10 juin 2014 : après seule­ment qua­tre jours de com­bats, l’Etat islamique (DAESH) s’empare de Mossoul et fait de la ville la cap­i­tale de son cal­i­fat. Pour­tant deux­ième plus grande ville d’Irak, la rapid­ité avec laque­lle DAESH prend pos­ses­sion des rues, des bâti­ments offi­ciels, des pris­ons, sem­ble désarçon­ner les gou­verne­ments européens et les puis­sances régionales.Comment l’Etat islamique a‑t-il pu si rapi­de­ment soumet­tre Mossoul et les vil­lages de la plaine de Ninive ? Si la réponse à cette ques­tion trou­ve ces orig­ines dans un XXème siè­cle chao­tique, le présent lui con­fère un écho assour­dis­sant après la libéra­tion de la ville par la coali­tion en juil­let 2017.

Mosquée à Mossoul Ouest

Quand l’empire s’effondre

Ville mul­ti­cul­turelle et pluri­con­fes­sion­nelle con­stru­ite sur les ruines de l’ancienne “Ninive”, Mossoul se trou­ve au cœur d’une des prin­ci­pales routes com­mer­ciales du Moyen-Ori­ent. Elle doit son nom, et sa prospérité économique, à la vente d’un tis­su pré­cieux qui rav­it pen­dant plusieurs siè­cles les salons occi­den­taux : la mous­se­line. Mosaïque eth­ni­co-religieuse d’une grande com­plex­ité, la région de Ninive voit cohab­iter juifs, musul­mans sun­nites et chi­ites, kur­des musul­mans et non musul­mans ain­si que les divers­es com­mu­nautés chré­ti­ennes de Mésopotamie. Cap­i­tale de l’Empire assyrien avant de tomber aux mains des chaldéens au VIème siè­cle avant J‑C, Mossoul est occupée par les Pers­es avant de devenir une impor­tante ville chré­ti­enne. Ce n’est qu’en 641 que les arabes investis­sent la plaine de Ninive et qu’au 13ème siè­cle que Mossoul devient ottomane, à majorité arabe sun­nite. Mossoul a donc tra­ver­sé ces 3000 dernières années au rythme de l’effondrement suc­ces­sif des puis­sances régionales, voy­ant divers­es civil­i­sa­tions influ­encer sa struc­ture démo­graphique et son pat­ri­moine his­torique et culturel.

Avec le déclin de l’Empire ottoman, l’équilibre pré­caire qui per­mit une cohab­i­ta­tion entre les divers­es com­mu­nautés pen­dant des siè­cles, s’effrite et les ten­sions religieuses et eth­niques se ravivent. La chute de l’Empire ottoman, et les accords Sykes-Picot en 1916, mar­quent la fin de cette ges­tion mul­ti­eth­nique et mul­ti­con­fes­sion­nelle de la plaine de Ninive alors que s’impose la struc­ture poli­tique de l’Etat-nation. Les puis­sances européennes définis­sent des espaces géo­graphiques, con­stru­isent de toutes pièces des fron­tières et des Etats, struc­tures totale­ment étrangères au fonc­tion­nement de la région. Mossoul, alors à majorité sun­nite, est ain­si placée sous man­dat bri­tan­nique suite à la décou­verte des puits de pét­role à Kirkuk, avant d’intégrer le ter­ri­toire du jeune Etat irakien, puis­sance chi­ite. Per­son­ne ne souhaite devenir une minorité sur le ter­ri­toire de l’autre quand l’empire s’effondre et les sun­nites d’Irak vont, de fait, être con­sid­érés comme un peu­ple minori­taire sur le ter­ri­toire irakien pen­dant de nom­breuses années. Entre ten­ta­tive de soulève­ment arabe en 1959, con­flits intra-com­mu­nau­taires et intrigues inter­na­tionales, Mossoul devient le cœur névral­gique de l’opposition arabe sun­nite en Irak dans la deux­ième moitié du XXème siè­cle. La com­plex­ité démo­graphique et cul­turelle de la ville des­sine des lignes de rup­ture que les Etats voisins et les puis­sances étrangères n’hésitent pas à instru­men­talis­er. Pen­dant plusieurs dizaines d’années, les sun­nites sont brimés sur le ter­ri­toire irakien, n’accédant que rarement aux postes déci­sion­nels, et sont vic­times d’une forte répres­sion de la part des autorités chi­ites de Bagh­dad. L’arrivée au pou­voir du par­ti Baath et d’un cer­tain Sad­dam Hus­sein, loin d’apaiser les ten­sions, va apporter aux sun­nites irakiens un nou­v­el espoir tout en éveil­lant un esprit de vengeance envers les chi­ites et les kurdes.

