Le 31 juillet dernier, à Yüksekova, commune de Hakkari, Nurcan Karakaya (26 ans), rentrant d’une visite à son mari officier, au volant de sa voiture, accompagnée de son fils de 11 mois, sont décédés, lors de l’explosion d’une bombe artisanale sur leur route.
Aussitôt après l’explosion, la branche armée du PKK a fait une déclaration sur ce drame en exprimant que l’organisation réalisait en effet des actions armées dans la région, durant cette dernière période, mais qu’il n’avait pas été possible de confirmer que cette action avait bien été organisée par leur membre. La déclaration précise également, que si cette action avait été organisée par leurs membres, Nurcan Karakaya et son bébé ne pouvaient être pris comme cibles, et que cette situation accidentelle n’aurait pu survenir que suite à une erreur.
De vives réactions ont suivi cette information. Différentes déclarations ont été publiées, mais aussi dénonciations, condamnations ont traversé les réseaux sociaux, autour du hashtag #BebekKatiliPKK (PKK tueur de bébé) renvoyant à un ancien massacre commis en fin 80. Très précisément au massacre de 33 villageois, hommes, femmes, enfants, le 20 juin 1897, à Pınarcık, commune de Mardin. C’est à ce massacre que le PKK doit ce qualificatif. Si celui-ci est toujours sur les langues et ressort à toute occasion, c’est parce qu’il fait partie de l’imagerie et de la panoplie d’outils au service de la propagande anti kurde. Or, depuis, suite à des enquêtes et aveux, notamment ceux d’Ayhan Çarkın, les auteurs de ce massacre ont clairement été identifiés. Il s’agissait de l’unité de forces spéciales turque. Ayhan Çarkın en était un des membres, et ses aveux portaient sur des milliers de meurtres non résolus, de massacres de villages, aux fosses communes.
A cet égard, la récente cession du Tribunal Permanent des Peuples, qui s’est tenue en France début 2018, consacrée à “La Turquie et les Kurdes”, a mis en évidence le nombre de crimes commis par l’Etat turc depuis plus de quatre décennies, et attribués au PKK. Pour les plus importants d’entre eux, des témoignages et preuves existent et démontre qu’il s’agit de crimes d’Etat déguisés.
Quant à Erdoğan, le 1er août, il assistait à l’enterrement. Quelques extraits de son discours, à l’occasion de la cérémonie :
“Nous demandons la miséricorde d’Allah, pour notre soeur Nurcan et notre enfant Bedirhan. Il n’est pas nécessaire de nommer leur grade, il est évident [martyr]. Ceux qui sont tués sur le chemin d’Allah ne sont pas des morts, ils restent vivants, mais vous ne pouvez pas le voir. Bien sûr, je voudrais faire entendre particulièrement, depuis ici, à notre nation et au monde, une réalité. Nous avons vu encore une fois, comme nt cette organisation séparatiste, en tant qu’assassins de bébés et assassin de notre dame soeur, est basse et indigne.”
“Nous sommes entrés dans la tanière de ceux-là. Nous n’allons pas cessé de les poursuivre. Dans ces derniers mois, ils fuient, et nous les poursuivons, vous le savez. Notre lutte continuera jusqu’au dernier terroriste. Personne n’a droit de rompre la sérénité de cette nation. Si certains sont du côté de cette organisation terroriste séparatiste, nous ne cesserons pas de les poursuivre.”
“Vous connaissez ma sensibilité au sujet de la peine de mort. Dès l’instant où elle entrerait dans le parlement, je confirmerai. Nous connaissons la posture de ces assassins. Ils seront obligés de payer le prix des massacres qu’ils commettent. Le moment où nous allons faire des pas dans ce sujet est proche. Dans ce cas, nous ne nous intéresserons pas à ce qui disent les George et les Hans. Nous regarderons, ce que Allah dit.”
Pour donner matière à cette réflexion, et mettre les pièces du puzzle du grand tableau, voici un article questionnant, publié le jour même de l’enterrement, par Ahmet Halûk Ünal, réalisateur et auteur.
