Les populations de Turquie les plus conservatrices n’ont pas fait mystère de leur volonté de conserver et d’avoir un chef, père de la Nation.
C’est le nationalisme turc qui triomphe, dans son acceptation la plus ignorante et la plus fantasmée de ses racines.
Face à cela, le kémalisme républicain “moderne” se décline en morceaux, derrière une apparente union électoraliste. Des courants ouvertement libéraux alliés aux nostalgiques des pouvoirs d’antan de l’armée protectrice du drapeau républicain, aux premiers déçus des années Erdoğan, en passant par une jeunesse rescapée de la colonisation progressive du système d’enseignement par les bigots au pouvoir, plus d’un tiers de la Turquie pleure son Atatürk. Leurs candidats viennent d’accepter la “défaite”, même s’il/elle mentionnent un “parcours d’obstacles” pour la compétition.
La nouvelle constitution va permettre à Erdoğan de conforter l’état d’urgence au quotidien, sans état d’urgence “officiellement” maintenu.
Ces élections ouvrent une nouvelle phase de la démocrature. Erdoğan s’y référera désormais, comme il avait endossé la figure du “sauveur” de la Nation, dans la période d’après putsch manqué. Il dispose aujourd’hui de l’uniforme de Président réélu, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Et il n’est pas étonnant que dans son discours de “victoire”, il ait déjà mentionné la poursuite “impitoyable” de la lutte contre le terrorisme, et en filigrane la poursuite de l’état de guerre en Syrie et en Irak.
Si des commentateurs dits “avisés” de la Turquie professent déjà que la démocratie y existe belle et bien, parce qu’ils l’auraient rencontrée hier, nous leur demandons de faire avec nous à nouveau la liste de ce qui ne changera pas et leur faisait, avant, presque prononcer le mot dictature.
Les plus de 150 000 otages politiques en prison, dont des éluEs, des responsables d’opposition, des journalistes, des hommes et des femmes de culture, vont voir leurs procès reprendre, avec un pouvoir constitutionnel de pression renforcé sur la “justice”. Les licenciéEs, les “purgéEs”, jetéEs dans la précarité et répriméEs à la moindre contestation ont désormais un avenir social de parias. La militarisation de la société turque, dès l’école, renforcée par l’islamisation des enseignements et l’apprentissage de l’ignorance et de la bigoterie pour les classes populaires va se renforcer sous la férule du futur gouvernement de coalition AKP/Ultra-nationalistes.
La verticalité des pouvoirs, concentrés en une seule main, liée à l’économie libérale en surchauffe et à la redistribution partielle de la corruption sera plus que jamais mode de gouvernement. Erdoğan dispose de couches sociales qui, de l’Anatolie profonde aux nouveaux riches des métropoles, produits des quinze dernières années de “croissance Erdoğan” lui vouent un culte du chef par intérêt, nationalisme, islamisme politique ou ignorance. Et nous pourrions en rajouter sur ce socle social, politique et idéologique, que des régimes fascistes d’antan auraient enviés, tant, pour la moitié du Pays, l’acceptation du Reis est tacite ou volontaire.
Les racines historiques de la Turquie produisent là un résultat attendu, d’un refoulement de génocides quasi fondateurs, en passant par une identité religieuse institutionnalisée, et un repli sur une turcité nationaliste et exclusive, tout est exacerbé dans cette victoire du Reis. Ajoutons‑y la touche néo-ottomane dont se pique le personnage, et nous pourrons sans doute affirmer que le renouveau de la démocratie est en marche, mais en marche arrière.
La majorité des populations turques, bien renforcées par les diasporas du monde entier, à la question “stop Erdoğan ou encore”, a donc répondu encore à plus de 52% dans les urnes, en votant massivement à plus de 87%.
La triche, le bourrage d’urnes, les conditions de vote, l’absence de réelle campagne pour l’opposition, expliquent sans doute cette majorité de premier tour. Le pouvoir disposait des clés de cette élection.