L’intervention améri­caine en 2003 mar­que la fin de la dom­i­na­tion sun­nite en Irak. La guerre con­tre Sad­dam Hus­sein per­met aux chi­ites de s’imposer de nou­veau à Bagh­dad, plaçant de nou­veau la majorité sun­nite moss en sit­u­a­tion de minorité sur le ter­ri­toire nation­al. Bien que mul­ti­eth­nique, Mossoul appa­rait alors comme l’une des plus impor­tantes métrop­o­les arabes sun­nites. Al-Qaï­da y répand son influ­ence dès 2004 alors que l’Etat cen­tral irakien se dés­in­vestit de plus en plus de la ville, lais­sant un vide poli­tique et admin­is­tratif impor­tant. Offi­cielle­ment chas­sé de la ville en 2008, l’organisation islamique s’implante durable­ment dans les réseaux admin­is­trat­ifs, noy­au­tant les instances locales et atti­sant les oppo­si­tions entre les divers­es minorités. Elle utilise alors la méfi­ance des sun­nites de Mossoul envers les autorités chi­ites de Bagh­dad pour pren­dre petit à petit le pou­voir sur la ville.

Mossoul

Banque de Ninive où DAESH à trou­ver des dizaines de lin­gots d’or

L’Etat dans l’Etat”

Dès 2008, nous pou­vons com­mencer à par­ler d’un “Etat dans l’Etat. L’expression théâtre dans le théâtre est peut-être mieux appro­priée” nous explique Ahmad Assan, habi­tant de Mossoul. “Le vrai Etat qui rég­nait à Mossoul avant 2014 était sem­blable à DAESH, et Bagdhad s’en accom­modait très bien”. La cap­i­tale des sun­nites d’Irak subit dès 2004 les foudres de Bagh­dad : les réseaux de voiries et les réseaux élec­triques ne sont plus entretenus par l’Etat cen­tral qui délaisse volon­taire­ment la ville et la laisse aux mains de Atheel al-Nujaifi, le gou­verneur sun­nite de Mossoul. Le clan d’Al-Nujaifi dirige la ville d’une main de fer, instau­rant un sys­tème de cor­rup­tion mafieux qui investit tous les secteurs d’activité, de la vente des den­rées ali­men­taires au sys­tème édu­catif. “Ils demandaient des rançons que per­son­ne ne pou­vait refuser de pay­er. Ils demandaient aux phar­ma­ciens, aux com­merçants de pay­er 200 dol­lars par mois, 1000 dol­lars aux médecins… n’importe qui devait pay­er une taxe. Celui qui refu­sait de pay­er, on fai­sait sauter sa mai­son, sa voiture, on menaçait sa famille…”

