Par Özgür Amedpub­lié sur Gazete Karın­ca le 29 juil­let 2018, en turc. De généra­tions en généra­tions, la trans­mis­sion de l’op­pres­sion perdure.

Quelques mots de Kedis­tan, sur cette “nou­velle”, comme l’ap­pellerait Zehra Doğan, à qui l’E­tat turc a attribué plus de deux années à la prison de Diyarbakır, sans doute pour lui don­ner le temps d’en écrire elle aus­si d’autres, ana­logues, sur la vie de ses pro­pres co-détenues. Et c’est juste­ment parce que nous avons eu la pos­si­bil­ité d’en traduire récem­ment, que cet arti­cle d’Özgür Amed a sus­cité tout autant notre attention.

Il nous rap­pelle que celles et ceux qui ont eu l’oc­ca­sion de ressen­tir dans leur chair la “belle tra­di­tion démoc­ra­tique turque”, et qui en souf­frent encore, sont légions. L’in­jus­tice turque ne date pas du Reis actuel, et l’op­pres­sion des peu­ples “dif­férents” du stan­dard de la turcité de l’E­tat-nation, si ses traces se trans­met­tent de généra­tions en généra­tions, sa pra­tique per­dure de régime en régime.


L’histoire d’Apê Dedo

Rilke, le poète, dit : “l’histoire d’une vie mise en morceaux ne peut être con­tée qu’en petites par­ties”. Je vais donc essay­er de racon­ter par petites par­ties, une his­toire mise en morceaux par la main de l’Etat. Je n’ai pas d’autre solution…

Dans la soirée, les portes en fer­raille de la geôle com­men­cent à se fer­mer une par une. Après ces bruits fam­i­liers, tout le monde est enfer­mé dans ses quartiers. Jusqu’à six heures du matin le lende­main, la vie s’entasse dans les quartiers…

Mais, dans la prison de type D de Diyarbakır, qua­si tous les jours, env­i­ron une heure après la fer­me­ture des portes, un vieil homme, ten­ant le bras d’un jeune, et avec un gar­di­en qui l’accompagne, tra­verse les couloirs longs et étroits des  geôles, se dirige vers l’ambulance qui les attend à la porte extérieure. Cet ami qui a plus de 80 ans, est M.Emin Özkan, de son surnom Apê Dedo [Oncle Dedo, en kurde] avec à son bras, un codétenu. Avant qu’ils ne subis­sent un trans­fert-exil vers une autre prison, c’était ses fils qui l’accompagnaient. Parce que Dedo est grave­ment malade.

Cette nuit encore, il ira aux urgences, il y est contraint.

Pen­dant qu’il avance lente­ment dans le couloir, avec votre per­mis­sion, remon­tons le temps d’environ 25 ans. Allons nous réfugi­er dans le passé, parce que le passé ne passe pas !

L’histoire débute le 22 octo­bre 1993, avec la mort de Général Bahti­yar Aydın, tué à Lice. L’Etat, en pré­tex­tant la mort de Bahti­yar Aydın, incendie Lice. Il mets à sac la com­mune. Peu de temps après, les incendies de vil­lages devi­en­nent sys­té­ma­tiques. Le feu atteint le vil­lage Sîsê, local­ité de Lice. La pre­mière mai­son incendiée dans le vil­lage est celle de Dedo. Dedo, “estampil­lé” en matière d’Etat, parce que sa famille aime son pays, reste donc avec ses huit enfants sans toit. Ce jour là, le plus jeune de ses enfant n’a que trois ans.

Pen­dant cet embrase­ment , une des filles de Dedo, Servet est mise en garde-à-vue. Elle est tor­turée durant qua­tre, cinq jours. Avec l’expression de Niet­zsche, la reli­gion des oppriméEs, des pau­vres, c’est le ressen­ti­ment. Après sa libéra­tion, c’est aus­si le cas de Servet. Elle est rem­plie de ressentiment !

Dans cette péri­ode, ce ne sont pas seule­ment les tor­tures, mais aus­si les exé­cu­tions qui sont intens­es. A cette époque, 12 vil­la­geois­ES sont exé­cutéEs. Et cela laisse des traces indélé­biles sur tout le monde. Dans la Turquie de 1993, le sang des assas­si­nats attribués à “auteur incon­nu” s’est ver­sé sur la terre plus que l’eau. Ce sang éclabousse, par la main de mil­ices de l’Etat, depuis Sapan­ca-Bolu, jusqu’aux vil­lages de Lice