Et pourtant, elle n’a pu empêcher une réelle résistance de s’y exprimer entre les barbelés des prisons et des consciences. Et le score électoral dans ce cadre contraint pour le HDP, privé certainement par la triche de voix exprimées, avec 8,32% pour la présidentielle et plus de 11,5 % pour les législatives (67 élus) n’en est que plus remarquable.
Ces chiffres électoraux, considérant que la triche et les voix de la diaspora se compensent sans doute, donnent la mesure des forces capables de soutenir une autre alternative ou de l’entraîner en “Turquie” même.
Voilà à la fois la bonne et la mauvaise nouvelle de ces élections. La faiblesse numérique est réelle, au regard du problème global de la Turquie, et ce score se rétrécit par rapport à l’après Gezi, mais cette résistance, derrière l’oppression, après ces années de plomb contre elle, subsiste et se renforce dans les métropoles.
Elle sera plus que jamais une cible du pouvoir, le bouc émissaire, et le symbole du chiffon terroriste. Ses otages politiques, nombreusEs, vont devoir à nouveau compter davantage sur la solidarité internationale que sur les autres forces d’opposition en Turquie, aujourd’hui dans l’acceptation du cagibi parlementariste qui sortira de ce vote.
Cette opposition déjà parlementaire, appelle à un “front pour la démocratie”, son maintien ou son renouveau, au choix. Mentionnons qu’Erdoğan a prononcé les mêmes objectifs, sans sourciller, et les re-prononcera dans les jours à venir, assortis de la “protection de la Nation du terrorisme dans et hors des frontières”.
Alors, front commun ?
Le problème reste donc bien la Turquie et ce qu’elle a produit de plus représentatif depuis quinze ans, Erdoğan, et le délitement du kémalisme à la sauce social démocrate et laïque, tous deux à leur manière, incapables de formuler pour la Turquie un vivre ensemble démocratique pour les Peuples qui la composent.
La crise de l’Etat-nation turc vient de connaître un épisode électoral qui ne permettra pas à celui ou celle qui avait posé la question “une élection peut-elle débarrasser la Turquie d’un dictateur” d’y répondre.
Pour la cuisine électorale et les chiffres détaillés, qui ne sont pour l’instant pas annoncés officiellement par la Commission électorale, mais par l’agence de presse AA liée directement au pouvoir et une plateforme civile d’opposition, vous pourrez les examiner sur ce site.
Quant à notre soutien du processus électoral, sans illusions aucune, mais conçu comme possible dépassement de la peur, il révèle un optimisme pour la résistance sans doute trop prononcé. Ces élections n’éteindront aucune lutte, au contraire, mais révèlent aussi que le poison est violent et que l’antidote reste à fabriquer.
Bien sûr, Kedistan devra à la fois tirer d’autres enseignements de cette réalité électorale, image déformée mais parlante de la Turquie, et porter l’accent encore davantage sur les solidarités élémentaires avec prisonnierEs et otages, tout autant que sur les effets à court et moyen-terme, ici, là-bas, en Syrie et en Irak.
Un Erdoğan conforté dans une Turquie dont la crise ne s’effacera pas par ces résultats, et sans doute demain félicité par ses pairs européens, crise migratoire et contrats militaires obligent, sera d’autant plus dangereux pour toutes les alternatives possibles, et nous pensons au Rojava. Sa “victoire” rime également avec tous les replis nationalistes en cours en Europe et ailleurs.
L’initiative qui se prépare pour septembre et octobre, autour de l’œuvre et de la résistance de Zehra Doğan prend tout à coup une dimension presque nouvelle. D’une contextualisation des dessins, peintures et écrits de Zehra, la nature même des tables rondes, des films, des réflexions et échanges peut évoluer pour devenir ici en France une manière d’approfondir, de développer et de tisser des liens pour résister contre l’obscurité qui s’étend au delà du Bosphore.