Un sol­dat meurt sans haine, son amour rejoint la mon­tagne. Une allé­gorie sur la haine, ciment gris d’une Turquie qui sans elle, ne recon­naît pas ses enfants.

Un écrit d’Ergür Altan, pub­lié ini­tiale­ment sur Dünyalılar et  sur Face­book en turc.


Mon amoureux, soldat mort

Mon père me dis­ait que je devais haïr les Kur­des. Séparatistes, ter­ror­istes, ils nous haïs­saient, nous les Turcs, alors je devais les haïr.

Je ne les ai pas haïs et, même, je me suis fait des amiEs, frères et soeurs kur­des. Je suis allée à Diyarbakır, à Mardin, à Bingöl, Bat­man. Les amiEs kur­des ont par­lé, moi, j’ai écouté. Les femmes kur­des ont racon­té, moi, je me suis attristée. J’ai écouté des chan­sons, des lamen­ta­tions en kurde, sans par­ler la langue.
Lorsque ma pre­mière affec­ta­tion comme enseignante est tombée à Tunceli, je fus con­tente, très contente…

Ma mère m’a dit “les habi­tantEs de Tunceli sont des AléviEs, ne mange pas leur repas”. Moi, j’ai mangé leur plats à toutes les tables aux­quelles j’ai été invitée. A Tunceli, j’ai eu plusieurs voisinEs, que j’ai invitéEs au petit déje­uner, avec qui je me suis promenée au marché de fin de semaine, et j’ai bu des cafés.

Mon grand frère s’énervait con­tre les arméni­enNEs. Il par­lait d’eux comme “grain d’arménienNE”. J’ai eu une amie arméni­enne. Je pen­sais qu’elle était turque, et, elle aus­si, pen­sait qu’elle l’était. Un jour elle m’a dit ‑elle était si inquiète en me par­lant- “je vais te livr­er un secret”. J’étais sur­prise, j’ai répon­du “bien sûr”. “J’ai trente trois ans, et j’ai appris récem­ment que je ne serais pas turque” m’a‑t-elle dit. “Qu’est ce que cela peut-il faire, tu es un amour” lui dis-je en souri­ant. “Je serais arméni­enne” m’a‑t-elle annon­cée. “Tu es mon amie” répondis-je… “Nous sommes d’Erzurum tu le sais, a‑t-elle dit, dans notre famille, on ne va pas à la mosquée le ven­dre­di, on ne prie pas, ni on ne jeûne”. Elle a ajouté “Je n’ai pas com­pris com­ment cela est pos­si­ble. Mon père ne nous a annon­cé ce secret que lorsqu’il s’est sen­ti proche de la mort”… Nous nous sommes enlacées toutes ser­rées. En dis­ant qu’elle ne par­don­nerait jamais son père, elle l’a par­don­né à l’instant…

L’été dernier, j’ai séjourné à Ayvalık, dans une pen­sion tenue par un vieil oncle Rum. Nous nous sommes ren­con­tré avec mon amoureux, dans cette pen­sion. Mon amoureux était un mil­i­tant. Mil­i­tant pour la nature. Il était un coup sur les Mon­tagnes Kaz, un coup vers la Mer Noire, un cou à Mersin… Peu importe où les forêts sont mas­sacrées, où les riv­ières sont séchées, des cen­trales hydroélec­triques sont con­stru­ites, mon pré­cieux, y était. Je l’ai beau­coup aimé. Peut être que je n’ai pas su m’intégrer avec la nature autant que lui, mais lui ne savait pas con­ter aux enfants comme moi… Nous nous sommes beau­coup aimés. Nous avons rêvé d’une vie qui passerait avec la nature et les enfants…

Il y a quelque mois, il a eu Hakkari, au lot du ser­vice mil­i­taire oblig­a­toire. J’ai ressen­ti sa tristesse lorsqu’il a dit “Je n’avais jamais pu aller à Hakkari, il parait que la nature y est une mer­veille”, et cela m’a fait mal au coeur… Nous avons regardé ensem­ble, les pho­tos de la “tulipe à l’en­vers” [frit­il­laire impér­i­al] qui pousse sur les mon­tagnes de Hakkari.

Il avait peur, je le savais. Ce n’était pas Hakkari qui lui fai­sait peur, ni les Kur­des. Nous par­lons d’un pays qui n’aime pas ses peu­ples, ses tra­vailleurs, ses eaux, ses forêts, ses ani­maux ; d’un ordre rem­pli de bru­tal­ité, d’hypocrisie, de décadence.

Com­bi­en de forêts ont été mas­sacrées pour des cen­trales, com­bi­en de fleuves, de riv­ières, de lacs ?

Com­bi­en de vies, de peu­ples ont été mas­sacrés, pour que la reli­gion prenne la place de l’amour, pour que le nation­al­isme prenne la place de la con­science ? Com­bi­en d’enfants, de touTEs jeunesse, de beautés ont été massacrés…

Mon amoureux a été mas­sacré. Mon amoureux sol­dat est mort…

M’entendez-vous, vous qui par­lez sans vous ren­dre compte qu’il s’agit de vies, de per­son­nes, de peuples ?

Peux-tu m’apprendre à éplucher des pommes de terre” m’avait-il dit mon chéri. Il avait dit “J’espère que je vais éplucher des pommes de terre du matin au soir dans la caserne”

Ni les Kur­des ne sont enne­mis, ni les Alévies, ni les Arméniens, ni les Rums. Nous, les peu­ples, nous sommes si beaux en mul­ti­tude. Cherchez donc l’hostilité, non pas au sein des peu­ples, mais dans les insan­ités aux­quelles vous croyez, et que même, vous sacrez. Ce sont vos croy­ances, que vous sacrez qui vous divisent, vous minabilisent, et vous tuent.

Mon père, en apprenant la mort de mon chéri, m’a dit “tu ne hais tou­jours pas les Kur­des ?”. Je me suis tue. Il a demandé encore une fois. Je me suis tou­jours tue. Il m’a gif­flée et demandé encore une fois, en hurlant “tu ne hais tou­jours pas les Kur­des ?”. J’ai regardé son vis­age, comme ça… Je lui ai dit “Je sais où est le tombeau de mon chéri, et je com­prends mieux les mères du Same­di. Que s’est-il passé ensuite ? Moi qui venais de per­dre, non pas ma moitié, mais toute ma vie, je me suis trou­vée en sang…

Ces jours-ci, je me promène, dans les mon­tagnes, les prairies… Je par­le avec les eaux, les forêts et les oiseaux. Mon amour est là, où je ne peux le trouver.

Mon amoureux, sol­dat mort…

Ergür Altan


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