Le livre de Selahattin Demirtaş, “Seher” est paru le 14 septembre 2018 en français, chez Emmanuelle Collas, sous le nom “L’aurore”, avec une traduction par Julien Lapeyre de Cabanes.
L’auteur dédie ce premier livre “À toutes les femmes assassinées, à toutes celles victimes de violences…”.
Ces femmes, les premières à être concernées par toutes les violences, liées à la guerre ou au patriarcat, toujours politiques, ne cessent jamais de résister, de lutter, pour leur propre résilience et la liberté, la leur et celle des autres.
Selahattin Demirtaş est incarcéré depuis le 4 novembre 2016, dans la prison de type F, réservée aux prisonnierEs politiques, d’Edirne.
Kurde de Turquie, avocat de formation, il est le leader charismatique du HDP (Parti démocratique des peuples). Ce parti d’opposition qui réunit sous son toit, non pas seulement les Kurdes, mais d’autres minorités, féministes, écologistes, LGBTI, est le troisième du pays, le plus progressiste du Proche-Orient, ancré à gauche.
Selahattin Demirtaş a été emprisonné après la levée d’immunité des députéEs du HDP par le président Erdoğan, dans le cadre des purges qui ont suivi le putsch manqué de 2016. Il est accusé de “diriger une organisation terroriste”, “d’incitation à la haine et à la révolte” “d’apologie de crimes et des criminels”… Il risque une peine de prison de 142 ans pour laquelle il a déclaré avec humour “Nous n’avons pas peur d’aller en prison pour les idées que nous défendons. Si ma vie est suffisamment longue, j’effectuerai cette peine”. Vous pouvez en savoir plus sur “Selo”, de son surnom populaire, en suivant sur ce lien, et lire ses interviews, allocutions et textes savoureux tel que “Mode d’emploi des prisons en Turquie”.
“En prison, pas d’ordinateur ou de machine à écrire. Il faut tout écrire à la main, dit Julie Honoré dans son article publié sur le Nouveau Magazine littéraire “Pendant les premiers mois de son incarcération, le moindre document était confisqué et nos conversations écoutées”, rappelle un de ses avocats, Ramazan Demir. Début 2018, “pendant plusieurs mois, notamment en raison des opérations militaires au nord de la Syrie, les journaux étaient interdits aux prisonniers”. Le processus d’écriture et d’édition a donc été laborieux, mais a porté ses fruits en Turquie : Seher s’est déjà écoulé à près de 200 000 exemplaires en un an.”
Yiğit Bener, écrivain lui aussi, souligne dans son article publiée sur Cumhuriyet, que “la particularité la plus frappante de L’aurore est le fait qu’en décrivant les souffrances les plus irrémédiables dans toute leur nudité, et les exprimant couvertes d’un sourire amer, Selahattin Demirtaş ne fait aucune concession d’expression avec sang froid.”
“Les premiers livres sont difficiles” dit-il, en précisant que “l’intérêt que le livre recevra sera emprisonné souvent dans les frontières de l’identité sociale de son auteurE, surtout dans cette ‘ère d’image’ où le nom de l’auteurE passe devant le texte”.
