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Le sou­venir de mes années d’incarcération dans les pris­ons de Turquie, mar­quées au fer dans ma con­science, se réveille, et fait ressur­gir une époque bien pré­cise… (deux­ième partie)

« Lire la pre­mière partie

Ici, tu ne verras plus que le mur !”

Le lende­main matin, avant l’ap­pel du matin, je n’ai pas revê­tu le “vête­ment unique” et je ne me suis pas présen­té à l’or­dre de l’ap­pel. Lorsque l’équipe d’ap­pel est entrée dans le quarti­er, j’é­tais dans le dor­toir, assis sur mon lit, en caleçon et débardeur, et j’at­tendais de faire face à la suite.

J’ai d’abord enten­du la voix du lieu­tenant, “Eh, où est Sadık Çelik ?”. Un des pris­on­niers lui a répon­du “dans le dor­toir !”. Le lieu­tenant ordon­na d’une voix sévère au gar­di­en en chef “allez le sor­tir !”. Le gar­di­en et les sol­dats der­rière lui, sont entrés dans le dor­toir, m’ont sor­ti en me trainant vers l’e­space de repas, et ont essayé de me met­tre dans le rang de l’ap­pel. Le lieu­tenant s’est rap­proché de moi, “alors, tu nous a donc joué un tour. D’ac­cord, on te retire d’i­ci. Main­tenant on va t’amen­er dans un bel endroit. Tu vas aimer” m’a-t-il dit d’un air moqueur. Le gar­di­en en chef et les sol­dats, me poussèrent vers le couloir, en me trainant,  hurlant, frap­pant, devant les regards hon­teux et silen­cieux des pris­on­niers du quarti­er. En me débat­tant dans le couloir, nous sommes passés devant la porte du quarti­er où se trou­vait Y et j’ai pen­sé un instant à lui. Je me suis dit “heureuse­ment nous n’é­tions pas dans le même quarti­er”. Parce que je n’au­rais vrai­ment pas voulu que Y se trou­ve dans les pris­on­niers qui bais­saient leurs regards hon­teux, tout en gar­dant l’or­dre d’ap­pel, pen­dant que j’é­tais trainé devant eux…

Ils m’ont mon­té au troisième étage du même bloc. Ils se sont arrêtés devant la porte de la pre­mière cel­lule située au début du couloir. Je me suis rap­pel­lé des paroles de ma mère “oui, fils, on vain­cra ensem­ble. Que mon amour et ma ten­dresse t’ac­com­pa­gne tou­jours, toi et tous mes autres enfants emprisonnéEs”. 

Le lieu­tenant est arrivé en dernier, et m’a dit dit “ici, tu ne ver­ras plus que le mur” et a fait ouvrir aus­sitôt la porte de la cel­lule d’isole­ment, qui aura été le mien pen­dant un an.

Ain­si com­mencèrent mes jours d’isole­ment, rem­plis d’in­ter­dits et de persécutions…

La pre­mière chose que j’ai faite en entrant dans ma cel­lule, fut de me met­tre dos con­tre la porte, puis de mesur­er, vers les fenêtres en face, la longueur en pas. “Un, deux, trois, qua­tre, cinq”. Et la largeur, d’un mur à l’autre. “Un, deux, trois, trois et demi”… J’ai deux fenêtres à bar­reaux bien gris, à un mètre de dis­tance l’une de l’autre, proches du pla­fond. Je tends mes bras et j’ou­vre ces fenêtres en bas­cule. Je vois à tra­vers elles, le toit de la prom­e­nade tis­sé de bar­belés, qui part de la hau­teur du pla­fond de ma cel­lule et qui se pro­longe jusqu’au mur aveu­gle de la prom­e­nade, en face. Il est dif­fi­cile de voir le ciel, encore moins les oiseaux, les mou­ettes qui volent, ou un avion qui passe… Et pen­dant la nuit, il n’y aura plus d’é­toiles qui clig­nent de l’oeil, ni de lune…

Turquie prisons

Sous les fenêtres, il y a un petit lavabo. Un peu plus loin à droite, une cuvette de toi­lette, à côté un muret d’un mètre et 50 cm de largeur. Et der­rière celui-ci, un lit en fer, fixé au pla­fond et au sol. Sur le lit, som­mi­er mil­i­taire, cou­ver­ture, oreiller et draps… En face du lit, con­tre le mur, une table et une chaise m’at­ten­dent. Je traine mon corps meur­tri vers le lit. Je m’al­longe. Je réu­nis mes mains sous ma tête, et je plonge dans des pen­sées profondes…

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Je me réveille avec la voix du sol­dat de garde. Le déje­uner. Sans un mot de plus, le sol­dat ouvre la trappe du repas qui se trou­ve en bas de la porte, à hau­teur des pieds, et tend le plateau “tabldot” [expres­sion provenant du français. “Table d’hôte” écrit à la turque…]. Je hais ce ser­vice de repas, extrême­ment mal­sain et dégradant.

