Un arti­cle, paru dans le New York Review, retraçant l’his­toire du con­fédéral­isme démoc­ra­tique et de ses influ­ences. Par Deb­bie Bookchin, auteure et jour­nal­iste, sou­tien de la cause kurde, et fille du théoricien de l’é­colo­gie sociale Mur­ray Bookchin.

Comment les idées de mon père ont aidé les Kurdes à créer une nouvelle démocratie

Un doux jour de print­emps d’avril 2004 dans le Ver­mont, mon père, l’his­to­rien et philosophe Mur­ray Bookchin, dis­cu­tait avec moi, comme nous le fai­sions presque tous les jours. Nous par­lions de tout et de tout le monde, des amis, de la famille et des penseurs Karl Marx et Karl Polanyi (qu’il admi­rait) en pas­sant par le prési­dent de l’époque, George W. Bush (qu’il n’ad­mi­rait pas) et George Smi­ley, le per­son­nage fic­tif de John Le Car­ré auquel il s’i­den­ti­fi­ait et qu’il aimait bien. Soudain, il s’est arrêté et il a révélé ce qui sem­blait être une étrange nou­velle : “Apparem­ment,” dit-il, “les Kur­des ont lu mon tra­vail et essaient de met­tre en œuvre mes idées”. Il l’a dit avec tant de dés­in­vol­ture que c’é­tait comme s’il n’y croy­ait pas vrai­ment lui-même.

Mon père, âgé de qua­tre-vingt-trois ans à l’époque, avait passé six décen­nies à écrire des cen­taines d’ar­ti­cles et vingt-qua­tre livres artic­u­lant une vision ant­i­cap­i­tal­iste d’une société écologique, démoc­ra­tique et égal­i­taire qui élim­in­erait la dom­i­na­tion de l’homme par l’homme et met­trait l’hu­man­ité en har­monie avec le monde naturel, un ensem­ble d’idées qu’il appelait “écolo­gie sociale”. Si son tra­vail était bien con­nu au sein des cer­cles anar­chistes et lib­er­taires de gauche, son nom n’é­tait guère familier.

De façon inat­ten­due, cette semaine-là, il avait reçu une let­tre par un inter­mé­di­aire qui écrivait au nom du mil­i­tant kurde empris­on­né Abdul­lah Öcalan, dirigeant du Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan (PKK). En tant que co-fon­da­teur, théoricien unique et leader incon­testé, Öcalan avait une répu­ta­tion qui dépas­sait les fron­tières, mais rien dans son idéolo­gie ne sem­blait ressem­bler de quelque façon que ce soit à celle de mon père.

Fondé en 1978 en tant qu’or­gan­i­sa­tion marx­iste-lénin­iste révo­lu­tion­naire, le PKK menait depuis trente ans une guerre insur­rec­tion­nelle au nom des quelque 15 mil­lions de Kur­des vivant en Turquie qui ont souf­fert d’une longue his­toire de vio­lence. Pen­dant des décen­nies, la Turquie a inter­dit aux Kur­des de par­ler leur pro­pre langue, de porter leurs vête­ments tra­di­tion­nels, d’u­tilis­er des noms kur­des, d’en­seign­er la langue kurde dans les écoles ou même de jouer de la musique kurde. Les Kur­des ont régulière­ment été arrêtéEs et tor­turéEs pour toute expres­sion de leur iden­tité cul­turelle ou toute oppo­si­tion à l’idéolo­gie turque d’un seul dra­peau, d’un seul peu­ple et d’une seule nation, qui a vu le jour au début du XXe siè­cle, qui a trou­vé sa pleine expres­sion dans le kémal­isme et qui a per­duré sous le régime autori­taire du prési­dent Recep Tayyip Erdoğan et de son par­ti islamiste.

Comme d’autres mou­ve­ments de libéra­tion nationale des années 70, le PKK fut fondé à l’o­rig­ine pour acquérir un Etat kurde indépen­dant. Le par­ti a cher­ché à unir les Kur­des, dont la terre mère vieille de cinq mil­lé­naires, une bande de terre con­nue sous le nom de Kur­dis­tan, avait été arbi­traire­ment divisée entre la Turquie, l’I­ran, l’I­rak et la Syrie au lende­main de la Pre­mière Guerre mon­di­ale. La vio­lence spas­mod­ique, sem­blable à des pogroms, à laque­lle ces “nou­veaux” États nations ont soumis les Kur­des com­prend des gaza­ges chim­iques, des bom­barde­ments, des déplace­ments for­cés, une dévas­ta­tion écologique et le rasage de vil­lages entiers. Au cours des décen­nies qui ont suivi 1984, lorsque le PKK a lancé une lutte armée, quelque 40 000 per­son­nes ont été tuées, Kur­des pour la plu­part d’en­tre elles. Pen­dant toutes ces années de lutte, Öcalan a été le leader idéologique et organ­i­sa­tion­nel du PKK.

Le dirigeant kurde Abdul­lah Öcalan dans un camp d’en­traîne­ment du PKK dans la val­lée de la Bekaa, Liban, 1991. Nikos Economopoulos/Magnum Photos

En 1999, Öcalan a été cap­turé au Kenya après avoir été expul­sé de Syrie, où il avait vécu pen­dant vingt ans. Trans­porté sur l’île turque reculée d’Im­rali, dans la mer intérieure de Mar­mara, Öcalan a été jugé et con­damné pour trahi­son. Sa peine de mort a été com­muée en peine d’emprisonnement à vie, car la Turquie ten­tait alors d’en­tr­er dans l’U­nion européenne, qui s’op­pose à la peine cap­i­tale. Depuis lors, Öcalan a été con­finé dans une cel­lule de la prison d’Im­rali, sur­veil­lé par des cen­taines de gar­di­ens, avec peu ou pas d’autres pris­on­niers sur l’île. Mal­gré son isole­ment — il n’a pas été vu depuis avril 2016 et s’est vu refuser l’ac­cès à ses avo­cats depuis 2011 — Öcalan reste le guide du mou­ve­ment de libéra­tion kurde en Turquie et en Syrie et de ses nom­breux par­ti­sans dans la dias­po­ra kurde.

