“Allumettes” de son nom en turc “Kibrit Çöpleri” de Murathan Mungan, vient de paraitre chez Kontr éditions.
A l’âge de l’adolescence une de mes cousines avait inventé un jeu, auquel je me prêtais volontiers avec elle. On se posait sur un banc, dans un lieu public et on imaginait l’histoire de la vie des personnes qui gravitaient autour de nous. Et le moment de notre “rencontre” visuelle se plaçait quelque part, dans cette histoire de vie bâtie à deux, avec une vive créativité. Nous n’avons bien sûr jamais su, si nos “écritures orales” avaient une quelconque correspondance avec la réalité vivante de ces personnes, si elles tombaient juste, ou si on était complètement à coté de la plaque… Ce n’était pas important. Tout était à taille humaine et plausible. Nos personnages sonnaient vrais. Ils avaient de multiples facettes, comme des humains ordinaires mais uniques, avec chacun défauts et qualités. Leurs histoires de vie allaient naturellement avec…
C’est aussi à cette époque que je faisais connaissance de Murathan Mungan, en lisant inlassablement “Mahmud ile Yezida” à haute voix, avec des amiEs, assisEs sur des tapis, autour d’un thé. “Mahmud et Yezida” est une magnifique pièce de théâtre, racontant une histoire d’amour impossible qui nous a touTEs marquéEs. J’avoue sans hésitation que je le préfère au Roméo et Juliette, et j’ai toujours regretté de ne pas avoir pu le partager avec mes amiEs et proches francophones, car il n’est pas (encore) traduit vers le français.… Et c’est aussi, le livre qui, en passant par la porte de la littérature, m’a appris l’existence du peuple Yézidi.
Les allumettes craquées de Murathan Mungan, dans ce dernier livre, avec art et justesse, m’ont téléportée instantanément sur les bancs publics et vers les lectures de ma jeunesse, où on savait encore prendre le temps.
“Allumettes”, ce nom lui va si bien…
Chaque craquement illumine un laps de temps, un contexte, une histoire. Vous pouvez penser que Murathan surfe sur la vitesse, le court, le condensé, auxquels nous sommes habitués, à force d’être bombardéEs d’images à la vitesse de l’éclair. Eh bien, non ! Au contraire, en cette ère de zapping, dans laquelle nous vivons, chacun de ces textes en disent long avec simplicité et intensité, parfois même en quelques lignes, ouvrent ainsi des fenêtres, et nous invitent à nous poser juste devant…
La lectrice pressée que je suis, dès l’instant où mes yeux rencontrent le point final d’une des nouvelles, ressens le besoin de fermer le livre, savourer cet instant éclairé par la flamme, et essayer de bâtir l’avant, l’après, et le non-dit. C’est une lecture qui convie à la subjectivité, à participer. Ainsi, à mes yeux de simple lectrice, c’est aussi un pied de nez aux habitudes de prêt-à-consommer de notre époque.
A chaque étincelle, la belle plume de Murathan offre l’essentiel, nous amène à l’intérieur de la vie. Elle peut être la nôtre, ou celle des inconnuEs. Ses nouvelles capturent l’instant et vont eu delà de son contenu telle une flûte qui pétille et déborde. L’éphémère disparait, le temps s’étend, la vie s’étire…
Une autre particularité de ce livre se trouve dans le fait que les textes aient été traduits par les élèves du lycée Saint Michel d’Istanbul, lors d’un atelier, avec l’aide de leur professeur de français, Sylvain Cavaillès.
En apprenant cela, je me demande, non sans sourire, si cet effet de voyage dans le temps que j’ai ressenti dès le départ et d’une façon très personnelle, ne viendrait pas du prisme de ces traductrices et traducteurs en herbe ? Merci pour leur beau travail…
Je vous offre pour vous donner envie de lire “Allumettes”, le premier texte du livre : “Signaux de fumée”. Je l’ai découvert, après avoir rédigé cet article, car par inattention, j’avais sauté cette page… Je partage avec vous ce texte, que j’ai accueilli avec la joie de comprendre que mon ressenti était juste, et que je n’avais pas manqué au rendez-vous…
Signaux de fumée
Des signaux de fumée entrecoupés.
L’inspiration profonde que tu as prise, tu la rendras lentement sur les hautes montagnes. L’ouverture que tu auras atteinte après avoir tant grimpé. Le sommet que tu auras gagné. La pureté d’une parole raréfiée. La limpidité de l’eau de source.
Je suis quelqu’un qui ne sait ce qu’il doit faire, ce qu’il doit dire sur le papier, dit le Conteur.
Évaluez ce que je vais dire, ce que je vais montrer en fonction de cela. La seule chose que je vous demande, c’est de ne pas lire trop vite. Ce qui se montre peu à l’œil tend à disparaitre dans la vitesse.
Me fiant à la distance entre nous, je vais me mettre un peu plus en retrait et raconter un peu de ceci, un peu de cela.
Je vivrai ensuite avec ce qui vous en restera en mémoire.
Une étincelle, un instant ; de feu et de fumée.
Voici la présentation, qui ne peut être plus juste, de Kontr éditions :
ALLUMETTES
Les microfictions de Murathan Mungan n’ont rien à envier au plus dense des romans. Chacun de ces très courts récits contient une, voire plusieurs vies, une ou plusieurs expériences qu’il nous est donné d’apercevoir à la faveur d’un craquement d’allumette et de partager le temps de sa consomption. Signaux de fumée ou instantanés pris sur le vif, elles nous interrogent sur ce qui fait une histoire, sur ce qui fait qu’elle nous interpelle et nous investit plus ou moins intensément et pour plus ou moins longtemps, sur le pouvoir du récit et, en nos temps où l’on communique en messages de plus en plus brefs et virtuels, sur l’art même de la fiction.
Allumettes Murathan Mungan
Traduit du turc par les élèves du Lycée Saint Michel d’Istanbul & Sylvain Cavaillès
Broché 112 pages | 9782955970034 | 18 €
Murathan Mungan
Né en 1955 à Istanbul mais originaire de Mardin où il a grandi, Murathan Mungan est diplômé du département de théâtre de la faculté des langues et d’histoire-géographie de l’université d’Ankara. Depuis le tout début des années 1980, il s’illustre avec autant de brio et de constance dans les genres les plus divers : poésie, théâtre, fiction, essai. Il est considéré comme l’une des valeurs sûres de la littérature turque contemporaine.
Image à la Une avec Maman