Par A. Halûk Ünal (publié initialement sur son blog unalhaluk.com, le 1er août 2018)
Le droit à la révolte, la guerre et la morale
Nurcan Karakaya, épouse de lieutenant, et son fils de 11 mois Mustafa Bedir, ont perdu leur vie, à Hakkari, Yüksekova, dans l’explosion survenue lors du passage du véhicule dans lequel ils se trouvaient. La discussion bien connue s’est encore enflammée.
A côté de ceux de l’Etat qui n’attendent que l’occasion, plusieurs personnes et organisations qui se disent socialistes, révolutionnaires, sont entrées dans la course de dénonciation, malédiction et qualification de cette action.
Si de mon point de vue, l’attitude prise devant ce type d’événements restait une affaire de morale, uniquement, il serait possible de dire, “chacun son avis”, et de passer son chemin. Cependant, dans un processus d’achèvement de la construction de dictature ‑fasciste- claire dans lequel nous nous trouvons, et sans oublier le fait que ce genre de discussions sont transformées en rapports de pouvoirs, discuter devient indispensable.
Donc, l’actualité crée est totalement politique.
Parce que si nous n’y prenons garde, lors de ces discussions, même celles et ceux qui extériorisent réellement la voix de leur conscience, commencent à contribuer à la condamnation indirecte de ce “droit à la révolte” qui est la force de changement la plus fondamentale de l’opposition.
A partir de ce cas spécifique, je voudrais exprimer ma position propre, les raisons et conséquences, les deux niveaux indispensables et privilégiés, de la discussion sur le droit à la révolte, la guerre et la violence. Je voudrais ensuite, en dehors de cas d’exception, laisser cette discussion derrière moi.
Le fait de commencer la discussion avec un de mes souvenirs, peut aider, pour que mon soucis soit mieux compris.
La colère et la compassion, la raison et la conséquence
La plupart d’entre vous le connaissent, mais je le répète pour les autres. Pour mon film “L’histoire de Jiyan” qui essaye de comprendre la révolution des femmes du Rojava, j’ai passé, entre novembre 2014 et fin juillet 2015, une part de vie dans des tabour (bataillons) de femmes, sur les trois cantons, au Rojava.
Une nuit, dans le commandement du front de l’est à Kobanê, tout en attendant le repas qui se prépare, je discute avec Azad, un des quelques hommes présents dans le tabour.
Azad est un jeune sympathique, sincère, qui aime taquiner. Sur mes questions curieuses, il me racontait ses souvenirs de guerre.
Rappelez vous des images de Kobanê mis par terre, où il n’y a plus pierre sur pierre. Les combattantEs des YPG/YPJ et les gangs du Daech se positionnent dans cet endroit, changent de positions, font et défont des embuscades.
Un instant Azad se trouve face à face, avec un membre de gang blessé, qui se cache dans les décombres. Le membre de gang est blessé au point de ne pas pouvoir se défendre, mais il est conscient. “J’ai allumé une cigarette, j’ai tiré deux tafs, je l’ai tendue à l’homme” dit Azad. “L’homme l’a prise, a tiré deux tafs, et j’ai envoyé la balle, et l’ai tué”.
Sourit-il ?
Je ne sais pas quoi dire.
Les questions que j’ai posées à de nombreux/ses différentEs commandantEs, sur l’attitude envers les prisonniers, et les réponses que j’ai prises s’entrechoquent dans ma tête.
A ce moment là, on annonce que le repas est prêt. Nous nous rassemblons autour de la table préparée à même le sol du bâtiment du quartier, à étage unique et trois chambres. Le repas composé de thé, d’oeufs à la poêle, fromage, olives, tomates et oignons verts et de pain, se termine. Nous fumons et buvons du thé.
Je ne résiste plus et je m’adresse à Heval Çiçek, une des commandantEs avec lesquelLEs j’ai lié une amitié chaleureuse ; “il y a quelques temps, dans un des camps que j’ai visité, un ami m’a raconté une histoire” commençais-je. Ensuite, je partage l’histoire qu’Azad m’a raconté peu avant, avec tous ceux et celles qui sont attabléEs.
“Que pensez-vous de ce que cet ami a fait ?”
Des réactions fusent de toutes les bouches. Çiçek me rappelle que cela est une crime de guerre, et que j’ai vu auparavant comment les prisonniers sont traités.
Nos yeux se croisent avec Azad. Il est étonné et gêné de voir que son erreur arrive sur le tapis comme sujet, il est content du fait que j’ai gardé son nom secret.