Lorsque l’in­ter­mé­di­aire d’Ö­calan, un tra­duc­teur alle­mand du nom de Reimar Hei­der, a écrit à mon père en 2004, Hei­der lui a dit que le leader kurde avait lu des tra­duc­tions turques des livres de mon père en prison et qu’il se con­sid­érait comme un “bon élève” de mon père. En effet, Hei­der pour­suiv­it ainsi :

« Il a recon­stru­it sa stratégie poli­tique autour de la vision d’une “société démo­c­ra­ti­co-écologique” et a dévelop­pé un mod­èle pour con­stru­ire une société civile au Kur­dis­tan et au Moyen-Ori­ent.… Il a recom­mandé les livres de Bookchin à touTEs les maires de toutes les villes kur­des et il a voulu que tout le monde les lise. »

Il s’est avéré qu’après son arresta­tion, Öcalan a eu accès à des cen­taines de livres, y com­pris des tra­duc­tions en turc de nom­breux textes his­toriques et philosophiques occi­den­taux. Ces livres lui ont été accordés pen­dant qu’il essayait d’éla­bor­er une stratégie juridique pour sa pro­pre défense lors de son procès pour trahi­son et lors des appels ultérieurs : il visait à expli­quer ses actions en tant que révo­lu­tion­naire en exam­i­nant le con­flit tur­co-kurde du XXe siè­cle dans le cadre d’une analyse com­plète du développe­ment de l’É­tat-nation, en com­mençant par la Mésopotamie antique. Öcalan a com­mencé à écrire ce qui allait devenir une his­toire en plusieurs vol­umes, dans laque­lle il cherche à pro­pos­er une solu­tion démoc­ra­tique à la “ques­tion kurde” qui non seule­ment libér­erait le peu­ple kurde, mais aus­si établi­rait une rela­tion har­monieuse entre les Turcs et les Kur­des et, en fait, entre tous les peu­ples du Moyen-Orient.

Au cours de ce tra­vail, Öcalan a été influ­encé par un cer­tain nom­bre de penseurs, dont Fer­di­nand Braudel, Immanuel Waller­stein, Maria Mies et Michel Fou­cault. En out­re, Öcalan avait écouté, et nour­ri, les voix de toute une généra­tion de femmes kur­des dirigée par Sakine Can­sız, cofon­da­trice du PKK et fig­ure légendaire qui a survécu à des années de tor­ture indi­ci­ble dans les pris­ons turques dans les années 1980 et qui a été encour­agée par Öcalan à écrire ses mémoires (Can­sız a été assas­s­iné par un agent turc à Paris en 2013, en com­pag­nie de deux autres mil­i­tantes kur­des). Can­sız a influ­encé des cen­taines de femmes kur­des en prison et dans les camps d’en­traîne­ment du PKK, y com­pris la co-maire récem­ment arrêté de la ville turque de Diyarbakir, Gül­tan Kışanak, qui avait égale­ment été tor­turée en prison dans les années 1980. Impres­sion­né par le sac­ri­fice et l’indépen­dance de femmes comme celles-ci, Öcalan avait déjà com­mencé, dans les années 1990, à ini­ti­er une tran­si­tion dras­tique dans le PKK, d’une organ­i­sa­tion mil­i­tante et patri­ar­cale vouée à s’emparer du pou­voir d’E­tat selon les lignes marx­istes-lénin­istes à une organ­i­sa­tion qui met­tait l’ac­cent sur les valeurs fémin­istes et recher­chait une forme de social­isme très dif­férente de celle asso­ciée à l’ex-Union sovié­tique. Néan­moins, bon nom­bre des car­ac­téris­tiques déter­mi­nantes de la philoso­phie poli­tique qu’Ö­calan a com­mencé à épouser dans les années 2000 sont fer­me­ment ancrées dans l’idée que mon père se fai­sait de l’é­colo­gie sociale et de sa pra­tique poli­tique : le “munic­i­pal­isme lib­er­taire” ou “com­mu­nal­isme”.

Mon père con­sid­érait les prob­lèmes écologiques comme des prob­lèmes soci­aux inhérents à la hiérar­chie et à la dom­i­na­tion, qu’il fal­lait résoudre pour faire face à la crise envi­ron­nemen­tale. “Peut-être que le fait réel le plus probant auquel les rad­i­caux de notre époque n’ont pas fait face de manière adéquate, écrivait-il, est le fait que le cap­i­tal­isme d’au­jour­d’hui est devenu une société, et pas seule­ment une économie”. Il insis­tait en dis­ant que le change­ment social devrait s’at­ta­quer au pil­lage de l’e­sprit humain et de l’en­vi­ron­nement par le cap­i­tal­isme en déman­te­lant les rela­tions hiérar­chiques entre humainEs et en décen­tral­isant la société afin que les formes d’or­gan­i­sa­tion démoc­ra­tique de base puis­sent s’é­panouir. Cette théorie sociale de Bookchin, absorbée et ampli­fiée par Öcalan sous le nom de “con­fédéral­isme démoc­ra­tique”, guide aujour­d’hui des mil­lions de Kur­des dans leur quête de con­struc­tion d’une société non hiérar­chique et d’une démoc­ra­tie basée sur les con­seils locaux.

Alors que la guerre civile syri­enne entre dans sa huitième année, la plu­part des Occi­den­taux sont fam­i­liers avec les images des hommes et des femmes des unités de pro­tec­tion du peu­ple kurde por­tant des Kalach­nikovs, con­nues respec­tive­ment sous le nom de YPG, prin­ci­pale­ment mas­culin, et de YPJ, les unités entière­ment féminines. Ces mil­ices ont com­bat­tu et sont mortes par mil­liers sur les champs de bataille de Syrie en tant qu’u­nités dirigeantes des Forces démoc­ra­tiques syri­ennes (FDS), la force mul­ti­eth­nique soutenue par les États-Unis dans la cam­pagne con­tre l’EI. Ce pour quoi ils se bat­tent est moins sou­vent évo­qué : la chance de par­venir non seule­ment à l’au­todéter­mi­na­tion poli­tique, mais aus­si à une nou­velle forme de démoc­ra­tie directe dans laque­lle chaque mem­bre de la com­mu­nauté a un droit de parole égal dans les assem­blées pop­u­laires qui s’oc­cu­pent des prob­lèmes de leurs quartiers et villes, c’est-à-dire une démoc­ra­tie sans État central.

