La donne élec­torale con­tre Erdoğan en Turquie, pour les élec­tions prési­den­tielles et lég­isla­tives anticipées de juin, est donc désor­mais con­nue, à quelques incer­ti­tudes près.

Les dis­cus­sions et con­cer­ta­tions entre par­tis dits “d’op­po­si­tion”, le HDP ayant été main­tenu à l’é­cart, qui se sont déroulées, comme iro­nise Sela­hat­tin Demir­taş, “dans un cinq étoiles”, ont accouché d’une alliance élec­torale, ou plutôt d’arrange­ments récipro­ques, entre qua­tre par­tis d’iné­gale importance.

Cette alliance regroupera la prin­ci­pale for­ma­tion de l’op­po­si­tion, le CHP (Par­ti répub­li­cain du peu­ple, kémal­iste libéral), le tout jeune İyi par­ti (Bon Par­ti, islamo-nation­al­iste), le Saadet Par­tisi (Par­ti de la Félic­ité, con­ser­va­teur islamiste) et le Demokrate Par­ti (Par­ti démoc­rate, de centre-droit).

Même si de son côté, l’AKP d’Er­doğan, a con­clu un pacte avec la for­ma­tion ultra­na­tion­al­iste, le MHP, (Par­ti d’ac­tion nation­al­iste), pour ces élec­tions, il n’en dénonce pas moins la chose.

Ce qui les motive et les rassem­ble ce ne sont pas les intérêts ou l’avenir de la Turquie mais leur oppo­si­tion au prési­dent Recep Tayyip Erdoğan”, a déclaré le porte-parole du gou­verne­ment Bekir Boz­dağ. Il a d’ailleurs dénon­cé un “mariage forcé”.

Deux d’en­tre eux, CHP et İyi Par­ti, présen­tent par ailleurs un et une can­di­date qui “compteront” pour la prési­den­tielle. Le principe est de créer un bloc poli­tique face à Erdoğan, ratis­sant large, et future majorité ou oppo­si­tion majori­taire dans l’assem­blée par­lemen­taire qui sor­ti­ra de ces lég­isla­tives, qui se dérouleront le même jour que la prési­den­tielle, le 24 juin prochain.

Le CHP a désigné le député Muhar­rem İnce pour affron­ter le chef de l’É­tat Recep Tayyip Erdoğan. C’est le choix d’un des rares à avoir déploré la lev­ée des immu­nités par­lemen­taires qui ont con­duit à des arresta­tions et procès. “Avec la per­mis­sion de Dieu et la volon­té de la nation, je serai élu prési­dent”, a‑t-il déclaré. Il est déjà dans le sujet…

De son côté, Mer­al Akşen­er, la can­di­date du Bon par­ti avait déjà anticipé les élec­tions, en créant sa force poli­tique et ne s’é­tait pas gênée pour faire savoir qu’elle serait can­di­date “con­tre” Erdoğan, dès le début.

Par­al­lèle­ment, une esquisse de can­di­da­ture prési­den­tielle com­mune face à Erdoğan a échoué. Abdul­lah Gül, ex Prési­dent et ex allié du Reis, la per­son­nal­ité pressen­tie, a préféré déclin­er l’of­fre, face à l’ap­pétit de la can­di­date du “bon” par­ti, en passe de devenir l’op­posante numéro un, capa­ble de faire qu’Er­doğan ne puisse être élu dès le 1er tour. Un cam­pagne de dén­i­gre­ment et d’ac­cu­sa­tion en gülenisme à l’in­su de son plein gré avait déjà été lancée con­tre lui.