Plusieurs groupes sun­nites rad­i­caux trou­vent alors refuge à Mossoul. “Les rela­tions entre al-Nujaifi et Bagh­dad étaient ani­mées par la cor­rup­tion qui était égale­ment au cœur des rela­tions entre al-Nujaifi et les groupes rad­i­caux qui s’installaient à Mossoul : le gou­verne­ment de Bagh­dad lais­sait faire en échange de ser­vice ren­dus, de pots de vin…”. Les assas­si­nats, les enlève­ments étaient devenus mon­naie courante et “les habi­tants avaient peur de coopér­er avec la police, avec l’armée iraki­enne à cause de la cor­rup­tion. On risquait d’être tué si on dénonçait les exac­tions d’al-Nujaifi ou des autres groupes rad­i­caux. C’est la cor­rup­tion qui nous a poussé dans cette sit­u­a­tion absurde où DAESH s’est emparé de la ville en 2014”. En 2013, les mossouilotes se soulèvent con­tre le régime chi­ite d’al-Maliki et la cor­rup­tion du clan al-Nujaifi. Les man­i­fes­ta­tions sont réprimées dans le sang par l’armée iraki­enne qui utilise l’artillerie lourde dans les rues, bom­bar­dant même cer­tains quartiers de la ville pour faire taire l’opposition. Le recours à ces méth­odes fait bas­culer défini­tive­ment la pop­u­la­tion de Mossoul, con­fir­mant l’idée déjà bien implan­tée que l’armée iraki­enne est une armée d’occupation cor­rompue qui apporte son sou­tien mil­i­taire à al-Nujaifi.

Lorsque les com­bat­tants de l’Etat islamique ren­trent dans Mossoul le 6 juin 2014, ils ne se trou­vent donc pas con­fron­té à une pop­u­la­tion hos­tile. Pour beau­coup de mossouilotes, la sit­u­a­tion ne peut pas être pire que celle endurée au cours des dix dernières années. Les imams de l’Etat islamique promet­tent aux sun­nites de leur ren­dre leur dig­nité en jouant sur les pro­fondes divi­sions con­fes­sion­nelles entre musul­mans et entre les com­mu­nautés. Ce dis­cours a un écho impor­tant dans une pop­u­la­tion totale­ment délais­sée par Bagh­dad et chez une jeunesse sun­nite pour qui le futur en Irak sem­ble dénué de toutes per­spec­tives. Dès les pre­miers jours, l’Etat islamique reprend en main la ville, répare les routes et réin­stalle l’électricité dans des quartiers qui en étaient dépourvus depuis de nom­breux mois. Les rues sont renom­mées à la gloire des mar­tyrs de l’EI tombés au com­bat et des bâti­ments offi­ciels sont investis, se trans­for­mant en bureau admin­is­trat­ifs. L’une des pre­mières mesures des dji­hadistes est de punir publique­ment les respon­s­ables désignés de la cor­rup­tion. Des exé­cu­tions sont organ­isées et des mis­es en scène de pas­sa­tion de pou­voir investis­sent des chefs de quartiers du devoir de lut­ter con­tre toute forme de cor­rup­tion. Une nou­velle Con­sti­tu­tion est proclamée le 13 juin et les jeunes se voient pro­pos­er des postes au sein de la nou­velle admin­is­tra­tion, offrant des per­spec­tives d’ascension sociale et une meilleure sit­u­a­tion économique. Durant les pre­mières semaines de l’occupation, l’Etat islamique se com­porte de manière mod­érée. La police des mœurs n’agit pas encore dans les rues, les mag­a­sins de vête­ment pour femmes restent ouverts quelques semaines tout comme les lieux de socia­bil­ité. A la fin du mois de juin 2014, on voit même les nou­veaux chefs de quarti­er organ­is­er une man­i­fes­ta­tion dans les rues de Mossoul, la foule hurlant que jamais ils n’autoriseraient le retour de l’armée iraki­enne. Mais dès le mois de juil­let, la ter­reur s’abat sur la ville.

Mossoul

A Barthela, une école marquée du sceau de l’Etat islamique.