Le thé est servi à nouveau. Une nouvelle discussion très intéressante commence, sur le fait que la guerre rend l’être humain sauvage, et dans cet angle, la différence entre les combattants hommes et combattantes femmes surgit.
Peu de temps après, je suis dans le jardin, avec thé et cigarette. Azad vient près de moi.
“Ne m’en veux pas, pour vous comprendre, j’étais obligé d’avoir la réponse à cette question” lui dis-je. Il met sa main sur mon épaule, il dit : “mamoste, (maître en kurde) la colère et la compassion ne se concilient pas toujours”. Ensuite il me tend une cigarette. Je jette la mienne, je prends celle qu’il m’offre et je l’allume.
La querelle de valeurs
Chaque mouvement opposant sérieux et sincère saura que, nous avons dans nos fondement, une lutte de valeurs. Aucune politique qui ne se base pas sur des valeurs ne peut être cohérente, devenir alternative. Peu à peu, elle ressemble à son adversaire.
Il n’est pas nécessaire d’aller très loin. Regardez Israël. Comment pourrait-on lier l’Etat d’Israël avec le peuple juif, qui a subi durant des siècles toutes sortes de persécutions, et qui fut, à la fin, victime d’un des plus grand génocide de l’histoire ? Lequel est la raison, lequel est la conséquence ?
Nous pouvons multiplier les exemples sans fin, mais tous nous amènent à un seul endroit, pour ceux/celles qui veulent créer “une société politique morale”, la raison est très importante, mais la conséquence l’est aussi autant. Aucune des deux ne peut être laissée dans l’ombre de l’autre, aucune des deux ne peut être prise seule pour bâtir une mentalité dessus.
Nous ne pouvons sacrifier la compassion à la colère, ni la colère à la compassion.
Le droit à la révolte
Le droit à la révolte est un des droits humains les plus ancestraux, les plus sacrés. L’arme unique des oppriméEs, des sicriminéEs, des mépriséEs. S’il n’existait pas, l’Histoire n’existerait pas. C’est pour cela que peu importe sa couleur, sa qualité, tous les pouvoirs, les Etats ont peur de l’opposition, la haïssent, et définissent le droit à la révolte comme la plus grand crime.
Dans tous les services, dont tous les Etats-nations sont soit disant obligés envers la société, le domaine dans lequel ils réussissent le mieux est “la sécurité”. Ils sont structurés pour diaboliser toute sorte d’opposition dans les terres voisines, et les liquider, psychologiquement et physiquement, de façon la plus violente. Face à une telle organisation intense et professionnelle, l’autodéfense et le droit à la révolte, se trouvent inévitablement obligés de rencontrer les différentes formes du difficile. La guerre psychologique de l’Etat se bâtit alors, sur la diabolisation des révoltéEs et leur criminalisation.
Je l’ai déjà exprimé, les raisons et les conséquences sont indépendantes les unes des autres et sont très importantes.
Ceux et celles qui ont perdu l’intégrité de leur corps ou leur vie lors de la révolte de Gezi, n’étaient pas venus au parc Gezi, pour heurter la police. Ils/elles (surtout les jeunes) pouvaient deviner ce qui pourrait leur arriver, jusqu’à un certaine limite. A l’instant où, ils/elles ont levé les pavés et les frondes, une règle historique de guerre les a encerclés : les balles/pierres ne demandent pas l’adresse.
Pendant ces jours là, celles et ceux qui se tenaient derrière ou près des barricades, ou qui partageaient les informations qui en venaient, que pensaient-ils/elles ? Avec un principe d’anti-violence intransigeante, nous maudissiez-vous ? Etions-nous, pour vous, des assassins potentiels ? Etait-ce une erreur que de bâtir les barricades ?
Ici, je ne raconterai pas en long en large, pourquoi et comment la dernière révolte kurde a commencé.
Vous pouvez regarder le film “Les Petits Poissons Noirs”, pour comprendre les jeunes, et les Azad (s’il est bien sûr un ce ceux/celles-là), qui hier, jetaient des pierres à la police et qui combattent aujourd’hui à la montagne, et qui vivent la malchance de tuer la femme et l’enfant d’un militaire arrivé à Gever [Yüksekova en kurde] pour les tuer, pour poursuivre l’occupation colonialiste de l’Etat turc.