En rai­son de la répres­sion en Turquie, ces idées se sont pleine­ment con­crétisées dans le nord-est de la Syrie, his­torique­ment kurde. En 2012, les troupes gou­verne­men­tales syri­ennes du prési­dent Bachar al-Assad se sont retirées de cette région pour se con­cen­tr­er ailleurs sur la lutte con­tre les insurgés. Les Kur­des syri­enNEs avaient vu leurs pairEs met­tre en œuvre cer­taines des idées d’Ö­calan dans des villes en grande par­tie kur­des comme Diyarbakir, de l’autre côté de la fron­tière au sud-est de la Turquie, et illes attendaient leur heure, s’y pré­parant déjà. Illes ont com­mencé à met­tre en pra­tique les mêmes idées dans trois “can­tons” de Syrie, Cizre, Kobanê et Afrin, qui abri­tent env­i­ron 4,6 mil­lions de per­son­nes, dont 2 mil­lions de Kur­des syri­enNEs, ain­si que de plus petites pop­u­la­tions d’Arabes, de Turk­mènes, de Syr­i­aques et d’autres minorités eth­niques. Dans ces can­tons, les assem­blées de quarti­er mul­ti­eth­niques sont sou­veraines, et l’éthique qui pré­vaut est de met­tre l’ac­cent sur une divi­sion égale du pou­voir entre les femmes et les hommes, dans une per­spec­tive non-hiérar­chique, non-sec­taire et net­te­ment écologique, avec une économie coopéra­tive fondée sur des principes ant­i­cap­i­tal­istes. Les peu­ples de ces can­tons ont fait ces réformes tout en faisant face à de grands défis, notam­ment un dou­ble­ment de la pop­u­la­tion avec les réfugiéEs de guerre en prove­nance d’autres régions de Syrie, et des embar­gos sur la nour­ri­t­ure et les appro­vi­sion­nements de la Turquie au nord et du Kur­dis­tan irakien à l’est, où le chef trib­al kurde Masoud Barzani a super­visé pen­dant plus d’une décen­nie un Etat cap­i­tal­iste qui dépend de la Turquie pour le commerce.

En 2014, les trois can­tons ont établi leur autonomie sous le nom de Fédéra­tion démoc­ra­tique de Syrie du Nord, com­muné­ment appelée Roja­va, le mot kurde pour “Ouest” (la Syrie étant la par­tie la plus occi­den­tale du grand Kur­dis­tan). Bien que la région soit encore con­nue offi­cieuse­ment sous le nom de Roja­va, les Kur­des ont offi­cielle­ment aban­don­né le nom en 2016, en recon­nais­sance de la nature mul­ti­eth­nique de la région et de leur engage­ment en faveur de la lib­erté pour tous, et pas seule­ment pour le peu­ple kurde. La Fédéra­tion démoc­ra­tique (ou FDNS) est fondée sur un doc­u­ment appelé “Charte du con­trat social”, dont le préam­bule déclare l’aspi­ra­tion à con­stru­ire “une société libérée de l’au­tori­tarisme, du mil­i­tarisme, du cen­tral­isme et de l’in­ter­ven­tion de l’au­torité religieuse dans les affaires publiques”. De plus, elle “recon­naît l’in­tégrité ter­ri­to­ri­ale de la Syrie et aspire à main­tenir la paix intérieure et inter­na­tionale “, ce qui con­stitue une renon­ci­a­tion formelle par les Kur­des syriens à l’idée d’un État séparé pour leur peu­ple. Au lieu de ça, illes envis­agent un sys­tème fédéré de munic­i­pal­ités autogérées.

Dans les qua­tre-vingt-seize arti­cles qui suiv­ent, la Charte garan­tit à toutes les com­mu­nautés eth­niques le droit d’en­seign­er et d’être enseigné dans leur pro­pre langue, elle abolit la peine de mort et rat­i­fie la Déc­la­ra­tion uni­verselle des droits de l’homme et les con­ven­tions sim­i­laires. Elle exige que les insti­tu­tions publiques s’ef­for­cent d’élim­in­er com­plète­ment la dis­crim­i­na­tion fondée sur le genre et elle exige par la loi que les femmes représen­tent au moins 40 % de chaque organe élec­toral et qu’elles, ain­si que les minorités eth­niques, soient coprési­dentes à tous les niveaux de l’ad­min­is­tra­tion publique. La Charte promeut égale­ment une philoso­phie de ges­tion écologique qui guide toutes les déci­sions en matière d’ur­ban­isme, d’é­conomie et d’a­gri­cul­ture, et qui organ­ise toutes les indus­tries, dans la mesure du pos­si­ble, selon des principes col­lec­tifs. Le doc­u­ment garan­tit même des droits poli­tiques aux adolescents.

L’un des nom­breux défis aux­quels la Fédéra­tion démoc­ra­tique est con­fron­tée est que son expéri­ence se déroule dans une zone de guerre. La ville de Kobanê et ses envi­rons ont été lour­de­ment endom­magés par les frappes aéri­ennes améri­caines con­tre l’EI avant que les YPG et YPJ ne bat­tent la mil­ice dji­hadiste après une bataille de six mois en 2014. Les Etats-Unis et leurs alliés four­nissent une aide mil­i­taire aux FDS mais pas d’aide human­i­taire, et la recon­struc­tion de Kobanê, ain­si que de nom­breuses autres par­ties de la Fédéra­tion dévastées par la guerre, a été très lente. Alors que les aspects utopiques du Roja­va ont attiré quelques cen­taines de volon­taires civilEs inter­na­tionalEs qui tra­vail­lent sur les ques­tions des déchets envi­ron­nemen­taux et ont plan­té 50 000 jeunes arbres dans un effort pour “ren­dre le Roja­va vert à nou­veau”, la région souf­fre d’une pénurie d’eau infligée par la Turquie, qui a con­stru­it d’énormes bar­rages qui ont délibéré­ment ralen­ti le débit du Tigre et de l’E­uphrate, et inondé des étab­lisse­ments his­toriques du côté turc de la frontière.

Dans le con­texte d’une société entière­ment mobil­isée pour l’ef­fort de guerre, il y eut des plaintes con­testées d’en­fants sol­dats, de vil­la­geois arabes déplacéEs et d’autres vio­la­tions des droits de l’homme dans les zones con­trôlées par les Kur­des. Sur le plan interne, le défi est de résis­ter à la rigid­ité idéologique qui frappe sou­vent les mou­ve­ments qui dis­posent d’un porte-parole charis­ma­tique, notam­ment lorsque les élites revendiquent l’héritage du leader au détri­ment des opin­ions dis­si­dentes. Peut-être plus cru­cial encore, il reste à voir si la Turquie, qui a déclaré son désir d’anéan­tir le pro­jet du Roja­va, sera mise à pied ou si le feu vert lui sera don­né par une com­bi­nai­son des trois puis­sances mon­di­ales — la Russie, l’I­ran et les États-Unis — pour exercer un con­trôle sur la Syrie. Cepen­dant, l’in­ten­tion du Con­trat social est claire : con­stru­ire une société démoc­ra­tique, décen­tral­isée et basée sur le local, comme mon père et Abdul­lah Öcalan l’avaient tous deux imaginée.