La vie sous DAESH

En juin 2014, Ahmad Assan tra­vaille à l’université de Mossoul, il est enseignant au départe­ment de français qui compte alors en pre­mière année plus de 30 étu­di­ants. L’invasion de DAESH a lieu avant les exa­m­ens et Ahmad décide rapi­de­ment de quit­ter la ville avec sa famille. “Je suis par­ti de Mossoul avec ma famille, fuyant la ter­reur qui s’abattait sur la ville en lais­sant toute notre vie der­rière nous, notre mai­son, nos proches… Nous sommes revenus en 2015 pour essay­er de récupér­er nos affaires en pen­sant pou­voir arranger les choses ou repar­tir si la sit­u­a­tion était trop com­pliquée”. Ahmad n’a pu ni amélior­er la sit­u­a­tion, ni quit­ter la ville. “Revenir à Mossoul fut la pire déci­sion de ma vie”. Il essaye de s’enfuir à plusieurs repris­es avec sa famille, mais les routes sont blo­quées et con­trôlées par l’Etat islamique. Après la libéra­tion de Fal­lu­jah en 2016 par les forces de l’Etat irakien, la sit­u­a­tion s’aggrave : toutes les routes sont coupées, cer­tains ponts sont détru­its par DAESH qui con­trôle tous les accès à la ville. Il est dès lors impos­si­bles pour quiconque de ren­tr­er ou de quit­ter Mossoul. “J’ai cher­ché un inter­mé­di­aire pour m’enfuir mais j’ai per­du 3500 dol­lars. Avec ma femme et mes deux enfants, nous avons donc finale­ment passés deux ans à Mossoul sous con­trôle de DAESH”.

Mossoul

Anci­enne mai­son de retraite de Mossoul, devenu lieu d’exécution

Pen­dant ces années d’occupation, la vie dans la ville s’arrête. Bagh­dad ne verse plus de salaire aux fonc­tion­naires à par­tir de juin 2015 : “On trou­vait de tout et les pro­duits étaient bon marché mais nous n’avions pas d’argent pour les acheter. Seuls les retraités con­tin­u­aient à touch­er leurs pen­sions tous les mois. Les autres fonc­tion­naires ne touchaient plus rien. Pour avoir de l’argent, il fal­lait tra­vailler avec DAESH”.

La police des mœurs con­trôle active­ment les moin­dres faits et gestes des habi­tants. Il est inter­dit de fumer, la sim­ple odeur de tabac pou­vait entraîn­er la peine de mort. “Vous voyez cet immeu­ble ? C’est une anci­enne mai­son de retraite, c’est de là-haut que des dizaines de jeunes ont été jetés dans le vide par DAESH : des exé­cu­tions publiques sur sus­pi­cion d’avoir enfreint les lois de la nou­velle Con­sti­tu­tion de la ville, d’avoir eu un com­porte­ment sédi­tieux. La plu­part du temps je restais chez moi à la mai­son pour éviter de ren­con­tr­er les mem­bres de DAESH. Ils avaient tou­jours des pré­textes pour nous faire pay­er, pour nous faire peur”.

Les femmes étaient con­sid­érées comme des objets, des ombres. “Sous DAESH, les femmes étaient telles des spec­tres de mort, elles n’avaient pas le droit de mon­tr­er leurs mains ou leur vis­age, elles n’avaient pas le droit de sor­tir, d’avoir une vie. Elles vivaient reclus­es, totale­ment exclues de la société”. Mossoul devient rapi­de­ment le cen­tre économique du marché des esclaves. Les femmes yézi­dies cap­turées au Sin­jar en août 2014 sont ven­dues sur la place du marché, achetées par des mem­bres de l’Etat islamique  qui voient chez la femme un sim­ple “out­il de repro­duc­tion”. Les enfants de Mossoul sont for­més par l’Etat islamique  qui met en place un sys­tème d’éducation. “La pre­mière année de l’occupation, les enseigne­ments étaient les mêmes que ceux de Bagh­dad. Mais à par­tir de 2016, DAESH a changé de méth­ode et dévelop­pé ses pro­pres pro­grammes, imprimé ses pro­pres manuels. Pour appren­dre les math­é­ma­tiques aux enfants, les mem­bres de DAESH appre­naient aux enfants qu’un obus + un obus = deux obus. Pen­dant toutes ces années mes enfants n’ont pas été à l’école, j’ai tou­jours refusé qu’ils y appren­nent le ter­ror­isme”. L’éducation est un out­il priv­ilégié de DAESH pour dif­fuser sa pro­pa­gande et for­mer les nou­velles généra­tions. L’accès au savoir est en revanche perçu comme un dan­ger, une arme qu’il faut con­trôler. Les uni­ver­sités, les librairies ont rapi­de­ment été occupées par l’Etat islamique et entourées de fils bar­belés. L’université de Mossoul, la plus impor­tante de Ninive, se trans­forme en QG mil­i­taire dès la prise de Mossoul.