En pointant l’accueil d’un livre par le public, Yiğit Bener précise que si l’auteurE n’est pas connuE, son livre peut rester ‘non vu’, s’il-elle est célèbre, en dehors de la sphère littéraire, la valeur de son écrit peut rester derrière la sympathie ou l’antipathie que l’auteurE reçoit. Et il continue avec humour, “L’aurore, est ‘vu’, probablement du fait de l’identité de son auteur. Au moins la nouvelle intitulée ‘Lettre à la Commission de lecture du courrier de la prison’ est ‘vue’ par les membres de la commission… Ce texte malin, leur aurait-il plu ? Je ne sais pas…”
Chère Commission ! Je vous écris ces lignes depuis une cellule de type F. “Et pourquoi ça ? ” me demanderez-vous. Parce que je suis en prison, tiens ! “On est au courant, mais pourquoi nous écrivez-vous, cher ami, déjà qu’on s’arrache les cheveux à chacune de vos lettres !”, me répondrez-vous, et justement, c’est à ce sujet que je vous écris. Mon Dieu, les amis, vous avez vu le métier que vous faites ? Lire les lettres de vos concitoyens, vous vous rendez compte ? Va savoir, peut-être même qu’on vous paie pour le faire. (On vous paie, oui : 2 060 livres par mois. Ça en fait de l’argent !) Mais là n’est pas le sujet. D’ailleurs, le sujet, quel est-il, je ne le sais pas vraiment (cette dernière phrase, je l’ai piochée – piquée – dans une nouvelle de l’écrivain İlhami Algör, dans l’espoir que vous la censureriez).
Si j’arrive à distraire votre attention, ça veut dire que je suis dans le vif du sujet. (…)
(Extrait de L’aurore)
İrfan Aktan, journaliste, fait part sur gazete Duvar, des discussions sur les risques qu’un leader politique prend en allant à la rencontre du public avec des textes littéraires. Il ajoute “Demirtaş n’hésite pas à casser systématiquement le profil classique de leader, et sans imiter un quelconque prédécesseur, fait se rencontrer la Turquie avec un nouveau type de leader. Plutôt que de garder sa position, il ouvre ses voiles sur de nouveaux océans. A la fois, il se renouvelle et force son public à ce renouveau. Il rappelle qu’il y a d’autres moyens que d’être un leader qui pour contrer la force d’en face, montre des yeux noirs et frappe le poing sur la table. Ainsi, il démontre qu’il possède une force influente au point de ne pas être emprisonnée dans la forme de chef de file patriarcal classique. Et, avec son talent d’observateur exceptionnel, il donne dans la littérature, tout comme dans la politique. Ce qu’il entreprend se mérite”.
Quant à Oya Baydar, auteure également, elle dit “Les nouvelles de L’aurore, sont des textes qui entrelacent un amour profond envers l’être humain et la vie avec un humour fin”.
Selon Yiğit Bener, “Il est question d’un auteur, qui, dès la première phrase, pose son bureau derrière les barreaux, et s’adresse à nous, qui sommes dehors, (ou plus justement qui pensons être dehors). Mais les nouvelles que ce livre nous offre, ne sont pas des histoires de prison habituelles. Même entre les quatre murs, il ne rend pas sa langue pointue, rigide et grave. Il préfère comprendre de l’intérieur, non pas avec une expression réductrice, avec de bons ou mauvais points, mais avec des divertissements espiègles comme dans un conte de La Fontaine.”
Comme Yiğit Bener, nous pensons que les questionnements politiques profonds mis à part, en regardant avec le coeur et des yeux littéraires, “il n’est pas possible de ne pas accueillir ce salut chaleureux que l’auteur entonne dans la bouteille, emplie de nouvelles, jetée à la mer.”
Un livre à lire, donc… Et l’actualité à suivre, car “L’aurore” est sélectionné pour le Prix Médicis étranger.
En attendant, si vous êtes sur Paris, rendez-vous vendredi 19 octobre, 19h, à la Maison de la poésie, pour une soirée organisée autour de “L’aurore” et de son auteur, avec la participation d’Emmanuelle Collas, éditrice, Lydie Salvayre, Mahir Guven, Timour Muhidine et d’autres invitéEs. Rencontre animée par Christian Tortel. Lecture d’extraits par Sophie Bourel.
Ajout du 21 novembre 2018
La Cour Européenne des Droits de l’Homme vient de rendre un jugement demandant à l’Etat turc de libérer Selahattin Demirtaş. Le Président turc refuse de se conformer à ce jugement, qui s’impose pourtant à la Turquie, signataire de chartes et d’engagement. Une pétition circule… A signer ICI
Image à la Une avec Maman