Mur­ray Bookchin, dans les années 1950.  Mur­ray Bookchin Trust

Né dans le Bronx en 1921, Mur­ray Bookchin a été influ­encé par sa grand-mère Zei­t­el, une révo­lu­tion­naire russe qui a émi­gré aux Etats-Unis après la Révo­lu­tion de 1905. Mon père m’a décrit plus tard les luttes de sa grand-mère et de ses cama­rades ainsi :

« Sous ces dra­peaux rouges, rêvant d’é­man­ci­pa­tion humaine, ils avaient l’idéal d’une société sans class­es, libre d’ex­ploita­tion, et c’é­tait leur mythe, leur vision et leur espoir. En vivant dans ce monde pré-indus­triel où les familles étaient essen­tielle­ment des familles élar­gies, avec un sen­ti­ment de con­fi­ance mutuelle, ils avaient aus­si une vie com­mu­nau­taire intense mar­quée par l’en­traide, mar­quée par une forte sen­si­bil­ité cul­turelle, mar­quée par une vision cul­turelle radicale. »

Les Bookchin avaient égale­ment leurs pro­pres luttes. La mère de mon père fut aban­don­née par son mari quand Mur­ray était un jeune garçon. Après la mort de sa grand-mère, quand il avait neuf ans, ils étaient sou­vent en sit­u­a­tion pré­caire. À peu près à la même époque, en 1930, il est devenu mem­bre des Jeunes Pio­nniers d’Amérique, une organ­i­sa­tion de jeunesse com­mu­niste. A treize ans, il fut “coop­té” dans la Ligue de la jeunesse com­mu­niste. Même les plus jeunes mem­bres du par­ti “étaient traitéEs comme des adultes”, se sou­vient-il. On s’at­tendait à ce qu’illes aient lu le Man­i­feste com­mu­niste et bien d’autres textes. Illes étaient envoyéEs dans la rue pour ven­dre le jour­nal du par­ti et illes soute­naient les luttes syn­di­cales. La Grande Dépres­sion a ren­for­cé la “con­science de classe” de mon père et son engage­ment pour le change­ment social. Plus d’une fois, sa mère et lui ont été expul­sés d’ap­parte­ments dans le Bronx. Jeune rad­i­cal, il a per­fec­tion­né ses tal­ents d’o­ra­teur dans ce lieu de débats qu’était Cro­tona Park. Mon père se sou­vint plus tard de cette époque des années 30 comme d’une “péri­ode pro­fondé­ment tumultueuse” :

« Il est très dif­fi­cile de vous don­ner une idée de la mesure dans laque­lle, presque tous les jours, on ressen­tait quelque chose de nou­veau, quelque chose d’ex­ci­tant sur le plan poli­tique et, dans un sens, de dan­gereux. Par exem­ple, nous avions tout le temps des réu­nions aux coins des rues et je pas­sais d’une réu­nion de coin de rue avec mes amis à une autre. Et finale­ment, j’ai com­mencé à par­ler dans ce que vous appel­leriez des scènes ouvertes aujour­d’hui. Entre-temps, j’ai essayé de gag­n­er ma vie en ven­dant des jour­naux et en trans­portant de la crème glacée sur mon dos à Cro­tona Park dans une énorme boîte isolée — pour­chas­sé par la police, soit dit en pas­sant, parce qu’il était illé­gal à l’époque de ven­dre de la crème glacée — c’é­tait surtout le priv­ilège des petits stands et des con­ces­sions que l’administration du parc don­nait aux gens. Ain­si, dès l’âge de treize ou qua­torze ans, en tant que tra­vailleur, j’ai com­mencé à gag­n­er mon pain. »

Bien que rigoureuse­ment éduqué sur les détails les plus fins de la théorie marx­iste par le Par­ti com­mu­niste, il n’a jamais été soumis aux ortho­dox­ies. Quit­tant le Par­ti com­mu­niste après la sig­na­ture du Pacte Hitler-Staline, il a fait un pre­mier virage comme trot­skyste, puis il est devenu anar­chiste – et il l’est resté pen­dant près de qua­tre décen­nies entre les années 60 et 90. Finale­ment, il a mis de côté ce terme, en faisant val­oir que l’a­n­ar­chisme s’est trop facile­ment trans­for­mé en une poli­tique axée sur l’ex­er­ci­ce per­son­nel de la lib­erté aux dépens du dur labeur qu’il faut pour bâtir des insti­tu­tions poli­tiques capa­bles de réalis­er un change­ment social durable.

Mon père n’a jamais fréquen­té l’u­ni­ver­sité et, en tant qu’au­to­di­dacte, il ne s’est peut-être jamais sen­ti con­finé par une voie par­ti­c­ulière de recherche intel­lectuelle. Ses lec­tures vont de la biolo­gie et de la physique à l’his­toire naturelle et à la philoso­phie. Son expéri­ence du tra­vail indus­triel — se ren­dant à Bay­onne, dans le New Jer­sey, pour couler de l’aci­er dans une fonderie chaude — a con­fir­mé sa sym­pa­thie pour le pro­jet social­iste. Plus tard, cepen­dant, son pas­sage comme organ­isa­teur syn­di­cal pour les Tra­vailleurs unis de l’élec­tric­ité lui a enseigné que le pro­lé­tari­at améri­cain, si préoc­cupé par les ques­tions quo­ti­di­ennes et les réformes frag­men­taires, n’é­tait prob­a­ble­ment pas l’a­gent révo­lu­tion­naire que Marx avait prédit. Il a com­mencé à s’op­pos­er à d’autres principes du marx­isme, y com­pris l’ac­cent mis sur l’au­torité éta­tique cen­tral­isée et son insis­tance sur “l’inex­ora­bil­ité des lois sociales”.

Il était égale­ment devenu clair pour lui à la fin des années 40 et au début des années 50 que le développe­ment cap­i­tal­iste était en pro­fonde ten­sion avec le monde naturel. La pol­lu­tion de l’air et de l’eau, les radi­a­tions, le prob­lème des résidus de pes­ti­cides dans les ali­ments et l’im­pact sur les villes des urban­istes impérieux comme Robert Moses appelaient, selon lui, à une réé­val­u­a­tion des effets du cap­i­tal­isme qui tienne compte des préoc­cu­pa­tions envi­ron­nemen­tales aus­si bien qu’économiques.

