En Turquie, le coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 est passé comme un rouleau com­presseur. Cette péri­ode cauchemardesque a lais­sé des mar­ques indélé­biles. Une de ces mar­ques pointe la prison mil­i­taire n°5 de Diyarbakır, de son appel­la­tion pop­u­laire la “Geôle d’Amed” (Amed, le nom en kurde de la ville de Diyarbakır).


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Les tor­tures sys­té­ma­tiques y étaient organ­isées par le Cap­i­taine Esat Oktay Yıldıran, respon­s­able de l’administration de la prison, assisté du doc­teur Orhan Özcanlı.

Ce cap­i­taine fut tué des années plus tard, par une per­son­ne qui l’a recon­nu dans un bus, mal­gré la chirurgie plas­tique à laque­lle il avait recou­ru pour se fon­dre dans l’anonymat. Son tueur, avant son acte, aurait pronon­cé ces mots “Tu as le salut de Kemal le Laz, de la prison de Diyarbakır”. Quant au doc­teur Orhan Özcan­lı, le “Men­gele de Diyarbakır”, il est devenu homme d’affaires, fut à la tête d’un jour­nal, “Öncü”, et il a fondé la chaine d’hôpitaux Sev­gi (“Amour”, en turc !) et la fon­da­tion qui gère cette chaine, tou­jours en activité…

Les dessins de Zülfikar Tak témoignent

Celui qui trans­met le mieux la sin­istre réal­ité de la prison de Diyarbakır des années 80, est sans aucun doute Zül­fikar Tak, et il le fait avec ses dessins. Ses œuvres témoignent de la répres­sion et de la vio­lence dans lesquelles Zül­fikar, comme touTEs les autres pris­on­nierEs poli­tiques, furent immergéEs dans les années post putsch de cette époque.

Le 27 juil­let 1980, lorsque Zül­fikar Tak fut jeté dans la prison de Diyarbakır, c’é­tait un jeune homme de 17 ans. Mal­gré son jeune âge, il avait été accusé “d’avoir fondé une organ­i­sa­tion séparatiste ter­ror­iste, tué des mil­i­taires, par­ticipé à des protes­ta­tions”. Si cela vous rap­pelle quelque chose pour le présent, n’hésitez pas, vous auriez raison.

Il n’est sans doute pas utile de rap­pel­er que ces accu­sa­tions ren­gaines sont repris­es encore aujourd’hui, cette fois-ci par le pou­voir actuel, adap­tées au goût du jour, et util­isées à l’encontre de toutes les têtes pen­santes opposantes, qu’elles soient sur les épaules d’intellectuelLEs, auteurEs, jour­nal­istes, artistes, uni­ver­si­taires, avo­catEs, ou femmes et hommes politiques…

Ces dessins sont l’ex­pres­sion silen­cieuse mais par­lante, au delà des mots, de ce qu’on ne répétera jamais assez : Non, la Turquie n’a pas été “une belle démoc­ra­tie” qui aurait été esquin­tée par Erdoğan, comme cer­tainEs s’en­tê­tent à le penser et le clamer.

Zül­fikar “séjour­na” dans la geôle de Diyarbakır pen­dant 3 ans. Son incar­céra­tion dura au total 19 ans, dont 8 années passées en cel­lule d’isolement. Il n’a jamais oublié ce qu’il y a vécu et ce dont il a témoigné dans ces pris­ons. En 2003, il a pub­lié un recueil de “car­i­ca­tures” qui ne font pas du tout rire, titré “Les méth­odes de tor­tures à la prison de Diyarbakır”. Il exprime pour­tant en par­lant de ce livre de non-humour, plus que noir, ce qu’il a sur son coeur ; “J’au­rais aimé pou­voir dessin­er de belles choses. Ce fut un tra­vail qui provoque et qui attise l’émotion, mais, je souhaite que ce genre de travaux ne soient plus pub­liés, et que ce qui a été vécu soit oublié”.