Le HDP, tou­jours qual­i­fié de “pro-kurde”, a de son côté oscil­lé entre la néces­sité de can­di­da­ture prési­den­tielle unique d’un bloc d’op­po­si­tion à créer, une “gauche”, dans laque­lle on voy­ait mal fig­ur­er pour­tant l’ul­tra-nation­al­isme, l’is­lamisme poli­tique et le kémal­isme réu­nis, et la présen­ta­tion de celui qui avait porté les idées de la seule oppo­si­tion démoc­ra­tique lors de la dernière con­sul­ta­tion prési­den­tielle, à savoir Sela­hat­tin Demir­taş. C’é­tait une posi­tion de principe avortée d’a­vance, au regard de l’é­tat des rap­ports de forces poli­tiques en Turquie, et de l’isole­ment accru de l’op­po­si­tion démoc­ra­tique et sociale, ren­for­cé depuis Afrin. Pour les élec­tions lég­isla­tives, le HDP a donc com­mencé à réu­nir des forces et à créer des regroupe­ments locaux, à même de désign­er leurs can­di­datEs, et annonce le sou­tien à la can­di­tature de Sela­hat­tin Demir­taş, si elle n’est pas ren­due impos­si­ble par une con­damna­tion hâtive dans l’un des procès en cours… L’an­nonce de la can­di­da­ture est cepen­dant effective.

Voilà donc, à titre d’in­for­ma­tion, pour les grandes lignes de la mécanique élec­torale. Et si le mot d’or­dre est “tous con­tre Erdoğan”, le fait évi­dent que tout cela se présente comme des addi­tions élec­torales improb­a­bles apporte une odeur de “crise poli­tique” pos­si­ble, là où l’an­tic­i­pa­tion voulue par Erdoğan et l’ul­tra-nation­al­isme voulaient prof­iter d’ef­fets d’aubaine, créés par la con­fu­sion nation­al­iste et le mil­i­tarisme autour de l’a­gres­sion d’Afrin.

On pour­rait donc être ten­té de faire comme si, et de ne se livr­er qu’à des cal­culs, qui feraient tomber élec­torale­ment Erdoğan, l’homme à abat­tre. Idée séduisante entre toutes, mais pour quelles suites ?

Oubli­er ou trav­e­s­tir l’é­tat actuel des partages de respon­s­abil­ités poli­tiques dans l’ac­ces­sion et le main­tien au pou­voir du Reis, l’é­tat d’ur­gence recon­duit, le nation­al­isme qui règne plus que jamais, le pop­ulisme islamique incon­tourn­able, pour laiss­er penser qu’une solu­tion poli­tique durable pour­rait sur­gir de ces élec­tions sous influ­ence peut être tentant.

Math­é­ma­tique­ment, la can­di­date du “Bon par­ti” peut arriv­er en deux­ième posi­tion de ce pre­mier tour, et faire trébuch­er Erdoğan, même si la déci­sion du CHP de présen­ter lui aus­si un can­di­dat rend le pari déli­cat. Dans ce cadre là, la présence de Sela­hat­tin Demir­taş a toute sa rai­son d’être, et accentuerait pos­si­ble­ment la non majorité absolue d’Er­doğan pour le pre­mier tour.

Le vote “utile” anti-Erdoğan et le “tout sauf Erdoğan”, va donc devenir la règle unique de l’op­po­si­tion pour plus de moitié de la Turquie…

Mais cette par­en­thèse décidée par Erdoğan n’est pas une équa­tion mathématique.

Rap­pelons aus­si que l’élec­tion prési­den­tielle mar­quera l’ap­pli­ca­tion des mod­i­fi­ca­tions con­sti­tu­tion­nelles, et que revenir sur celles-ci deman­derait tou­jours un vote par­lemen­taire aux claus­es de quo­rum très par­ti­c­ulières, ou un nou­veau référen­dum. La nou­velle prési­dente, puisqu’il sem­ble que ce soit le pari ouvert, dis­pose de sou­tiens et d’un pro­fil poli­tique qui s’ac­com­mod­eraient très bien du nou­v­el habit prési­den­tiel. On ver­rait alors se jouer un sim­ple jeu de chais­es musicales.