Mossoul

La présidence de l’université de Mossoul détruite par des bombes posées par l’Etat islamique

L’université de Mossoul

Aujourd’hui directeur du départe­ment de français de l’université de Mossoul, Ahmad est revenu pour la pre­mière fois dans les locaux de l’université en juin 2017, après trois ans d’occupation du cam­pus par l’Etat islamique. “Nous ne sommes retournés dans le cam­pus qu’en juin, une fois la ville totale­ment libérée puisque, tant que Mossoul Ouest était occupée, nous craignions des attaques d’obus, de mis­siles sur les bâti­ments”. Le départe­ment de français a pu ouvrir très rapi­de­ment puisque le bâti­ment n’a pas été détru­it par les bom­barde­ments de la coali­tion ou par DAESH. “Nous avons com­mencé à net­toy­er et recon­stru­ire le départe­ment nous-même : les profs et les étu­di­ants. Toutes les fenêtres et les portes ont été cassées, arrachées et détru­ites : nous les avons donc rem­placés. Vous pou­vez voir que les murs et les bureaux ont été totale­ment incendiés par DAESH, on voit encore les traces au sol même si les murs ont été repeints”. Des locaux alter­nat­ifs ont été ouverts pen­dant l’occupation de l’université à Dohuk, Kirk­ouk et Barthela. Des cours y ont été dis­pen­sés avant la libéra­tion de Mossoul et les enseignants con­tin­u­aient à percevoir leur salaire de Bagh­dad. “Les col­lègues qui étaient encore payés ont par­ticipé aux frais matériels en nous ver­sant de l’argent pour que nous puis­sions ici, financer la recon­struc­tion de nos locaux. Mais c’est le gou­verne­ment de Bagh­dad qui a pris en charge la recon­struc­tion des bâti­ments totale­ment détru­its par les bom­barde­ments ou par DAESH”.

Après ces trois années d’occupation, la sit­u­a­tion est com­plexe pour les étu­di­ants qui sont restés à Mossoul. “Nos étu­di­ants ont des cours de langue, d’écriture, d’expression orale mais égale­ment d’histoire, de lit­téra­ture, de cul­ture. Ils lisent et étu­di­ent des pièces de théâtre, la lin­guis­tique, l’histoire de la lit­téra­ture française. Pen­dant ces trois années leur niveau à chuté et on doit main­tenant faire l’impossible pour que leur niveau s’améliore”. A la ren­trée uni­ver­si­taire de sep­tem­bre 2017, c’est plus de 70 étu­di­ants qui se sont inscrits en pre­mière année au départe­ment de français, soit trois fois plus que les années précé­dentes. Cette impor­tante aug­men­ta­tion du nom­bre d’étudiants se véri­fie dans toutes les fac­ultés de l’université de Mossoul. Ces trois années per­dues met­tent l’université dans une posi­tion déli­cate puisqu’elle doit gér­er, en plus de la recon­struc­tion, un nom­bre d’étudiants en pre­mière année trois fois supérieur au nom­bre d’étudiants en pre­mière année en 2014.

Mossoul

La bibliothèque Uni­ver­si­taire incendiée par Mossoul lors de l’entrée de la coali­tion dans la ville