À la fin des années 1950 et au début des années 1960, Bookchin par­lait de la dévas­ta­tion écologique en tant que symp­tôme de prob­lèmes soci­aux pro­fondé­ment enrac­inés, idées qu’il a élaborées dans un essai révo­lu­tion­naire de 1964 inti­t­ulé “Ecologie et pen­sée révo­lu­tion­naire”, qui a établi l’é­colo­gie comme con­cept poli­tique et a fait de la sauve­g­arde de l’en­vi­ron­nement une par­tie inté­grante du pro­jet de trans­for­ma­tion sociale. Con­traire­ment à Marx, qui croy­ait que c’é­tait la rareté de la nature qui con­dui­sait à la dom­i­na­tion humaine, Bookchin soute­nait que la notion de dom­i­na­tion de la nature était précédée par la dom­i­na­tion de l’homme par l’homme et que seule l’élim­i­na­tion des hiérar­chies sociales — genre, race, ori­en­ta­tion sex­uelle, âge et statut — pou­vait nous per­me­t­tre de com­mencer à résoudre la crise envi­ron­nemen­tale. Il a fait val­oir, s’opposant à Marx, que la véri­ta­ble lib­erté ne se réalis­erait pas sim­ple­ment en élim­i­nant la société de classe, elle impli­quait l’élim­i­na­tion de toutes les formes de dom­i­na­tion. “Trag­ique­ment”, observera-t-il plus tard, “le marx­isme, pen­dant plus d’un siè­cle, a pra­tique­ment réduit au silence toutes les voix révo­lu­tion­naires antérieures et a tenu l’his­toire elle-même sous l’emprise glaciale d’une remar­quable théorie bour­geoise du développe­ment basée sur la dom­i­na­tion de la nature et la cen­tral­i­sa­tion du pouvoir”.

Mon père a com­mencé à éla­bor­er ces idées dans une série d’ar­ti­cles au milieu des années 1960 avec des titres tels que “Au-delà de la rareté”, “Vers une tech­nolo­gie libéra­trice” et “Ecoute, cama­rade !” Durant cette péri­ode, il a débat­tu et influ­encé de nom­breuses per­son­nal­ités impor­tantes à gauche, d’Eldridge Cleaver et Daniel Cohn-Ben­dit à Her­bert Mar­cuse et Guy Debord. Il a pressé les révo­lu­tion­naires français­Es des événe­ments de mai 1968 à ne pas suc­comber aux efforts du Par­ti com­mu­niste pour clô­tur­er le mou­ve­ment étu­di­ant. Il a poussé les dirigeants du Black Pan­ther Par­ty comme Cleaver et Huey New­ton à laiss­er tomber leur adhé­sion au dogme maoïste selon lequel les révo­lu­tions sont faites par des cadres dis­ci­plinés guidéEs par une direc­tion cen­tral­isée, et il a ren­con­tré Mar­cuse pour exhort­er le théoricien cri­tique, marx­iste chevron­né, à adopter une con­science écologique plus profonde.

Au fil des ans, cer­taines des théories de Bookchin sur les groupes d’affinité, les assem­blées pop­u­laires, l’é­co-fémin­isme, la démoc­ra­tie de base et la néces­sité d’élim­in­er la hiérar­chie ont été repris­es par les cam­pagnes anti­nu­cléaires, les activistes anti­mon­di­al­i­sa­tion et finale­ment le mou­ve­ment Occu­py. Ces groupes ont inté­gré les idées de mon père – peut-être sou­vent sans con­naître leur orig­ine – parce qu’elles offraient des façons d’a­gir et d’or­gan­is­er qui pré­fig­u­raient le change­ment social qu’ils recher­chaient. Dans les années 80, son tra­vail influ­ença les mou­ve­ments des Verts en Europe. Aujour­d’hui, un mou­ve­ment de “munic­i­pal­isme” basé sur ses idées prend de l’am­pleur dans les villes du monde entier. Avant le Roja­va, cepen­dant, le nom de Mur­ray Bookchin était rarement men­tion­né dans les médias grand public.

Mon père a démé­nagé du Low­er East Side de New York au Ver­mont en 1971. Il avait cinquante ans. Lui et Beat­rice, ma mère, avaient divor­cé après douze ans de mariage, mais il a con­tin­ué à vivre avec elle pen­dant de nom­breuses années et elle est restée sa cama­rade poli­tique et sa con­fi­dente pour le reste de sa vie. Dans le Ver­mont, il est devenu act­if dans le mou­ve­ment anti­nu­cléaire, tan­dis qu’elle menait l’op­po­si­tion au maire de Burling­ton de l’époque, Bernie Sanders, dans ses efforts pour met­tre en place un énorme développe­ment com­mer­cial sur le front de mer de Burling­ton. Ensem­ble, mes par­ents ont fondé les Burling­ton Greens, l’un des pre­miers mou­ve­ments munic­i­pal­istes aux États-Unis. Et c’est dans leur mai­son de Burling­ton qu’il a écrit son œuvre majeure, The Ecol­o­gy of Free­dom, pub­lié en 1982 et traduit en turc douze ans plus tard.

Mon père y retrace l’émer­gence de la hiérar­chie depuis la préhis­toire jusqu’à nos jours, en exam­i­nant l’in­ter­ac­tion entre ce qu’il a appelé l’ ”héritage de la dom­i­na­tion” et l’ ”héritage de la lib­erté” dans l’his­toire de l’hu­man­ité. Par­al­lèle­ment à la ten­dance de la civil­i­sa­tion humaine à devenir plus strat­i­fiée sociale­ment, ce qui a créé de vastes iné­gal­ités et a don­né aux États-nations un pou­voir indu, il exis­tait une riche tra­di­tion de lib­erté, depuis sa pre­mière appari­tion sous la forme d’un mot dans les tablettes cunéi­formes suméri­ennes, jusqu’à son util­i­sa­tion par des philosophes comme Augustin et son appari­tion dans la pen­sée utopique rad­i­cale et anti-éta­tique de penseurs comme Charles Fouri­er. Cet héritage de lib­erté nous donne une vision alter­na­tive du développe­ment poten­tiel de l’hu­man­ité qui remet en ques­tion la sagesse tra­di­tion­nelle­ment recon­nue de Marx selon laque­lle l’É­tat et le cap­i­tal­isme étaient “his­torique­ment néces­saires” à l’a­vance­ment de la société vers le social­isme. Non seule­ment ils n’é­taient pas néces­saires, selon mon père, mais la croy­ance marx­i­enne clas­sique dans le rôle his­torique “pro­gres­siste” du cap­i­tal­isme avait même entravé la for­ma­tion d’une gauche réelle­ment libertaire.

