Il y a qua­tre ans la com­mu­nauté yézi­die fut prise pour cible au Sin­jar, par la bar­barie de l’État islamique qui défer­lait sur le nord de l’Irak. En quelques jours, cinq à six mille per­son­nes sont mas­sacrés, des mil­liers de femmes et d’adolescentes sont réduites en esclavage, les enfants sont enlevés pour être con­ver­tis et endoc­trinés. Selon l’historiographie yézi­die, il s’agit du 74ème mas­sacre com­mis con­tre eux. Comme le fait remar­quer un sur­vivant, le prochain sera mémoriel, c’est l’oubli.

En août 2014, à Hur­deh, comme dans les autres villes et vil­lages de la région du Sin­jar, la rumeur enfle depuis plusieurs jours. Les pick-up et autres véhicules sur­mon­tés de l’étendard noir du cal­i­fat auto­proclamé quelques semaines plus tôt ne seraient qu’à quelques enca­blures des monts Sin­jar. Inquiète, la pop­u­la­tion cherche des infor­ma­tions auprès des autorités locales et des pesh­mer­gas du Par­ti Démoc­ra­tique du Kur­dis­tan (PDK), fidèles à la dynas­tie Barzani. La région est alors sous le con­trôle du Gou­verne­ment région­al du Kur­dis­tan (GRK), en pleine déroute face à l’ascension de l’État islamique dans le nord de l’Irak. Mossoul est tombée en quelques heures, il y a deux mois, Tal Afar, située à une cinquan­taine de kilo­mètre plus à l’est, n’a pas plus résisté et Erbil est men­acée. C’est dire si les craintes de la com­mu­nauté yézi­die de Hur­deh, dont la moitié de la pop­u­la­tion est arabe, sont fondées. Mais les pesh­mer­gas leur répè­tent à plusieurs repris­es que les bruits qui courent ne sont pas fondés…

Pour­tant les men­aces sont désor­mais audi­bles et por­tent un vis­age, celui du voisin arabe. Selon Tarêq Haidêr Qesîm, prospère com­merçant de Hur­deh, “les Arabes du vil­lage nous ont fait savoir avant même que l’on parte que désor­mais, nos biens leurs apparte­naient. Dans notre famille comme dans d’autres, les jeunes sont restés avec quelques armes pour défendre le vil­lage”. La majorité des Yézidis quitte cepen­dant Hur­deh pour se réfugi­er dans les mon­tagnes du Sin­jar que l’on aperçoit en regar­dant vers le sud. D’autres familles font con­fi­ance aux pesh­mer­gas, qui se mon­trent rassurants.
Le 3 août pour­tant, les mil­i­taires kur­des du PDK quit­tent le vil­lage à neuf heures du matin, sans expli­ca­tions. Une heure et demie plus tard, la petite bour­gade posée au milieu de la plaine est totale­ment encer­clée par les mili­ciens extrémistes de l’État islamique. Ils appel­lent ceux qui en pos­sè­dent à dépos­er les armes, affir­ment qu’aucun mal ne leur sera fait. Peu ou pas de coups de feu, les jihadistes investis­sent sans peine le vil­lage. Quelques vil­la­geois parvi­en­nent à s’enfuir, tan­dis que 370 habi­tants sont raflés et rassem­blés dans une grande mai­son. Les femmes et les ado­les­centes sont séparées de leurs familles et rapi­de­ment envoyées à Tal Afar d’où elles iront à Mossoul et Rak­ka, ven­dues sur les marchés aux esclaves, néga­tion de la con­di­tion humaine venue d’un autre temps. 55 per­son­nes, prin­ci­pale­ment des hommes, sont exé­cutés et ensevelis dans sept fos­s­es com­munes à prox­im­ité du vil­lage, au bord de la route. Une fois vidées de leurs occu­pants, les maisons sont pil­lées, du sol au pla­fond. À la fin de la journée, tout est ter­miné. Hur­deh n’est plus qu’une ombre.

sinjar

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Bagdad et Erbil sont aussi responsables

Tous les Arabes du vil­lage ont col­laboré avec Daech. La famille la plus impliquée vit actuelle­ment en Turquie, d’autres dans les régions de Tal Afar et Mossoul”, affirme Haidêr Ezdîn Qesîm, le père de Tarêq. La famille a vu trois de ses mem­bres être assas­s­inés alors qu’elle reste sans nou­velle de sept femmes et enfants. Un dis­cours intran­sigeant, à la hau­teur du trau­ma­tisme col­lec­tif vécu, qui fait écho à d’autres recueil­lis dans la région. Les Arabe sun­nites auraient dans de très grandes pro­por­tions soutenus l’État islamique dans leur folie, le fait sem­ble indé­ni­able au vu des témoignages. Com­ment expli­quer qu’une com­mu­nauté puisse se retourn­er aus­si vio­lem­ment con­tre ceux avec qui elle vivait ? Il y a peu encore, les Yézidis par­tic­i­paient aux fêtes musul­manes ou don­naient des prénoms arabes à leurs enfants. A Hur­deh, on n’était pas côte à côte mais ensem­ble. Certes, des ten­sions étaient apparus avec la mon­tée du con­ser­vatisme religieux, con­séc­u­tive à l’invasion améri­caine de 2003, dont tout le Moyen-Ori­ent n’a pas fini de rec­oller les morceaux. Mais de là à par­ticiper au mas­sacre de son voisin… La reli­gion comme sou­vent n’est qu’un exu­toire, les raisons sont bien plus terre à terre.