Rap­pelons égale­ment pour rester dans la math­é­ma­tique élec­torale, que lorsque le HDP présente un can­di­dat au poste suprême, il affaib­lit c’est vrai les chances de 1er tour d’Er­doğan, mais que s’il ne fran­chit pas la barre des 10% le même jour aux lég­isla­tives, dans un con­texte du vote utile qui se pro­file, il ren­force de fait le nom­bre de sièges redis­tribués à l’AKP. C’est la logique imbé­cile de cette démoc­ra­tie élec­torale là, avec son quo­ta, barre des 10% pour obtenir des parlementaires…

Les plaies ouvertes de la Turquie, ravivées au sel du mil­i­tarisme nation­al­iste récent, ne dis­paraîtront pas mag­ique­ment dans une élec­tion, qui plus est totale­ment manip­u­la­ble sous état d’ur­gence. Ces plaies divisent pro­fondé­ment, sont sources de polar­i­sa­tion extrême, et de dépoli­ti­sa­tion, que ce soit par pop­ulisme, big­o­terie, ou peur. La machine à trich­er a, de plus, été con­fortée par décret récem­ment. On peut en rajouter sur les con­di­tions de vote des pris­on­nierEs… etc…

Il s’ag­it en l’oc­curence de ne pas som­br­er dans le pes­simisme total, ou à l’in­verse dans une méth­ode coué élec­toral­iste et amnésique du “tout sauf l’actuel rési­dent”.

Les deux seules choses qui peu­vent sor­tir de ces élec­tions dont même le prude Con­seil de l’Eu­rope dis­ait en avril qu’elles ne seront pas légitimes, sont “une crise politi­ci­enne exac­er­bée”, ou “l’ex­ac­er­ba­tion des ten­sions et polar­i­sa­tions”.

Cette posi­tion pour­rait d’ailleurs évoluer, au vu des grenouil­lages, et l’on pour­rait voir sur­gir en sous-main des appuis inter­na­tionaux pour l’évic­tion d’Er­doğan, gênant à plus d’un titre dans le règle­ment des affaires en cours…

Cela sor­ti­rait pour un temps les pop­u­la­tions de Turquie de la crainte d’une vraie guerre civile, en arrière fond dans les têtes, comme l’é­tait autre­fois le sen­ti­ment mag­ique du “coup d’é­tat prov­i­den­tiel” face à la mon­tée au pou­voir de l’is­lamisme poli­tique. Mais cela fix­erait dans ce cas la néces­saire pré­pa­ra­tion poli­tique de “l’après”, avant et pen­dant ces échéances, pour l’op­po­si­tion démoc­ra­tique. Aucun signe annon­ci­a­teur de cette pré­pa­ra­tion n’ap­pa­raît pour le moment du côté de ce qui reste d’ac­tivisme, côté HDP, qui sem­ble dévelop­per plus un élec­toral­isme qu’une stratégie pour faire face aux ten­sions accrues à venir. Les déc­la­ra­tions de Sela­hat­tin Demir­taş seront déter­mi­nantes, la nou­velle direc­tion étant pour le moment restée dans le con­venu, à la lec­ture de leurs récentes pris­es de posi­tion très politiciennes.

L’ex­trême divi­sion de l’op­po­si­tion sociale et poli­tique, son affaib­lisse­ment mil­i­tant et logis­tique, la coerci­tion per­ma­nente dont elle fait l’ob­jet, l’a amenée plus à se défendre, ces dernières années, qu’à pro­pos­er et con­va­in­cre. Les slo­gans de 1er mai en Turquie, très défen­sifs, mon­trent ce fait. Une cam­pagne polar­isée sur un vote utile con­tre Erdoğan fini­ra de frag­ilis­er l’op­po­si­tion, on peut légitime­ment le crain­dre, au prof­it des nation­al­istes de tous poils.

C’est donc vers un vote “sans con­vic­tions de fond” que l’on s’a­chem­ine en Turquie, côté opposants ou dis­si­dents, un pari sur un bul­letin gag­nant, dont on sait qu’il aura de toutes façons dans les deux cas des con­séquences pour une nou­velle bas­cule, comme celle de juin 2015, du putsch man­qué de 2016, et celle du référen­dum constitutionnel…

Bien sûr, tout comme lors du référen­dum d’indépen­dance kurde ini­tié par Barzani, où dire NON était impos­si­ble,  qui dirait qu’il ne veut pas, là, que soit stop­pé le règne d’Er­doğan ? Mais un vote, on l’a vu alors, peut tou­jours cacher un saut vers des lende­mains improb­a­bles, lorsqu’il n’est qu’une joute élec­torale où les dés sont pipés.

A suiv­re donc…


Turk­ish ear­ly elec­tions: a shell game? Click to read

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…