Dedo et sa famille s’exilent à Adana. Ils-elles vont recom­mencer de zéro. Au deux­ième mois de leur arrivée à Adana, Servet se rebelle con­tre la cru­auté de l’Histoire, imposée à sa pro­pre His­toire. Elle se retourne vers les mon­tagnes. Elle s’appelle désor­mais, Beritan…

Les per­sé­cu­tions sur la famille ne se ter­mi­nent pas là. La route de l’exil appa­rait à nou­veau. Cette fois-ci, la route mène à Mersin. A Mersin, en 1996, treize, qua­torze per­son­nes sont arrêtées. Deux bal­ances ont don­né cer­tains noms et celui de Dedo se trou­ve dedans. Ils-elles sont donc arrêtéEs lors d’une opéra­tion, mais ne savent pas pourquoi. Ils-elles l’ap­pren­nent rapi­de­ment : pour avoir assas­s­iné Bahti­yar Aydın !

Il n’existe aucune preuve, mais seul un “témoignage” sur leur nom. Le juge­ment se basera donc dessus. Dedo, Emin Özkan, mis en garde-à-vue à Mersin, subit de lour­des tor­tures pour qu’il accepte le crime qui lui est mis sur le dos. Emin Özkan qui, durant tout le long du procès au Tri­bunal de Sécu­rité de l’Etat n°1 d’Adana, essaye d’expliquer qu’il n’a aucun lien avec l’affaire, se voit con­damné à la per­pé­tu­ité incompressible.

En vérité, sa pre­mière con­damna­tion est la peine de mort. Cinq peines cap­i­tales sont pronon­cées. Une d’entre elles, est pour Dedo. Mais suite aux reformes liées à l’Union européenne, la peine de mort est abolie, et leur peine est trans­for­mée en per­pé­tu­ité incom­press­ible. Dedo, pen­dant toute cette péri­ode, vis­ite les geôles de Konya, d’Adana, Maraş, Cey­han, Mardin… La vie de la famille se passe devant les portes de geôles. Et les enfants grandissent.

En 2008, la famille retourne de Mersin à Diyarbakır. C’est cette année qu’ils-elles appren­nent que Beri­tan n’y est plus. Beri­tan a per­du la vie, lors d’un affron­te­ment en 1997. La famille l’apprend, en 2008, 11 ans plus tard…

Dedo apprend en geôle qu’il a per­du la chair de sa chair. Il n’a pas de mot à dire !

La con­science est une sale affaire. Si tu en as un peu, tu ne peux garder le silence devant des injus­tices. Et cette affaire est attrapée aus­si par ses enfants. La famille con­tin­ue sa lutte. Peu de temps après, les arresta­tions com­men­cent. Aujourd’hui, trois fils de Dedo sont en prison. Nevzat (36 ans), Murat (37 ans) sont restés pen­dant un temps à la prison de Diyarbakır, dans le même quarti­er que leur père. Ensuite tous les deux ont subi un trans­fert-exil, vers la prison d’Antep. Il y sont tou­jours. Quant à Ahmet (33 ans), il était dernière­ment à Osmaniye. Une peine de près de 15 ans don­née à Nevzat est con­fir­mée par la Cour de rap­pel. On lui demande env­i­ron 40 ans. Il a été con­damné trois fois pour “appar­te­nance” [à une organ­i­sa­tion]. Il dit, “Je n’ai tou­jours pas com­pris com­ment on peut devenir mem­bre d’un même par­ti trois fois”. Et encore, une de ses peines est don­née pour “appar­te­nance”, tout en pré­cisant qu’il n’en est pas mem­bre. Les 16 années de Ahmet sont con­fir­mées. Il est en prison depuis 8 ans, il lui en reste encore 8 autres. Murat lui, il n’est arrêté que parce qu’il fait par­tie de cette famille. Il est jugé comme sus­pect, suite à une con­ver­sa­tion télé­phonique ordi­naire, et le Juge l’a empris­on­né en dis­ant “Toute la famille est ter­ror­iste. Il y a donc quelque chose…”.

L’ami Nevzat dis­ait lorsqu’il était à la prison de Diyarbakır, “nous avons fait la con­nais­sance de notre père, ici”. Réelle­ment, c’est ici qu’ils ont trou­vé l’occasion de par­ler et de se connaitre.

Quant à Dedo, il expri­mait ceci pour l’emprisonnement de ses trois fils : “Je les attendais. Ils sont venus même un peu tard.”

La moitié de la famille de Dedo est der­rière les bar­reaux. La maman elle, un moment, en espérant être prise, a jeté des pier­res à la police. Mais son souhait n’a pas été réal­isé. Aujourd’hui, elle est paralysée et malade.

C’est une des filles qui s’occupe de la famille. Toute la respon­s­abil­ité est sur ses épaules.

