La jour­nal­iste de l’a­gence Mezopotamya, Seda Taşkın, est jugée dans une affaire qui a été entachée de graves irrégu­lar­ités, et com­porte notam­ment de mau­vais traitements.

Seda Taşkın n’est que l’une des nom­breuses jour­nal­istes kur­des, aux côtés d’İdris Sayıl­gan, Şer­ife Oruç et İdris Yıl­maz, qui atten­dent depuis des mois en prison. D’autres col­lègues comme Ned­im Tür­fent, Zehra Doğan et Meltem Oktay ont, elles, déjà été con­damnés à plusieurs années de prison après juge­ment définitif.

Seda Taşkın venait d’être envoyée à Muş, une minus­cule ville de l’est de la Turquie, dans une plaine fer­tile entourée de hautes mon­tagnes, pour doc­u­menter quelques nou­velles, lorsque la police a com­mencé à la tra­quer. Pressés sur l’affaire, la police s’est apparem­ment servi d’une machine à remon­ter le temps, arrê­tant la jour­nal­iste de l’agence de presse Mezopotamya à la fin du mois de décem­bre 2017, une demi-heure avant qu’un pro­cureur ait même émis un man­dat d’arrêt con­tre un infor­ma­teur. Le procès ultérieur de Taşkın, cepen­dant, démon­tre que plutôt que de franchir le mur du son, les autorités turques sont en train d’enfreindre la loi.

Taşın a com­paru devant le tri­bunal pour la pre­mière fois le 30 avril pour faire face à des accu­sa­tions d’ ”appar­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste” et de “pro­pa­gande pour une organ­i­sa­tion ter­ror­iste”. La com­paru­tion a toute­fois révélé de graves irrégu­lar­ités ; con­cer­nant la garde à vue et les “preuves” retenues con­tre elle. Au cours de l’audience devant la 2 ème Haute Cour Crim­inelle de Muş, l’avocat de Taşkın a souligné la prove­nance dou­teuse des allé­ga­tions, faites via une adresse élec­tron­ique, util­isée pour aver­tir les autorités des crimes attribués à la journaliste.

Selon le doc­u­ment offi­ciel du cor­re­spon­dant turc de Map­ping Media Free­dom, l’adresse élec­tron­ique dénonçant Taşkın comme une “mil­i­tante”, por­tait une exten­sion “EGM”, pour l’abréviation turque de “départe­ment général de la police”. S’interrogeant sur le fait que l’unité antiter­ror­iste avait, en fait, fab­riqué l’info, Gülan Çağın Kaleli a demandé que la source de l’email soit iden­ti­fiée en fonc­tion de son numéro IP, mais la cour a fini par rejeter la demande. Il a égale­ment dit que le tri­bunal avait estimé que 20 min­utes seule­ment avaient été néces­saires pour localis­er Taşkın et l’arrêter – une péri­ode encore plus courte que le délai néces­saire pour délivr­er un man­dat d’arrêt obligatoire.

La police l’a aver­tie et l’état l’a attrapée. C’était une mise en scène”, a déclaré Hakkı Boltan, coprési­dent de l’Initiative des jour­nal­istes libres (ÖGİ), un groupe de jour­nal­istes basé à Diyarbakır qui sur­veille les vio­la­tions de la lib­erté de la presse et aide les jour­nal­istes qui font l’objet de pour­suites judi­ci­aires dans les provinces kurdes.

Taşkın est une jour­nal­iste basée dans la ville de Van, qui cou­vre prin­ci­pale­ment les nou­velles sociales et cul­turelles. Au moment de son arresta­tion, elle tra­vail­lait sur plusieurs rap­ports, y com­pris une his­toire sur la famille de Sisê Bingöl. Les autorités ont empris­on­né une femme de 78 ans, en juin 2016, dans le dis­trict de Var­to, à Muş sur les accu­sa­tions d’être une “ter­ror­iste” avant de la con­damn­er à qua­tre ans et deux mois de prison. Boltan a déclaré à la MMF que ce type de reportage est sou­vent con­sid­éré comme une men­ace pour l’Etat, car il révèle des vio­la­tions de droits par la police. “Le pub­lic a le droit d’être infor­mé de cet empris­on­nement injuste. C’est ce que Seda essayait de faire lorsqu’elle a été ciblée par l’Etat.”

Mauvais traitement de la part de la police, menaces du procureur

Les autorités turques ont arrêté Taşkın le 20 décem­bre 2017, avant de la libér­er qua­tre jours plus tard. Le pro­cureur a cepen­dant déposé une objec­tion con­tre l’ordonnance de libéra­tion de la cour. Un mois plus tard, le 23 jan­vi­er, des policiers ont de nou­veau arrêté Taşkın à Ankara, où la jour­nal­iste était par­tie rejoin­dre sa famille.

Pour sa défense, Taşkın a déclaré au tri­bunal que la police l’avait soumise à une fouille à nu après son arresta­tion ini­tiale. “Quand j’ai refusé, ils ont dit qu’ils me forceraient”, a‑t-elle déclaré via un sys­tème de vidéo­con­férence judi­ci­aire du cen­tre péni­ten­ti­aire des femmes Sin­can d’Ankara, où elle reste en déten­tion pro­vi­soire. Elle a été soumise à une deux­ième fouille avant de finale­ment voir son avo­cat. “J’ai égale­ment été battue physique­ment lorsque j’ai refusé d’entrer dans le véhicule blindé. Si je dis cela, c’est parce que je veux que le tri­bunal en tienne compte”, a‑t-elle dit.