La chute de Sad­dam Hus­sein a provo­qué un sen­ti­ment d’abandon par­mi la com­mu­nauté sun­nite d’Irak, au pou­voir pen­dant plusieurs décen­nies. Les poli­tiques sec­taires menées par les gou­verne­ments chi­ites suc­ces­sifs d’al-Maliki et dans une moin­dre mesure d’al-Abadi ont créé une véri­ta­ble rancœur chez les sun­nites, au mieux délais­sés par le pou­voir cen­tral de Bag­dad, au pire ostracisés et humil­iés. Une autoroute vers le repli iden­ti­taire et religieux. Blessés dans leur orgueil, meur­tris par un déclasse­ment social évi­dent à l’échelle nationale, une par­tie non-nég­lige­able des sun­nites d’Irak a pu voir dans le souf­fle de l’État islamique qui bal­aye le nord et l’ouest du pays à l’été 2014 l’heure de la vengeance, l’occasion d’être à nou­veau maître d’un des­tin qui leur avait échap­pé depuis trop d’années. Repren­dre le pou­voir pour de nou­veau domin­er et ne plus l’être, cess­er d’être des lais­sés pour compte. Si les défenseurs d’un islam sun­nite rad­i­cal ne font pas rêver, ils font au moins espérer.

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Il est vrai qu’à cette époque-là, l’organisation ter­ror­iste ne s’est pas ren­due coupable de toutes les atroc­ités qu’on lui attribue aujourd’hui ou du moins, elles ne sont pas encore con­nues de tous. Par ailleurs, et dans un pre­mier temps, l’État islamique fait preuve de mod­éra­tion (à son échelle) dans l’exercice du pou­voir qu’il vient de con­quérir dans une ville ou région. Il sait égale­ment se mon­tr­er effi­cace dans la ges­tion des ser­vices publiques, lais­sés en jachère par Bag­dad, ce qui lui assure une rapi­de assise populaire.

Le con­stat est encore plus implaca­ble dans la région du Sin­jar, située aux con­fins du ter­ri­toire irakien, zone rurale et semi-déser­tique sans grandes infra­struc­ture, lais­sée en marge du développe­ment relatif du reste du pays. Le Sin­jar est pour­tant sous l’administration du Gou­verne­ment région­al du Kur­dis­tan depuis 2003. Le pou­voir à Erbil est sun­nite, mais sa croy­ance est avant tout celle du dol­lar et, pour la sol­i­dar­ité religieuse, il fau­dra repass­er. Surtout, les Yézidis sont sou­vent perçus par les Arabes comme des Kur­des, avec qui ils parta­gent la même langue, le kur­mancî. Bien que dans les faits l’appartenance à la com­mu­nauté kurde des Yézidis soit sou­vent une affaire per­son­nelle, ils sont néan­moins assim­ilés à la classe dirigeante poli­tique régionale par leurs voisins arabes. De son point de vue, la com­mu­nauté arabe sun­nite n’est à Sin­jar pas dom­inée par le fac­teur religieux, mais par le fac­teur eth­nique, ce qui reste une dom­i­na­tion mal­gré tout.

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Une vengeance économique et sociale

Pour Tarêq Haidêr Qesîm, la jalousie économique et matérielle des Arabes de Hur­deh a aus­si joué un rôle prépondérant dans la col­lab­o­ra­tion active des habi­tants sun­nites avec le fanatisme de l’État islamique. La com­mu­nauté yézi­die, minorité religieuse issue du mazdéisme et du zoroas­trisme, occupe les posi­tions sociales les plus élevées dans les villes et vil­lages du Sin­jar et Hur­deh ne déroge pas à la règle. La famille Qêsîm en est un exem­ple par­fait avec sa trentaine de mag­a­sins en tous gen­res répar­tis dans plusieurs local­ités aux alen­tours. Ce sont les dis­ci­ples de Malek Tawûz, l’ange-paon, qui tien­nent les rênes des flux com­mer­ci­aux entre le Sin­jar, l’Irak et la Syrie toute proche. La région pro­duit notam­ment du tabac, des céréales et du vin, l’élevage ovin est aus­si pra­tiqué. Les débouchés économiques se font naturelle­ment et depuis des siè­cles à Mossoul, deux­ième métro­pole iraki­enne, sunnite.