Une par­tie de l’université est encore com­plète­ment détru­ite. Entre les ruines de la bib­lio­thèques cen­trale, brulée par DAESH juste avant qu’ils ne fuient le cam­pus, la fac­ulté de médecine vétéri­naire frap­pée par les forces de la coali­tion, et la prési­dence de l’université détru­ite par les dji­hadistes à leur arrivée, les étu­di­ants évolu­ent dans un cam­pus où les ruines font par­tie inté­grante de leur lieu de vie étu­di­ante. Pour Ahmad, un grand nom­bre des destruc­tions causées par les bom­barde­ments de la coali­tion inter­na­tionale auraient pu être évités. “Lorsque les bâti­ments étaient ciblés, et avant que les bâti­ments ne soient frap­pés, DAESH était aver­ti et per­son­ne ne se trou­vait dans les bâti­ments. Nous n’avons pas eu à extraire de corps de dji­hadiste des locaux détru­its puisque les bâti­ments étaient vides. Pourquoi les avoir détru­its alors ? Nous sommes con­scients que lors d’une guerre, il y a tou­jours des pertes, qu’elles soient humaines ou matérielles. Sur ce plan, Mossoul Ouest a beau­coup plus souf­fert que nous”.

Le marché cen­tral se situ­ait à Mossoul-Ouest, tout comme les prin­ci­paux com­merces et les prin­ci­pales bou­tiques. La vieille ville de Mossoul avait con­servé son statut de pôle économique de la plaine de Ninive. A cause de la cor­rup­tion, l’ouest de la ville voy­ait cohab­iter des pop­u­la­tions d’une grande pau­vreté et des familles très rich­es, créant une frac­ture économique et sociale très impor­tante. Les pre­mières exé­cu­tions de DAESH visaient juste­ment ces familles plus aisées qui ont prof­ité de la cor­rup­tion pour s’enrichir. Très peu de per­son­nes ont pu fuir la vieille ville au cours de la pre­mière année d’occupation. “Ils n’avaient pas les moyens de quit­ter Mossoul et de pay­er un loy­er ailleurs, c’est l’une des raisons pour laque­lle la grande majorité n’a pas quit­té Mossoul-Ouest. Ce sont des per­son­nes qui n’avaient rien et qui main­tenant ont tout per­du. Elles se sont sauvées avec leur vie seule­ment”. Aujourd’hui Mossoul-Ouest est un champ de ruines qui porte les stig­mates de la guerre menée par la coali­tion con­tre l’Etat islamique. La grande majorité des habi­ta­tions ont été détru­ites et les prob­lèmes d’hébergement vont en s’aggravant : les loy­ers flam­bent et il devient de plus en plus dif­fi­cile de trou­ver des lieux où loger les déplacés, à l’ouest comme à l’est de la ville.

Le tropisme communautaire

En 2014, la pop­u­la­tion de Mossoul était estimée à plus de trois mil­lions d’habitants. Le dernier recense­ment ayant eu lieu en 1997 sous Sad­dam Hus­sein, il est impos­si­ble d’avoir un chiffre pré­cis de la pop­u­la­tion totale ou une esti­ma­tion du poids démo­graphique des minorités dans la ville. Les divers­es com­mu­nautés cohab­itaient non sans ten­sions ni rap­ports de force, mais avec la ferme volon­té de vivre ensem­ble. “Les chré­tiens étaient nos frères, nos amis. Nos familles cohab­itaient depuis des décen­nies mal­gré les ten­sions et les guer­res”. Il est aujourd’hui impos­si­ble d’estimer le nom­bre d’habitants qui sont revenus vivre à Mossoul mais les sun­nites con­stituent aujourd’hui la grande majorité des habi­tants de la ville alors que les chré­tiens refusent de revenir y habiter. Comme nous l’expliquait un habi­tant de Barthela en 2016 après la libéra­tion de leur ville, “on ne peut plus faire con­fi­ance aux musul­mans : ils nous ont trahis. Si nous n’avions pas quit­té la ville avant l’invasion de DAESH, nous seri­ons tous mort. Nous ne pou­vons pas vivre aux côtés de per­son­nes qui ont souhaité notre mort”. Le spec­tre de l’islamisme rad­i­cal fait ain­si naître chez les minorités de la plaine de Ninive des vel­léités iden­ti­taires qui étaient jusque-là restées mesurées.