Je ne connaissais pas non plus la difficulté de saisir certaines choses, avant de les rencontrer, et de comprendre la réalité du Moyen-Orient, avant d’y aller, et voir.
Mais je sais très bien désormais, que les Azad, ne meurent pas pour leur “cause nationale” mais pour nous toutes et tous. Ils n’abandonnent pas seulement leur vie, mais aussi de leur ‘innocence sacrée”. Parce qu’ils/elles sont tuéEs.
J’espère que votre “prise de risque”, ne sera pas testée dans peu de temps par les gangs d’Erdoğan.
Ils/elles tuent et sont tuéEs également pour celles et ceux qui, en parlant d’eux/elles, peuvent utiliser sans aucune hésitation le terme “assassin”, et qui ne se contentent pas de dénoncer et maudissent aussi. Ces jeunes, sont des enfants d’un mouvement, montré depuis 40 ans, comme exemplaire en ce qui concerne l’attitude envers les prisonnierEs de guerre, qui crée l’athmosphère dans laquelle Azad, comprenant son erreur, en est honteux. Ils/elles sont convaincuEs autant que vous, que les fronts de guerre sont aussi des espaces de pratique d’instauration de la société d’une politique morale.
Omniprésence turque blanche
Une des raisons les plus importantes de cette furie de critiques, avec des adjectifs autant impulsifs, impatients, si cruels, et démesurés, est l’omniprésence du “gauchisme” de la classe moyenne blanche. Et un des cercles extérieurs de cela, sont les kémalistes, que nous pouvons qualifier de conservateurs modernes. La guerre psychologique de l’Etat a crée un tel climat psychologique, que la notion du “terrorisme” est désormais prononcée contre le mouvement de libération kurde. Le gauchisme de la classe moyenne blanche, au lieu de contribuer à bâtir une digue contre cette vague, ne cesse de brandir la devise “toutes sortes de terrorisme”, devenue quasiment le drapeau qui dit “je ne suis pas l’un d’eux”. C’est à dire, qu’il coupe la branche sur laquelle il est assis.
Pour que vous puissiez exprimer vos idées librement, ces enfants et moi, donnerons notre vie. Mais, il est aussi notre devoir de vous rappeler qu’en agissant ainsi, vous êtes en train de creuser la solitude devant la violence de l’Etat avec laquelle, vous vous trouverez face à face, demain. Ou bien, vous savez des choses que nous ne savons pas…
Particulièrement, la direction du HDP doit être encore plus attentive et méticuleuse sur ce sujet. Je pose une question sincère, qui contient une allusion. Est-ce sûr que le texte de la déclaration est l’expression de 6 millions de personnes qui sont l’essence même du HDP ? Le coeur du peuple kurde, dont nous avons reçu 90% de nos votes, bat-il vraiment comme cela ? Les coeurs de nombreux membres/sympatisantEs du HDP que je connais, ne battent pas ainsi. Sans qu’il y ait unité de diagnostic, il ne peut y avoir d’unité de lutte.
Aujourd’hui, il n’existe pas de foyer de terrorisme, ni en Turquie, ni au Moyen-Orient, en dehors de l’Etat turc, ses forces de sécurité, et les gangs et semblants nourris par eux. Le mouvement de libération kurde ne fait pas d’action terroriste, il est un mouvement de révolte pour la liberté. Celui qui n’abandonne pas les politiques de guerre, la cause des accidents dramatiques de ce type, est l’Etat turc colonialiste.
Les combattantEs du mouvement de libération kurde, ne peuvent-ils/elles pas faire d’erreur ? Bien sûr que si. Lorsque nous prononçons le nom du mouvement de libération kurde, nous ne désignons ni un conte de fée, ni une roseraie sans épines. Il est le droit de tout le monde, de voir s’ils/elles commettent une erreur, une pratique qui est en conflit avec les principes, et si elle existe, de la critiquer. Mais à condition de se séparer de l’omniprésence idéologique blanche et de ses propos de guerre psychologique.
Et pour cela, n’est-il pas nécessaire de se poser quelques jours, de comprendre, et se tenir à l’écart des déclarations clichés ?
A. Halûk Ünal