Öcalan a lu The Ecol­o­gy of Free­dom et a approu­vé son analyse. Dans son pro­pre livre In Defense of the Peo­ple (à paraître en anglais), Öcalan écrit :

« Le développe­ment de l’au­torité et de la hiérar­chie avant même l’émer­gence de la société de classe est un tour­nant impor­tant dans l’his­toire. Aucune loi de la nature n’ex­ige que les sociétés naturelles se trans­for­ment en sociétés éta­tiques hiérar­chiques. Tout au plus pour­rait-on dire qu’il pour­rait y avoir une ten­dance. La croy­ance marx­iste selon laque­lle la société de classe est une fatal­ité est une grande erreur. »

Illus­trant les exem­ples d’é­gal­i­tarisme et d’en­traide qui ont car­ac­térisé les pre­mières sociétés, mon père a soutenu que le cap­i­tal­isme n’é­tait pas le pro­duit final inévitable de la civil­i­sa­tion humaine. Il a sug­géré qu’une reprise des impul­sions vers la coopéra­tion, l’aide mutuelle et la dura­bil­ité écologique pour­rait être réal­isée dans une société mod­erne en con­stru­isant une économie morale et écologique basée sur les besoins humains, en encour­ageant les tech­nolo­gies qui peu­vent décen­tralis­er les ressources, telles que les éner­gies solaire et éoli­enne, et en con­stru­isant des assem­blées démoc­ra­tiques de base qui respon­s­abilisent les gens au niveau local.

L’ac­cent mis par mon père sur la hiérar­chie est devenu un aspect car­ac­téris­tique des efforts d’Ö­calan pour redéfinir le prob­lème kurde. Dans The Roots of Civ­i­liza­tion (à paraître en français), le pre­mier vol­ume des écrits de prison d’Öcalan, il a égale­ment retracé l’his­toire des pre­mières sociétés com­mu­nau­taires et la tran­si­tion vers le cap­i­tal­isme. Comme Bookchin, il a hon­oré la for­ma­tion des pre­mières sociétés en Mésopotamie, berceau de la civil­i­sa­tion et lieu de nais­sance de l’art, de la langue écrite et de l’a­gri­cul­ture. Il nous a rap­pelé que les liens de par­en­té puis­sants qui demeurent un élé­ment essen­tiel de la vie famil­iale kurde — les rela­tions tra­di­tion­nelles des familles élar­gies et la cul­ture pop­u­laire — peu­vent con­stituer le fonde­ment d’une nou­velle société éthique qui allie les meilleurs aspects des valeurs des Lumières à une sen­si­bil­ité com­mu­nale et écologique.

Öcalan va plus loin que Bookchin dans l’im­por­tance qu’il donne au patri­ar­cat. Mon père avait exam­iné com­ment les hiérar­chies sont nées de la néces­sité pour les anciens de la société de préserv­er leur pou­voir, tan­dis qu’ils vieil­lis­saient, en insti­tu­tion­nal­isant leur statut sous forme de chamans, puis de prêtres — un proces­sus qui inclu­ait la dom­i­na­tion des femmes par les hommes. Öcalan, cepen­dant, con­sid­ère le patri­ar­cat comme une car­ac­téris­tique déter­mi­nante de la civil­i­sa­tion humaine. “Les cinq mille ans d’histoire de la civil­i­sa­tion peu­vent être résumés en une his­toire de l’asservissement des femmes”, écrit-il dans une brochure inti­t­ulée “Libér­er la vie : la révo­lu­tion de la femme”. “La pro­fondeur de l’asservissement de la femme et le masquage inten­tion­nel de ce fait sont donc liés de près à l’essor, au sein de la société, du pou­voir éta­tique et hiérar­chique”. Pour Öcalan, l’élim­i­na­tion de ces rela­tions de pou­voir enrac­inées insti­tu­tion­nelle­ment et psy­chologique­ment exig­era une nou­velle vision de la société et une pro­fonde recon­sid­éra­tion per­son­nelle de la part des hommes.

L’in­térêt d’Ö­calan pour la libéra­tion des femmes a précédé son séjour à Imrali, et n’a jamais été une sim­ple ques­tion théorique. À la fin des années 80 et au début des années 90, les femmes kur­des de Syrie et de Turquie, où elles subis­saient une répres­sion par­ti­c­ulière­ment dure de la part de l’É­tat turc, se joignaient au PKK en nom­bre crois­sant. Quit­tant leurs vil­lages et leurs villes pour se ren­dre dans les camps d’en­traîne­ment du PKK dans la val­lée de la Bekaa au Liban et dans les mon­tagnes du Qandil en Irak, ces femmes ont con­tribué à porter le nom­bre de com­bat­tantEs du PKK à 15 000 en 1994, les femmes représen­tant env­i­ron un tiers des forces. Con­for­mé­ment à l’ac­cent mis par le PKK sur l’é­tude et l’é­d­u­ca­tion, ces femmes, bien que for­mées comme guérilleras, lisaient aus­si des textes fémin­istes et d’autres textes rad­i­caux. Öcalan, qui avait déjà réé­val­ué le prob­lème de la per­son­nal­ité du “mâle dom­i­nant” au sein du PKK, soute­nait leurs reven­di­ca­tions pour l’é­gal­ité des droits, une mil­ice séparée et leurs pro­pres insti­tu­tions. Comme l’ex­plique Mered­ith Tax dans son récent livre A Road Unfore­seen : Women Fight the Islam­ic State, la créa­tion d’u­nités entière­ment féminines au PKK était cru­ciale pour “don­ner aux femmes la con­fi­ance et l’ex­péri­ence du lead­er­ship néces­saires pour faire le saut vers une armée de femmes totale­ment séparée”.

Comme Bookchin des années aupar­a­vant, Öcalan avait égale­ment été déçu par le social­isme d’E­tat. “Ne con­sid­érez pas l’U­nion sovié­tique comme le Dieu du social­isme et le dernier Dieu en date”, dit-il à un jour­nal­iste en 1991. “Le rêve d’une utopie social­iste n’est pas seule­ment marx­iste-lénin­iste. Il est aus­si vieux que l’hu­man­ité”. De plus en plus per­suadé que l’É­tat lui-même était le prob­lème, il a com­mencé à recadr­er l’ob­jec­tif de son mou­ve­ment non pas autour d’une nation kurde mais vers une entité démoc­ra­tique autonome et auto­gérée au sein d’une fédéra­tion qui accorderait une autonomie sim­i­laire à tous ses groupes sujets. Un genre de sys­tème poli­tique très dif­férent de tout ce qui existe actuelle­ment au Moyen-Ori­ent ou qua­si­ment n’importe où ailleurs.

L’É­tat-nation nous rend moins qu’hu­main”, écrit Bookchin dans son essai de 1985 “Repenser l’éthique, la nature et la société”. “Il nous domine, nous cajole, nous ôte notre pou­voir, nous dépouille de notre sub­stance, nous hum­i­lie — et nous tue sou­vent dans ses aven­tures impéri­al­istes… Nous sommes les vic­times de l’É­tat-nation, non seule­ment physique­ment et psy­chologique­ment, mais aus­si idéologique­ment”. Öcalan en est venu à partager ce point de vue : en 2005, il a pub­lié une “Déc­la­ra­tion” selon laque­lle “la racine poli­tique de la solu­tion de la nation démoc­ra­tique est le con­fédéral­isme démoc­ra­tique de la société civile, qui n’est pas l’É­tat”. Elle doit plutôt s’ap­puy­er sur l’ ”unité com­mu­nale”, une con­struc­tion écologique, sociale et économique qui “ne vise pas à faire du prof­it” mais plutôt à répon­dre aux besoins, déter­minés col­lec­tive­ment, des per­son­nes qui y vivent. Le doc­u­ment a servi de fonde­ment à une vision qu’il espérait voir adop­tée par l’ensem­ble du Kur­dis­tan, y com­pris les 6 mil­lions de Kur­des en Iran et un nom­bre sim­i­laire en Irak.