Voici quelques œuvres du livre et de l’exposition inti­t­ulée “Le grand enfer­me­ment” qui révè­lent la réal­ité de la prison de Diyarbakır d’après 12 sep­tem­bre 80…

La résistance

En 1981 les pris­on­niers de la geôle d’Amed, on mené un “jeûne de la mort” (grève de la faim sans absorp­tion de ren­forçant) dénonçant les tor­tures et les con­di­tions car­cérales. La grève a duré 43 jours et lors de cette résis­tance, le pris­on­nier Ali Erek a été tué sous tortures.

Trois ans plus tard, lors de la résis­tance menée en jan­vi­er 1984, Necmet­tin Büyükkaya, Yıl­maz Demir, Remzi Aytürk ont été tués et Orhan Keskin et Cemal Arat sont morts, suite à leur grève de la faim.

Tous ces actes de résis­tances ont été naturelle­ment sévère­ment réprimés…

Yıl­maz Demir a posé un dernier un acte de résis­tance et pour pro­test­er con­tre les tor­tures, s’est don­né la mort. Il avait lais­sé un mes­sage qui expli­quait son acte “je me sac­ri­fie pour que les tor­tures cessent dans les pris­ons, et que des con­di­tions humaines d’incarcération s’instaurent” dis­ait-il, et son mes­sage se ter­mi­nait par cette phrase : “Celui qui ne com­bat pas pour la lib­erté, ne peut être appelé défenseur de lib­erté”. Le dessin suiv­ant reprend son ultime phrase.

 Zülfikar Tak

La “cérémonie de bienvenue”

C’est la pre­mière pra­tique de tor­ture subie par les pris­on­niers qui arrivent à la prison de Diyarbakır. Elle a comme objec­tif, de bris­er la volon­té des nou­veaux arrivants.

La tour

Les gar­di­ens essaient, tel des enfants avec des cubes, d’abattre la tour con­sti­tuée de pris­on­niers, en les frap­pant avec des matraques et des planch­es. Un moment arrive, où les pris­on­niers, ne sup­por­t­ant plus les coups, s’effondrent, et tous les hommes s’écroulent de plusieurs mètres, les uns sur les autres, sur le sol en béton.

Sous le lit

Un ordre est don­né aux pris­on­niers, pour que tous s’allongent en même temps en dessous des lits faits de planch­es ; “Sois sous lit !”. Les pris­on­niers se jet­tent avec hâte sous les lits. Les gar­di­ens frap­pent les mem­bres ou par­ties qui ne sont pas passés entière­ment sous les lits, avec des bâtons et planch­es sur lesquels sont écrits des devis­es très créa­tives telles que “mon béli­er”, “mange-moi mon petit”, “caresse-moi”, ou encore “calamité noire”.

Zülfikar Tak

L’étirement

Les pris­on­niers sont attachés par des chaines, d’un pied aux bar­rières de l’escalier, de l’autre à la porte. Le pris­on­nier “étiré” est égale­ment bat­tu avec des planch­es por­tant des devises.

Zülfikar Tak

La répétition

Les pris­on­niers sont retirés de leur lit en pleine nuit et sont amenés un par un, devant la table instal­lée près de la porte. Après la lec­ture de ses “crimes” fig­u­rant dans le réquisi­toire du Procès prin­ci­pal du PKK, pré­paré par le tri­bunal mil­i­taire de Diyarbakır, le pris­on­nier est mon­té sur des caiss­es de fruits vides, afin de lui pass­er la corde attachée aux bar­rières de l’escalier. Après le coup de pied don­né aux caiss­es par un gar­di­en, il reste un moment sus­pendu. Il est “sec­ou­ru” au sig­nal du “Petit Lieu­tenant”, qui super­vise la pra­tique à tra­vers les bar­reaux de la porte en ferraille.

Zülfikar Tak

La caravane

Les gar­di­ens met­tent en rang les pris­on­niers sor­tis à la prom­e­nade pour “édu­ca­tion mil­i­taire”. Le rang, est une “car­a­vane”. Les gar­di­ens le divise en qua­tre par­ties : les chameaux, les humains, les ânes et les chiens. “L’éducation” se déroule selon ces caté­gories, sou­vent sous les coups.