Lors de l’invasion de Mossoul, les évêques des divers­es con­fes­sions chré­ti­ennes se sont réu­nis et ont décidés de fuir Mossoul, de ne pas se con­ver­tir ni de se soumet­tre au statut de “dhim­mi” que leur impo­sait l’Etat islamique. Ils ont donc fui par mil­liers vers le Kur­dis­tan d’Irak, où cer­tains vivent encore dans des camps de déplacés. La méfi­ance est totale et comme pour les yézidis du Sin­jar, les chré­tiens stig­ma­tisent les musul­mans, voy­ant en cha­cun d’eux l’incarnation de DAESH. Les villes de Barthela et Qaraqosh accueil­lent aujourd’hui la qua­si-total­ité des chré­tiens de la plaine de Ninive. La com­mu­nauté chré­ti­enne est aujour­d’hui très affaib­lie en Irak, un grand nom­bre de croy­ant ayant fuit vers l’Europe entre 2014 et 2017. S’ils n’envisagent pas le fait de revenir vivre à Mossoul, ils con­sid­èrent comme une néces­sité de pou­voir assur­er leur pro­pre défense et for­mer leurs pro­pres mil­ices de pro­tec­tion, dessi­nant par là-même, de nou­velles lignes de rup­tures au sein de leur com­mu­nauté. Divers groupes armées chré­tiens se sont con­sti­tués sur la plaine de Ninive : les Unités de Pro­tec­tion de Ninive, qui ont rejoint les Hashd al-Shaabi, et les Lions de Baby­lon qui refusent cette affil­i­a­tion aux mil­ices chiites.

Si la guerre con­tre l’Etat islamique approche de sa fin sur le ter­ri­toire irakien, la société iraki­enne est plus que jamais frac­turée par des lignes de rup­tures iden­ti­taires et con­fes­sion­nelles que le con­flit n’aura fait qu’attiser. La défi­ance entre les com­mu­nautés religieuses est à son parox­ysme et les con­flits intra­com­mu­nau­taires ques­tion­nent les allégeances poli­tiques des divers groupes armés. Les con­séquences de plusieurs décen­nies de con­flits sur la cohab­i­ta­tion entre les com­mu­nautés sont à ques­tion­ner. L’islamisme rad­i­cal et son idéolo­gie salafiste ont lais­sé des traces chez les minorités religieuses mais égale­ment chez les musul­mans, qu’ils soient sun­nites ou chi­ites. Ces cica­tri­ces doivent être pris­es en compte en ce qu’elles jouent un élé­ment cen­tral dans le proces­sus de paci­fi­ca­tion que le gou­verne­ment irakien se doit d’enclencher. Com­ment inté­gr­er dans la société mossouilote des civils qui ont vécu et col­laboré avec DAESH sans néces­saire­ment en partager les con­vic­tions religieuses ? Com­ment pren­dre en charge les enfants éduqués par les écoles de DAESH ?

L’entropie identitaire

La pop­u­la­tion de Mossoul reste frag­ile et méfi­ante vis-à-vis de Bagh­dad. Cer­tains ne con­sid­èrent pas la reprise de Mossoul comme une libéra­tion tant l’ampleur des destruc­tions les a privés de tout ce qu’ils pos­sé­daient. L’Etat irakien ne les a pas aidés par le passé, et plus d’un an après la libéra­tion, son investisse­ment dans la recon­struc­tion est presque inex­is­tant. Les sun­nites rad­i­caux n’ont pas tous quit­té la ville et le pop­ulisme qui a séduit la pop­u­la­tion en 2014 pour­rait de nou­veau opér­er si la sit­u­a­tion économique, san­i­taire et sociale ne s’améliore pas. L’Etat turc a déjà fait com­pren­dre à plusieurs repris­es qu’il pour­rait jouer ce rôle de pro­tecteur des sun­nites de la plaine de Ninive. Loin d’Erdogan la volon­té d’agir par sim­ple human­isme. La Turquie a con­science de l’enjeu cen­tral que con­stitue Mossoul en Irak et en Syrie : qui con­trôle Mossoul con­trôle la prin­ci­pale route com­mer­ciale irako-syri­enne. Face à une absence de réac­tions inter­na­tionales et un manque d’engagement con­cret de l’Etat cen­tral irakien, la Turquie place ses pio­ns sur le sol irakien, espérant pou­voir un jour retrou­ver la grandeur ter­ri­to­ri­ale d’un empire depuis longtemps déchu.

