Je me suis soudain souvenue d’une petite histoire, que j’avais entendue il y a plusieurs années. Comme on dit, “depuis, beaucoup d’eau a coulé sous le pont”. Ce conte, pour bon public, aujourd’hui avec le recul, prend encore plus de sens.
Voilà pourquoi, je vous le raconte à mon tour…
Dans un pays lointain, disons par exemple d’Amérique latine, un homme avait mis la main sur le pouvoir et aussitôt jeté en prison, auteurEs, journalistes, artistes, femmes et hommes politiques… TouTEs les têtes pensantes ne pensant pas comme lui, se retrouvèrent derrière les barreaux. Et ces otages furent totalement isoléEs, sans droit de visite aucun…
Les institutions, associations et défenseurEs des droits humain que vous connaissez toutes et tous, se révoltèrent et firent tout leur possible, pour convaincre le grand dirigeant de donner à ces prisonnierEs d’opinion, au moins une chance de voir leur famille. Celui qui était devenu le grand leader mondial, qui clamait haut et fort que son pays était bel et bien un pays démocratique, réfléchit. Et par soucis d’image et de marketing, pour garder ses alliés étrangers dans sa poche, et pour continuer à commercer avec eux, il accorda donc une visite aux otages. UnE seule visiteurE par prisonnierE.
Un auteur, parmi ces nombreux otages d’opinion, choisit alors, d’obtenir une visite de sa fille. La petite avait sept ans et son papa ne l’avait pas vue depuis un an… Une journée de visite bien cadrée fut organisée. Chaque prisonnierE attendit le membre de famille inscrit sur sa liste, avec impatience et émotion.
Le jour J, la petite fille se présenta à la porte de la salle de visites, tenant un papier dans ses mains. Le gardien lui barra le chemin, et clama d’une voix forte, “Halte !”. Il lui demanda “qu’as-tu dans la main ?”. La petiote répondît timidement “eh ben, eh ben j’ai fait un dessin pour mon papa”… “Mais qu’as-tu donc dessiné ?” questionna le gardien. Elle lui tendit le dessin. “Ah ! Un oiseau !” hurla le geôlier. Il ouvrit le cahier noir de la censure, et le feuilleta rapidement. Puis il leva sa tête et posa ses yeux noirs dans les yeux de la petite fille. “Nan !” objecta-t-il, “un oiseau ne peut entrer dans cette prison ! C’est interdit !”. Il réduisit le dessin en mille morceaux. “Tu peux aller voir ton père maintenant” ordonna ensuite le geôlier, en entrouvrant la grande porte de ferraille.
C’est avec des larmes aux yeux que la petite fille courut vers son père. “Papa papa, je t’avais fait un dessin. Le gardien l’a déchiré…” sanglota-t-elle. “Moi, je voulais te donner mon dessin… C’était un oiseau. Je l’avais dessiné pour toi. Il l’a déchiré…” Le pauvre papa, passa alors ses dix précieuses minutes de visite accordées, à consoler la petite en pleurs. Le temps s’écoula. La fillette repartit…
Un an plus tard, les associations, institutions et défenseurEs de droits humains firent encore des mains et des pieds, et les prisonnierEs obtinrent encore un droit de visite. Notre papa inscrit sur la liste, encore une fois le nom de sa fille.
Le jour de la visite, la voilà qui revient. Elle a grandi encore un peu, et elle porte encore un dessin entre ses mains… Le geôlier clame comme la première fois, “Halte ! Qu’as-tu dans la main ?” Et elle répond “un dessin pour mon papa”. Le gardien vérifie. Cette fois, sur le papier, il trouve un arbre. Il ouvre le cahier noir de la censure, il feuillette, il feuillette… Pas d’arbre interdit ! Consterné, il appelle son chef. “Il n’est pas dans le cahier, dit-il, mais c’est bien un arbre, un bel arbre bien vert !” Son chef lui ordonna : “s’il n’est pas dans le cahier, tu laisses passer, pas le choix”. Le gardien ouvrit alors la porte à contre cœur, et marmonna “vas‑y passe”…
La petite, toute heureuse, courut vers son père, et lui tendit son dessin. “Oh ! dit le papa avec un grand sourire, il est beau ton arbre. Toutes ces branches, ces feuilles vertes… Il y a même des fruits…” Là, la petite se rapproche de son père et murmure avec des étoiles dans les yeux : “Chuttt… ce ne sont pas des fruits, mais des oiseaux cachés, qui te regardent…”
*
Un essaim d’oiseau entre ainsi dans ce lieu bâti pour anéantir la liberté, où même l’image maladroitement dessinée d’un seul oiseau peut être bannie… La liberté y entre par l’intelligence, l’imagination et la créativité, sur les ailes de l’art.
Il se trouve que parfois ces oiseaux rebelles et libres surgissent aussi, entre les lignes et entre les couleurs…
Tant que la créativité et la volonté existeront, l’obscurité ne peut être absolue. Il y aura toujours une lueur, un rayon de lumière, une étincelle, pour briser son emprise. L’art a cette puissance, ce pouvoir libérateur. C’est pour cela que les forces obscures et coercitives haïssent tant l’art.
Créer c’est résister. Résister c’est vivre. L’art nait du jaillissement de la force vitale. Il s’exprime au delà des langues, et il rassemble au delà des montagnes. “L’art, c’est le plus court chemin de l’humain à l’humain” disait Malraux…
Il m’est impossible de ne pas prendre la main de cette petite fille et la laisser doucement dans la main talentueuse de Zehra Doğan. L’une fait entrer dans la prison, une nuée d’oiseaux cachée dans les feuilles d’un arbre, l’autre fait éclore des couleurs improbables des épluchures de légumes et de fruits… Leur volonté est une louange à l’imagination, et à la liberté inaltérable de créer.