La cour ne semble pas très inquiète.

Taşın a égale­ment été men­acée après sa libéra­tion ini­tiale. “Le pro­cureur lui a dit ‘Com­ment pou­vez-vous être libérée ? Vous ver­rez, nous allons dépos­er une objec­tion’ devant son avo­cat en tant que témoin”.

L’avocat a égale­ment déclaré que la preuve con­tre son client se lim­i­tait aux retweets et aux partages sur Face­book – prin­ci­pale­ment des arti­cles de presse. Il n’y a même pas un seul arti­cle écrit par Taşkın dans le dossier, a‑t-elle dit. “Vous pou­vez ne pas aimer l’agence où mon client tra­vaille. Mais cette agence fonc­tionne tou­jours légale­ment, et cela con­cerne la lib­erté d’expression et la lib­erté de la presse.”

Les pho­tos pris­es par Seda Taşkın de deux enfants revenant de l’é­cole (y com­pris la pho­to ci-dessus) ont été large­ment dif­fusées sur les médias soci­aux, aidant à sen­si­bilis­er sur la sit­u­a­tion pré­caire des enfants vivant dans les vil­lages autour du lac Van. © Seda Taşkın / Agence Mezopotamya

Inclus dans l’acte d’accusation, comme preuve, il était ques­tion d’un “paquet” qu’un col­lègue aurait cher­ché à don­ner à Taşkın. Il y aurait eu un cer­tain mys­tère, dans la con­ver­sa­tion privée entre Taşkın et son col­lègue, le jour­nal­iste et pho­tographe Refik Tekin, basé à Diyarbakır. Mais l’objet en ques­tion n’était qu’un blou­son – et la police aurait pu véri­fi­er l’innocence de l’affaire si elle avait cliqué sur le lien incor­poré dans la conversation.

Tekin a déclaré à MMF que tous les deux avaient sim­ple­ment dis­cuté de la logis­tique de Taşkın, à pro­pos du blou­son. Il a finale­ment envoyé le vête­ment à la prison d’Ankara, après sa mise en prison, mais Taşkın fut tou­jours inca­pable d’en pren­dre pos­ses­sion : Le blou­son est bleu fon­cé – une couleur qui est inter­dite en prison parce qu’elle cor­re­spond à l’uniforme des gardes.

Tekin a déclaré que Taşkın ado­rait la pho­togra­phie. Elle vis­i­tait des vil­lages autour du lac Van à la recherche de nou­velles et d’histoires humaines. “C’est une per­son­ne très ami­cale. Les gens dans les vil­lages sont générale­ment un peu timides, mais ils s’ouvrent immé­di­ate­ment à Seda”, a déclaré Tekin. “Elle a pris des pho­tos d’enfants dans les vil­lages, de femmes tra­vail­lant dans les champs… Celles-ci étaient belles, très touchantes. Elles racon­taient une his­toire. Elle sera sur le toit du monde, quand ses pho­tos paraîtront dans [le jour­nal main­tenant fer­mé] Özgür­lükçü Demokrasi”, a‑t-il dit.

Son ami proche, Nimet Ölmez, reporter à Mezopotamya, a déclaré que la pho­to de Taşkın de deux enfants revenant de l’école avec leurs vête­ments sales et leurs grands paniers au lieu de sacs à dos, a con­tribué à sen­si­bilis­er le pub­lic à la sit­u­a­tion pré­caire des enfants de la Région. “Ils ont été partagés sur les médias soci­aux pen­dant des jours. Tant de gens nous ont appelés et nous ont demandé com­ment ils pou­vaient aider.”

Mais elle admet que l’amour de Taşkın pour la pho­togra­phie était peut-être un peu exces­sif. “Elle pre­nait telle­ment de pho­tos que toutes nos cartes mémoire se rem­plis­saient. Elle est allée un jour dans un vil­lage pour faire un rap­port sur un berg­er. Il avait env­i­ron 200 mou­tons, mais Seda a quand même réus­si à revenir avec 230 pho­tos – plus d’une pho­to par mou­ton”, a‑t-elle plaisan­té. “Il me manque vrai­ment de me bat­tre pour faire des pho­tos,  rem­plir des cartes mémoire et écrire des arti­cles avec elle.”

Le 30 avril, la Cour a statué con­tre la libéra­tion de Taşkın au motif qu’elle n’utilisait pas le vrai nom de sa carte d’identité, Seher, dans la vie quo­ti­di­enne, même si tout le monde, y com­pris sa famille proche, l’appelle Seda.

La prochaine audi­ence aura lieu le 2 juil­let à Muş – une ville qui appa­raît dans une chan­son pop­u­laire avec les paroles “la route de Muş est une longue côte.” Plutôt que Muş, il sem­ble que les auteurs de la chan­son par­laient du chemin de la jus­tice. Turquie d’aujourd’hui.


Mise à jour du 17 janvier 2019

Une bonne nou­velle ! Seda Taşkın après près d’un an d’emprisonnement, a été libérée aujour­d’hui suite à la déci­sion de Cours d’appel.


Turkey: Jour­nal­ist Seda Taskın’s tri­al shines light on mas­sive irreg­u­lar­i­ties 16 mai 2018
par Özgün Özçer
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