Mossoul

Pan­neau prévention IED + cam­pagne élections iraki­enne 2018

C’est la deux­ième fois depuis la libéra­tion qu’Ahmad revient dans la vieille ville. Alors que le Tigre s’assèche, les ruines s’étendent à perte de vue. Quelques bou­tiques ont ouvert, offrant bois­sons et nour­ri­t­ure de pre­mière néces­sité aux habi­tants qui déblaient les décom­bres de leurs habi­ta­tions. Les Hashd al-Shaabi con­trô­lent le cen­tre-ville, obser­vant d’un œil extérieur la valse de la recon­struc­tion qui offre en spec­ta­cle des dizaines de mossouilotes s’afférant à recon­stru­ire le sys­tème de canal­i­sa­tion sous-ter­rain et le réseau élec­trique. “Ils nous obser­vent mais ne par­ticipent pas à la recon­struc­tion” note Ahmad. Au détour d’une rue, s’affichent sur les murs les por­traits des hommes poli­tiques qui se sont présen­tés aux élec­tions lég­isla­tives iraki­ennes en mai dernier, à côté d’avertissement prévenant les riverains que des IED (engins explosifs impro­visés) peu­vent pren­dre l’apparence de jou­ets pour enfants ou d’objets de la vie quotidienne.

Mossoul est aujourd’hui divisée en deux, une frac­ture géo­graphique entre l’est et l’ouest, entre une zone recon­stru­ite qui voit fleurir des com­merces et une autre dévastée où des corps sont encore retrou­vés sous les gra­vats. Ceux qui habitent à l’est se méfient des habi­tants de la vieille ville qui ont facile­ment rejoint les rangs de l’Etat islamique. Les Hashd al Shaabi sont perçus avec méfi­ance de toutes parts même si Ahmad tient à rap­pel­er leur rôle cen­tral dans la libéra­tion : “ils ont encer­clé la ville et ont per­mis sa libéra­tion”. Perçus par la pop­u­la­tion de l’est comme l’armée d’occupation de Bagh­dad, ils sont égale­ment craints pour leur con­fes­sion chi­ite et leurs liens avec l’Iran à l’ouest.

L’entropie iden­ti­taire qui se saisie de la plaine de Ninive, et du Moyen-Ori­ent en général, n’est cepen­dant pas sans solu­tion. Pour Ahmad, l’éducation à un rôle essen­tiel à jouer : “il faut édu­quer la pop­u­la­tion, lui enseign­er l’histoire et des langues. L’éducation per­met d’avoir une plus grande ouver­ture d’esprit et de lut­ter con­tre la cor­rup­tion”. Si la cor­rup­tion est endémique en Irak, c’est en par­tie lié à la struc­ture des Etats du Moyen-Ori­ent et aux élites qui s’approprient le pou­voir, instru­men­tal­isant les con­flits entre minorités afin de s’assurer un plus grand con­trôle sur les richess­es du pays. L’enjeu est de taille : com­ment con­cili­er la struc­ture de l’Etat-Nation avec le repli iden­ti­taire qui s’abat sur la plaine de Ninive ? Afin d’éviter que Ninive ne se trans­forme en zone de guéril­la per­ma­nente, il est indis­pens­able de sor­tir du tro­pisme com­mu­nau­taire qui rad­i­calise les pop­u­la­tions minorisées et favorise l’émergence de groupe sem­blable à l’Etat islamique. Mossoul ne pour­ra se relever que si l’Etat irakien se décide à lut­ter con­tre la cor­rup­tion et à accepter la diver­sité eth­ni­co-religieuse qui fait de cette région le berceau de nos civilisations.

Tony Rublon


Image à la Une : Mossoul Ouest vu du Tigre

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