Öcalan s’y est fait l’é­cho du pro­gramme de mon père dans The Rise of Urban­iza­tion and the Decline of Cit­i­zen­ship (plus tard inti­t­ulé Urban­iza­tion With­out Cities), qu’Ö­calan avait lu en prison et recom­mandé aux maires du Bakûr, dans le sud-est de la Turquie. Dans ce vol­ume, mon père a retracé l’his­toire des méga­lopoles urbaines, d’Athènes à la Com­mune de Paris et au-delà, dans un effort pour “restau­r­er la cité, pour la visu­alis­er non pas comme une men­ace pour l’en­vi­ron­nement mais comme une com­mu­nauté humaine, éthique et écologique unique” qui pour­rait être revendiquée comme le lieu d’une nou­velle poli­tique, celle de la démoc­ra­tie d’assem­blée, un “art dans lequel chaque citoyenNE est pleine­ment con­scientE du fait que sa com­mu­nauté con­fie son des­tin à sa pro­bité morale et à sa ratio­nal­ité”. “La ville”, écrit-il, “doit être conçue comme un nou­veau type d’u­nion éthique, une forme de respon­s­abil­i­sa­tion per­son­nelle à échelle humaine, un sys­tème par­tic­i­patif voire écologique de prise de déci­sion et une source par­ti­c­ulière de cul­ture civique”. Et il a fait val­oir qu’en pra­ti­quant une poli­tique munic­i­pale rad­i­cale, les gens peu­vent, en fait, créer une nou­velle société démoc­ra­tique dans la coquille de l’an­cien, s’arrachant au con­trôle de l’É­tat central.

Ces idées “com­mu­nal­istes” ont été mis­es en pra­tique dans les villes et vil­lages de la Fédéra­tion démoc­ra­tique du Nord de la Syrie. Un sys­tème élaboré de démoc­ra­tie de con­seil com­mençant au niveau de la “com­mune” (réu­nis­sant de trente à qua­tre cents familles). La com­mune envoie des déléguéEs au con­seil de quarti­er ou de vil­lage, qui à son tour envoie des déléguéEs au niveau du dis­trict (ou de la ville) et finale­ment aux assem­blées régionales. Des citoyenNEs siè­gent aux comités de la san­té, de l’en­vi­ron­nement, de la défense, des femmes, de l’é­conomie, de la poli­tique, de la jus­tice et de l’idéolo­gie. Tout le monde a le droit de s’ex­primer. Et con­for­mé­ment aux idées d’Ö­calan sur les ques­tions rel­a­tives aux femmes, les con­seils des femmes ont le pou­voir de pass­er out­re les déci­sions pris­es par d’autres con­seils lorsque la ques­tion con­cerne spé­ci­fique­ment les intérêts des femmes.

Com­bat­tantEs kur­des des YPG, dans le vil­lage de Heras près de la ligne de front du Roja­va con­tre l’EI, Syrie, 2014. Le vil­lage est sous pro­tec­tion des YPG, l’ar­mée nationale du Kur­dis­tan syrien.
Mar­tyn Aim/Corbis via Get­ty Images

Bien que le PKK reste la prin­ci­pale force d’op­po­si­tion de la plu­part des Kur­des qui s’op­posent à la poli­tique du prési­dent turc Erdoğan, il y eut des divi­sions au sein du mou­ve­ment, notam­ment au milieu des années 2000, lorsque Öcalan a com­mencé à implanter sérieuse­ment le con­fédéral­isme démoc­ra­tique. Pour­tant, le fait qu’une grande majorité du peu­ple kurde ait suivi la voie qu’il a tracée témoigne du car­ac­tère de son lead­er­ship, qui a enduré près de deux décen­nies d’emprisonnement. Mal­gré tout cela, le PKK reste sur les listes noires ter­ror­istes tenues par les États-Unis et l’U­nion européenne, et les médias occi­den­taux per­sis­tent inex­plic­a­ble­ment à appel­er Öcalan et le PKK des “marx­istes-lénin­istes”, plus d’une décen­nie après que cette idéolo­gie ait été formelle­ment aban­don­née, à la fois dans la pra­tique et dans les mil­liers de pages des écrits d’Öcalan.

Au moment des élec­tions turques de juin 2015, le PKK avait déclaré un cessez-le-feu uni­latéral et les preuves de son engage­ment en faveur de la démoc­ra­tie de base étaient en pleine flo­rai­son dans les villes et vil­lages kur­des du sud-est de la Turquie, où les femmes tra­vail­laient comme co-maires et ser­vaient dans tous les secteurs de l’ad­min­is­tra­tion de la ville. Lors des élec­tions, le par­ti HDP dirigé par des Kur­des a rem­porté 13 % des voix, ce qui en a fait le troisième par­ti en impor­tance au par­lement turc. Som­maire­ment, Erdoğan a inter­rompu les négo­ci­a­tions de paix qui avaient com­mencé avec Öcalan en 2013 et a lancé un assaut soutenu con­tre la région kurde. La cam­pagne mil­i­taire et la résis­tance du PKK ont entraîné la mort de cen­taines de per­son­nes, avec des mil­liers d’autres empris­on­néEs. Par­mi elleux, Sela­hat­tin Demir­taş, le leader charis­ma­tique du HDP qui se présente main­tenant à la prési­dence à par­tir de sa cel­lule de prison lors de l’élec­tion sur­prise con­vo­quée par Erdoğan pour le 24 juin.