***

A part tout cela, Dedo est un pris­on­nier malade.

L’hôpital dit qu’il ne peut pas rester en prison, mais la médecine légale n’ouvre pas le chemin. L’institution de médecine légale (ATK) a été six fois sol­lic­itée par démarch­es offi­cielles, mais elle émet sans cesse des rap­ports pour Emin Özkan, pré­cisant “qu’il peut rester en prison”. Mais la réal­ité n’est pas cela. Voilà com­ment le racon­te Sel­ma, une de ses filles, à sa dernière visite :

Lorsque nous allons aux vis­ites, il ne nous recon­nait plus et il ne par­le pas avec nous. Il oublie main­tenant, même pourquoi il est en prison. Pour pou­voir lui par­ler, nous atten­dons qu’il retrou­ve sa mémoire. Il n’entend plus. Il est malade du coeur, souf­fre de ten­sion et de goitre. A cause d’anévrismes dans sa tête, il est obligé de se laver avec de l’eau froide, même en plein hiv­er. Il a été opéré des intestins, ses reins font  fail­lite chaque jour qui passe. Il reste en vie, avec l’aide de ses amis en prison. Nous ne croyons pas que dans cet état, il puisse ter­min­er les mois d’été.”

Dedo, ne peut plus manger. Il ne peut con­som­mer que de la soupe.

Il ne peut pas laver sa tête avec de l’eau chaude. Il porte les séquelles des tor­tures, il a des œdèmes dans la tête. Prêts à exploser.

Il a subi trois opéra­tion du coeur.

Les médecins dis­ent de son état actuel : “une grenade”…

Il est épuisé, mais sa seule arme mal­gré tout, reste sa volon­té. Il a une volon­té solide. Celles et ceux qui con­nais­sent Dedo, savent quelle pos­ture il a.

Dedo résiste encore dans la geôle, pour deux rêves.

Le pre­mier est d’aller au vil­lage et le deux­ième, de voir Kobanê.

Apê Dedo, avec son âge, n’a plus la san­té. Il est en prison encore aujourd’hui, pour la per­pé­tu­ité, pour un assas­si­nat avec lequel il n’a rien à voir, dont le manque de lien est prouvé.

Parce que, en 2014, juste à la veille de la date de pre­scrip­tion du dossier de Lice, dans un réquisi­toire pré­paré par le Pro­cureur de la Republique de Diyarbakır, con­cer­nant le colonel en retraite Eşref Hatipoğlu, com­man­dant de gen­darmerie de Diyarbakır, et le lieu­tenant Tünay Yanar­dağ, il est pré­cisé que l’assassinat de Lice était une opéra­tion du JİTEM [ser­vice de ren­seigne­ments de la gen­darmerie turque]. Le réquisi­toire noti­fie qu’aucune infor­ma­tion ou doc­u­ment con­cer­nant la par­tic­i­pa­tion d’Emin Özkan, à l’assassinat du Général Aydın, n’a été rencontré.

Suite à cela, les avo­cats d’Emin Özkan, ont sol­lic­ité le tri­bunal d’Adana afin de renou­vel­er le juge­ment d’Özkan, demandé l’arrêt de l’exécution de sa peine, et sa libéra­tion. Le tri­bunal a accep­té le renou­velle­ment du juge­ment, mais pour l’arrêt de la peine, il a décidé d’attendre la déci­sion du Tri­bunal d’Izmir, qui a repris le procès de Lice [en 2014].

Emin Özkan qui se rap­proche de la mort, chaque jour qu’il passe en prison, attend donc la déci­sion du Procès de Lice, qui se pour­suit depuis 4 ans.

Özgür Amed

N’hésitez pas à signer cette pétition pour la libération de Mehmet Emin Özkan. Le texte est certes en turc, mais maintenant vous connaissez son histoire.


Özgür AmedÖzgür Amed, est un auteur kurde né à Kulp (Diyarbakır). Journaliste, chroniqueur, enseignant et activiste, il a écrit pour les journaux Özgür Politika et Özgür Gündem, journal fermé par décret en 2016. Il a été arrêté en 2011 pour avoir participé à Diyarbakır, à une marche de protestation suite au massacre de Roboski. Il a été condamné à plus de 3 ans et incarcéré à la prison de Diyarbakır. Il a été libéré le 24 juin 2017. Il continue à écrire pour différents journaux et magazines dont Gazete Karınca et Yeni Yaşam Gazetesi. Un des auteurs confirmés de l’humour kurde, il a publié en 2011; “Travaux de kurdologie” (Kürdocul İşler) et son nouveau livre “Qui a mangé le rognon ?” (Böbreği Kim Yedi?) est sur le point de paraitre.

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