Une sit­u­a­tion com­mer­ciale remise en cause à l’arrivée du PDK au Sin­jar et qui aura des con­séquences dra­ma­tiques selon un offici­er des Unités de Résis­tance du Sin­jar, les YBS (Yêk­i­tiyen Berxwadana Shin­galê), con­stru­ites sur le mod­èle des YPG/YPJ syri­ennes lors de la libéra­tion de la région en 2015. “Les pesh­mer­gas du PDK présents sur place et le GRK ont fait pass­er pen­dant plusieurs années les Yézidis comme les enne­mis des Arabes, afin de couper les liens économiques his­toriques et géo­graphiques entre la région du Sin­jar et Mossoul pour les réori­en­ter vers la région kurde autonome d’Irak. Cette créa­tion de prob­lème rela­tion­nel et eth­nique a pavé la voie à la vio­lence de l’attaque de Daesh. Le ressen­ti­ment des Arabes sun­nites était très fort. Daesh n’a pas fait la même chose avec les chré­tiens ou les turk­mènes… Voilà le résul­tat de la poli­tique de Barzani”, explique le mil­i­taire yézidi.

 

Hur­deh a été libéré au print­emps 2015. Les rues prin­ci­pales ont depuis été dégagées des gravas mais les ruines demeurent plus nom­breuses que les maisons hab­it­a­bles. Les bal­afres urbaines des bom­barde­ments de la coali­tion inter­na­tionale et des destruc­tions de l’État islamique lors de son retrait au print­emps 2015 ne sem­blent pas prêtes de cica­tris­er. Deux cents familles, pour un total d’environ 1600 per­son­nes, vivaient ici en 2014. En juin 2018, elles ne sont qu’une ving­taine à être rev­enues, toutes yézi­dies. Sur les 370 per­son­nes tombées entre les mains de Daesh le 3 août 2014, 95 ont été libérées con­tre des rançons et 120 sont portées dis­parues. Les 55 per­son­nes assas­s­inées ce jour-là gisent tou­jours dans des fos­s­es com­munes délim­itées par un sim­ple gril­lage. À part pour les familles con­cernées, l’identification des corps ne sem­blent pas être une pri­or­ité à Bag­dad ou Erbil, mal­gré leurs promess­es. Depuis le référen­dum avorté de 2017, la région du Sin­jar est repassée sous le con­trôle direct du gou­verne­ment central.

Il n’y a pas d’avenir ici, plus d’espoir”

Le dra­peau irakien flotte timide­ment au-dessus d’un bâti­ment que sem­ble assom­mer le soleil d’été. Les rues sont désertes, murées dans un silence pesant. Si le vil­lage a été net­toyé des mines et autres engins explosifs, ce n’est pas le cas des champs autours et per­son­ne n’ose s’y aven­tur­er. L’aide à la recon­struc­tion n’arrive pas jusqu’ici, il n’y a plus de vie économique pos­si­ble, pas de tra­vail, seule­ment de la survie. “Depuis notre retour en 2017, nous vivons sur nos économies. Nous avons eu de la chance, notre mai­son était encore debout, même si elle avait été totale­ment pil­lée, jusqu’aux fenêtres”, racon­te Haidêr Ezdîn Qesîm der­rière son épaisse mous­tache blanche. “Beau­coup de gens veu­lent revenir mais ils n’ont pas de sou­tien pour recon­stru­ire leurs maisons. Il n’y a plus rien ici, plus d’école, plus de doc­teur, plus de phar­ma­cie. On vit au jour le jour, il n’y a pas d’avenir ici, plus d’espoir, à cause du gou­verne­ment irakien qui ne fait rien pour nous et de l’islam rad­i­cal. Nous sommes entourés par Daesh, ou tout du moins, sa mentalité.”

L’État islamique a beau être au bord de l’effondrement géo­graphique, sa pen­sée rétro­grade et son intolérance meur­trière con­tin­ueront à se propager tant que des solu­tions durables et en pro­fondeur ne seront pas apportées en Irak. Élim­in­er Daesh physique­ment, n’est rien d’autre que traiter la con­séquence, inutile si l’on ne s’attaque pas à la cause. Hur­deh ne se trou­ve qu’à qua­tre ou cinq kilo­mètres des pre­miers vil­lages arabes, à la fron­tière entre les zones yézi­dies et sun­nites de la région du Sin­jar dont seule­ment un tiers de la pop­u­la­tion (envi­rons 100 000 per­son­nes) est rev­enue, une fois la région libérée.

Les YBS n’ont pas suff­isam­ment de moyens pour nous pro­téger et nous n’avons pas con­fi­ance dans les forces iraki­ennes” affirme Tarêq Haidêr Qesîm, “mais nous sommes oblig­és de vivre ici, c’est notre terre, celle de nos ancêtres. Nous avons déjà vécu 3 ans dans une tente au Basûr, dans un camp de réfugiés, ce n’est plus pos­si­ble. Tant que nous vivrons, nous res­terons ici.”


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