Le 24 mai, le Tri­bunal per­ma­nent des peu­ples, basé à Rome et créé en 1979 pour pour­suiv­re les travaux du Tri­bunal Rus­sell (qui avait enquêté sur les crimes de guerre au Viet­nam), a déter­miné que le PKK n’é­tait pas un groupe ter­ror­iste mais un com­bat­tant dans un “con­flit armé non inter­na­tion­al”. Il a aus­si déclaré Erdoğan per­son­nelle­ment coupable de crimes de guerre con­tre le peu­ple kurde pour n’avoir pas adhéré aux Con­ven­tions de Genève pen­dant une péri­ode de dix-huit mois entre juin 2015 et jan­vi­er 2017. Dans une déci­sion annon­cée au Par­lement européen à Brux­elles, le Tri­bunal a égale­ment déclaré la Turquie coupable d’opéra­tions sous faux dra­peaux, “d’as­sas­si­nats ciblés, d’exé­cu­tions extra­ju­di­ci­aires, de dis­pari­tions for­cées”, de destruc­tion de villes kur­des et du déplace­ment de 300 000 civils, ain­si que de “priv­er le peu­ple kurde de son droit à l’au­todéter­mi­na­tion en imposant l’i­den­tité turque et en rép­ri­mant sa par­tic­i­pa­tion à la vie poli­tique, économique et cul­turelle du pays”. Le Tri­bunal a exhorté à la reprise immé­di­ate des négo­ci­a­tions de paix avec les Kur­des en Turquie et a égale­ment appelé la Turquie à met­tre fin à toutes les opéra­tions mil­i­taires con­tre les Kur­des en Syrie.

L’in­sis­tance de la Turquie pour dire que les Kur­des syri­enNEs, elles aus­si, sont des “ter­ror­istes” en rai­son de leur affil­i­a­tion idéologique avec Öcalan a for­cé les Etats-Unis à marcher sur une corde raide : sou­tenant les YPG et les YPJ en tant que mem­bres des Forces Démoc­ra­tiques Syri­ennes et niant leurs liens avec le PKK, tout en sou­tenant que le PKK en Turquie est un groupe ter­ror­iste. En con­séquence, alors que les respon­s­ables mil­i­taires améri­cains sou­ti­en­nent orale­ment les Kur­des en les dis­ant “nos meilleurs parte­naires sur le ter­rain ” dans la lutte con­tre l’EI en Syrie, le départe­ment d’É­tat a fer­mé les yeux sur les vio­la­tions inces­santes des droits de l’homme par Erdoğan, faisant écho à sa rhé­torique selon laque­lle le PKK doit être détru­it, une poli­tique que le peu­ple kurde qual­i­fie d’ap­pro­ba­tion tacite d’une guerre con­tre touTEs les Kur­des. Cette poli­tique améri­caine, ain­si que le qua­si-silence des dirigeantEs améri­cainEs et européenNEs sur l’a­gres­sion du gou­verne­ment turc con­tre ses citoyenNEs kur­des entre 2015 et 2017, pour­rait avoir encour­agé Erdoğan à envoy­er ses forces et les mil­ices de l’an­ci­enne Armée Syri­enne Libre – com­prenant des dji­hadistes et des anciens com­bat­tants de l’EI — dans le can­ton d’Afrin en Syrie le 20 jan­vi­er. On estime que 170 000 per­son­nes ont depuis lors été déplacées d’Afrin, beau­coup d’en­tre elles sont sans abri et dor­ment en plein air. Cette région qui était autre­fois un havre de paix et de mul­ti­cul­tur­al­isme, un lieu où les femmes déte­naient 50 % des fonc­tions publiques, est main­tenant assiégée. Des rap­ports font état d’en­lève­ments de femmes et de filles, d’ex­pul­sions de Kur­des de leurs maisons et de leurs entre­pris­es, et de l’im­po­si­tion par­tielle de la charia. La Turquie a reçu pour cela le sou­tien tacite des Etats-Unis, qui ont refusé de s’op­pos­er à Erdoğan au nom de leurs alliéEs kur­des. La dévas­ta­tion qui en a résulté a mal­heureuse­ment été sous-médi­atisée par la presse américaine.

Bookchin, 1991. Lud­wig Rauch

Mon père est décédé le 30 juil­let 2006, à l’âge de qua­tre-vingt-cinq ans, env­i­ron deux ans après que les inter­mé­di­aires d’Ö­calan l’aient con­tac­té. L’arthrite l’empêchait de s’asseoir devant un ordi­na­teur et de taper, de telle sorte que sa cor­re­spon­dance avec Öcalan a pris fin après l’échange de quelques let­tres de chaque côté. Dans sa dernière let­tre, mon père a envoyé ses meilleurs vœux à Öcalan et a écrit :

« J’e­spère que le peu­ple kurde pour­ra un jour établir une société libre et rationnelle qui per­me­t­tra à son génie de s’é­panouir à nou­veau. Illes ont la chance d’avoir un chef de file du tal­ent de M. Öcalan pour les guider. »

A la mort de Mur­ray Bookchin, le PKK a pub­lié une déc­la­ra­tion de deux pages le salu­ant comme “l’un des plus grands spé­cial­istes des sci­ences sociales du XXe siè­cle”. “Il nous a ini­tié à la pen­sée de l’é­colo­gie sociale, et c’est pour cela que l’hu­man­ité se sou­vien­dra de lui avec grat­i­tude”, ont écrit les auteurEs de la déc­la­ra­tion. “Nous nous enga­geons à faire vivre Bookchin dans notre lutte. Nous met­trons cette promesse en pra­tique en tant que pre­mière société qui établit un con­fédéral­isme démoc­ra­tique tan­gi­ble”. Si mon père avait vécu pour voir ses idées mis­es en pra­tique au Roja­va et dans le sud-est de la Turquie, il aurait été pro­fondé­ment ému de savoir que son esprit révo­lu­tion­naire avait ressus­cité au sein d’une généra­tion du peu­ple kurde. Il se serait réjoui que le Roja­va soit un exem­ple his­torique sup­plé­men­taire du désir de lib­erté qu’il ressen­tait lui-même si pro­fondé­ment et auquel il a con­sacré sa vie.

15 juin 2018, 7h.


Deb­bie Bookchin

Debbie Bookchin
Debbie Bookchin est auteure et journaliste (primée), et co-éditrice de The Next Revolution:
Popular Assemblies and the Promise of Direct Democracy
 (Verso, 2014), un recueil d’essais de Murray Bookchin.
Elle a écrit des articles pour de nombreux journaux, y compris The New York Times, The Atlantic, The Boston Globe, le New Scientist, et publiée dans les médias tels que The Nation, Roar Magazine… Elle fut professeure invitée de plusieurs universités, et intervenante lors d’événements comme Le Forum de la Gauche à New York, Réseau pour la recherche d’une alternative à Hambourg ou encore, au Grand sommet mondial des ‘villes sans peur’ (Fearless Cities) à Barcelone.

Image à la une : Femmes kur­des du can­ton de Kobanê, au Roja­va, marchant dans une man­i­fes­ta­tion appelant à la libéra­tion du dirigeant du PKK Abdul­lah Öcalan, Syrie, 2015. Andia/UIG via Get­ty Image

Traduction Lougar Raynmarth
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