout comme le 12 septembre, dans certaines prisons, les prisonnierEs politiques sont volontairement maintenuEs avec les détenuEs de droit pénal. Cette situation aboutit à un réel danger, particulièrement pour es prisonnierEs kurdes. Dans certains établissement, les prisonnierEs accuséEs ou condamnéEs en lien avec Daesh, ou avec l’organisation de Fetullah Gülen, sont maintenuEs avec les prisonnierEs des procès contre le PKK.
Quant aux requêtes pour réclamer les droits, plaintes, ou efforts pour s’informer, la meilleure des réponses que toutes ces demandes trouvent, est l’absence de réponse. Et le fait que les “demandes” aboutissent à des sanctions disciplinaires, est une pratique généralisée.”
Accès à la santé et prisonnierEs malades
Depuis l’Etat d’urgence, (pourtant levé en principe) quasi dans toutes les prisons, la capacité du nombre de personnes est dépassée. La surpopulation apporte des problèmes de santé et d’hygiène. Cette situation constitue un danger pour celles et ceux qui ont des problèmes de santé, et met en risque celles et ceux qui sont en bonne santé. Le fait que le droit aux services de santé soit sérieusement limité, a été exprimé quasi lors de tous les entretiens. Les transferts pour motifs médicaux sont retardés, rendus difficiles, et l’accès à la santé est transformé en une véritable torture. Quelques exemples, des prisonnierEs sont transféréEs à l’hôpital, dans des véhicules non adaptés, puis ramenéEs à la prison sans avoir eu une consultation. La consultation en étant menottéE est une autre pratique devenue routine, pourtant totalement contraire aux droits humains.
Kedistan avait déjà publié plusieurs articles, sur les prisonnierEs malades, faisant également part de la difficultés des transferts par le véhicule nommé “ring”, blindé, avec peu d’ouvertures, étroit et étouffant. Pour les prisonnierEs malades, menottéEs, ce transfert qui peut, avec de longues attentes arbitraires, durer des heures, est un vrai supplice. Et nombreux sont celles et ceux qui renoncent ainsi aux soins.
A lire aussi : La vie pour Mère Sisê ou la mort en prison (juillet 2018) | Les générations kurdes : l’histoire d’Apê Dedo (juillet 2018) | Celal Şeker en danger de mort en prison (juin 2017) | Devrim Ayık, la souffrance arbitraire en prison (mai 2017)
La liste est longue
Le rapport de l’IHD indique également, que, “concernant l’alimentation, les plaintes changent d’un établissement à l’autre. Mais l’accès à l’eau potable est un problème indiqué comme sérieux quasi dans toutes les prisons. Quant aux demandes d’alimentation spécifiques, végétarienne, allergies, régime spécial pour maladie, elles ne sont pas prises en compte.
Alors que l’existence des caméras est généralisée, le fait d’interdire les prises de photos en groupe est une curiosité de cette période. Dans plusieurs établissements il est interdit de prendre en photo plus de trois personnes.”
Nous ajouterons qu’un décret-loi, promulgué en décembre 2017, annonçait le retour de l’uniforme dit “vêtement de type unique”. Imposé dans les prisons, l’uniforme est un autre outil de répression et de déshumanisation. Or cette pratique mise en place suite au coup d’état du 12 septembre (oui, encore) avait été supprimée après de longues luttes dans les années 80 et 2000, ayant fait des morts, inscrits dans l’histoire des prisons turques. Vous pouvez lire les articles de Kedistan sur “vêtement de type unique” ici.
Respect des droits des détenuEs ? Au contraire, liberté de les bafouer
Selon l’IHD, “devant ces pratiques dans les prisons, il ne serait pas déplacé de dire que, en ce qui concerne les administrations, il est question non pas d’interdictions commençant par l’interdiction de la torture et de la maltraitance, mais plutôt d’une liberté accordée. Réellement, nous avons constaté, non pas des applications conformes à la législation pénale, respectant les droits et libertés de l’individu, en prenant compte, l’attendu de l’application des peines c’est à dire la réhabilitation en faveur de la société ; mais des méthodes répressives appartenant à des systèmes pénaux d’avant le modernisme, tels que sanction pour faire exemple, traîner dans la boue, “faire regretter d’être né”… Autrement dit, le système se base, plutôt que sur “système pénal moderne” et son institution carcérale, sur un système pénal archaïque et sa conception de geôle. Pour cette raison, il n’est pas possible de discuter sur les problèmes de Droit concernant ce système pénal, et il est question d’obligation de se battre avec des problèmes archaïques.
Pour être clairs, nous tenons à souligner que notre propos n’est pas de dire que la réhabilitation serait une méthode moderne et bonne. Nous voulons exprimer qu’il est question, parallèlement aux défauts, dans cette conception là de la réhabilitation, tenues en vigueur, de méthodes haineuses appartenant à un autre âge et ne reconnaissant absolument aucun droits et libertés humaines.”
Illustrations : Offertes chaleureusement par l’artiste Şilan. silan-art.blogspot.com