Le Kurde à queue

Il s’agit tout sim­ple­ment des actes de viol, avec util­i­sa­tion de matraques huilés, pénétrés dans l’anus des pris­on­niers. La par­tie extérieur du matraque donne le nom de cette méth­ode de tor­ture. La per­son­ne représen­tée en bas à droite du dessin est le doc­teur Esat Oktay Yıldıran, inscrit dans l’histoire comme l’architecte de ces sauvageries.

Zülfikar Tak

La merde ou l’agneau

C’est une des tor­tures les plus vicieuses. Les gar­di­ens met­tent dans la main des pris­on­niers, une assi­ette de ser­vice et les met­tent en rang devant la fos­se scep­tique. Cha­cun doit se servir dans son assi­ette des déjec­tions humaines et les manger. Les pris­on­niers qui refusent d’obéir sont bat­tus avec des bâtons et planch­es por­tant des devis­es. Les déchets entrent aus­si en jeu… (“Çöp” : poubelle)

Zülfikar Tak

La serpillère

Cela se passe dans le couloir prin­ci­pal de plusieurs mètres, qui dessert les cel­lules et quartiers. Un mélange con­cen­tré fait avec des litres de détergeant et de l’eau, trans­for­mé en mousse, est éten­du sur le sol. Qua­tre pris­on­niers sont for­cés de s’al­longer dans cette mousse. Qua­tre autres pris­on­niers trainent leurs cama­rades, tout le long du couloir, afin de faire ain­si le “ménage”.

Zülfikar Tak

La promenade

Les pris­on­niers sont sor­tis dans la prom­e­nade. Leurs vête­ments en dessous de la taille sont retirés. Les gar­di­ens leur ordon­nent de se pencher et met­tent des cig­a­rettes allumées dans leur anus. Les pris­on­niers sont for­cés à “faire leur prom­e­nade” dans cette posi­tion, jusqu’à ce que les cig­a­rettes se consument.

Zülfikar Tak

Kocaeli

Kocatepe

Les pris­on­niers sont jetés et entassés les uns sur les autres, pour met­tre en scène, grandeur nature, la mon­tée d’Atatürk sur Kocatepe.

Cette “recon­struc­tion” est liée à une pho­to de Mustafa Kemal, grim­pant sur la colline, prise le 26 août 1922. La créa­tiv­ité nation­al­iste n’ou­blie pas ses images d’Epinal de pen­dant “la guerre d’indépendance”.

 

Zülfikar Tak

La Balance

Le gar­di­en choisit le pris­on­nier le plus fort et grand par­mi ceux qui sont sur la prom­e­nade, et le déclare “bal­ance”. Celui-ci vient un par un devant les pris­on­niers nus et allongés sur le dos, en rang. Il est chargé d’attraper les pris­on­niers par leur verge et les soulever. Il est égale­ment obligé de réciter telle une instruc­tion mil­i­taire “Telle per­son­ne pesant tant, est prête à vos ordres mon com­man­dant !”.

Zülfikar Tak

Vous recon­naitrez la nature très inven­tive de ces méth­odes. Il y en a bien d’autres… Sur cer­taines images ci-dessous, vous ver­rez des inscrip­tions sur les murs. En voici la traduction :
“Bir Türk dünyaya bedeldir” : Un [seul] Turc vaut le monde
“Adalet mülkün teme­lidir” (dans la prison et dans la salle d’au­di­ence au tri­bunal) : La Jus­tice est le fonde­ment de la propriété.
“Önce Vatan” : La Patrie avant tout.
“Ne mut­lu türküm diyene” (en par­tie vis­i­ble) : Bien­heureux celui qui se dit turc.

Le tra­vail de Zül­fikar Tak con­stitue un lien indé­ni­able dans l’art de résis­tance, avec celui de Zehra Doğan qui, elle, après avoir témoigné des exac­tions de l’E­tat dans la région kurde, dans l’Est de la Turquie en 2015, con­tin­ue aujour­d’hui à créer dans les con­di­tions impos­si­bles de la geôle d’Amed, et archive à son tour, son présent.

 


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