Ma cel­lule est comme un sabli­er rem­pli d’in­ter­dits de prom­e­nade, vis­ites, avo­cats, tri­bunal, hôpi­tal, douche, let­tres, livres. Elle coule, elle coule, elle coule, tout au long des jours, des semaines, des mois…

Au bout de tout ce temps, ma cel­lule, vue sur mur froid aveu­gle et muet, m’a appris une chose : être seul en cel­lule et ne pas oubli­er de par­ler est tout un art.

Je suis resté des mois entiers en manque d’en­ten­dre une voix humaine autre que la mienne, pour tenir une con­ver­sa­tion. Pour me préserv­er de l’ef­fet destruc­tif de la réal­ité com­pactée dans 14 mètres car­rés, j’ai ressen­ti le besoin d’une extra­or­di­naire imag­i­na­tion et de force morale…

Résister tout seul

L’être humain, du fait de sa nature, ressent qu’il est une créa­ture sociale, à tra­vers inter­ac­tions et dia­logues avec les autres qui l’en­tourent. Il ne peut y avoir une offense aus­si inhu­maine que de sor­tir un être humain de son orbite libre et naturelle et de l’en­fer­mer dans un espace sans con­tact avec d’autres humains. C’est pourquoi, per­son­nelle­ment, je refuse ce con­cept de l’emprisonnement, posé comme un argu­ment dis­suasif naturel et nor­mal, né des rela­tions entre l’E­tat, le crime et la puni­tion. Car c’est en refu­sant tous ces argu­ments, que nous pour­rons com­pren­dre, que les con­cepts de prison et de cap­tiv­ité, en isole­ment, sont con­tre-pro­duc­tives, parce que ren­con­trant les lim­ites des con­di­tions physiques de l’être humain. 

Je voudrais venir à ma rela­tion avec mes pro­pres con­di­tions de cap­tiv­ité… La par­tie la plus ter­ri­ble de ma soli­tude entourée d’in­ter­dits, pen­dant des mois, fut le fait de ne pas pou­voir par­ler avec quelqu’un. Je me dis­ais “Le fait d’être obligé de faire face à cela est insup­port­able. Je dois trou­ver une méth­ode.” A ce moment là, deux livres libres, qui étaient restés là par acci­dent, au fond du sac de prison, m’ont souf­flé qu’il y avait un chemin agréable et per­suasif, menant vers un “autre monde”.  “Un homme” d’O­ri­ana Fal­laci et “Eski Film­ler” (Anciens films) de Vedat Türkali.

J’ai effacé les fron­tières de mon monde sen­ti­men­tal et men­tal, et j’ai lu ces deux livres, tour à tour, à voix haute, comme si je fai­sais une présen­ta­tion scénique. Encore et encore… Tous les jours, tous les jours…

Les sol­dats de garde pen­saient que j’é­tais devenu fou, ils venaient de temps en temps pour regarder par la trappe. Un jour, je me suis adressé à un d’en­tre eux : “non, je ne suis pas devenu fou, et je ne le deviendrai pas… Vos murs sans vie, muets, sourds et aveu­gles, vos inter­dits ne me ren­dront pas fou !”. C’est ce que j’ai ten­té de leur faire savoir avec peu de mots.

J’avais enfin trou­vé le bon moyen. Je vivais désor­mais tout, le temps, l’e­space, le vol­ume, l’être humain, tout tout, en dehors des 14 mètres car­rés, dans une autre dimen­sion. J’avais des amis pleins les deux livres. Tous les jours on se ren­con­trait dans une his­toire, je leur par­lais en toute liberté.

J’avais aimé le plus, dis­cuter avec le per­son­nage prin­ci­pal du roman d’O­ri­ana Fal­laci, Aléxan­dros Panagoúlis et lui faire écho. Je m’é­tais même iden­ti­fié à lui. Il était pour moi, désor­mais, au delà d’être un per­son­nage dans un livre, une pos­ture de vie. Il était devenu mon com­pagnon de route, qui ouvrait à mon monde, de nou­veaux hori­zons, et qui me don­nait la force pour tenir devant les inter­dits et les oppressions…


Je voudrais  vous le présenter…
Aléxandros Panagoúlis : est connu comme un homme politique, activiste et poète de Grèce. Il a marqué l’histoire politique, après le coup d’Etat militaire de 1967. Il avait réalisé  le 13 août 1968, une attaque à la bombe contre le général putschiste Papadópoulos. “Je n’ai jamais voulu tuer un être humain. Je ne peux pas tuer un être humain. Moi, j’ai voulu tuer un tyran” avait-il déclaré. Lorsqu’il a été arrêté par les putschistes, il a été amené au centre de l’ESA, l’agence de sécurité de la junte militaire et il a été torturé pendant 90 jours. Devant le tribunal il a dit “Vous ne pouvez pas me juger, car vous êtes les juges de la junte. Si vous m’acquittez, vous accepterez votre propre crime. Si mon action avait réussi, c’est vous qui seriez jugés à ma place”.
Après 5 jours de tribunal, le 17 novembre 1968, Aléxandros a été condamné à  mort, puis transféré à l’ile Aegina où il devait être exécuté. Il a attendu pendant 3 jours d’être fusillé. Pendant cette période l’opinion publique internationale s’est mobilisée pour demande la levée de la peine. La seule raison qui pouvait annuler l’exécution et la transformer en une peine de perpétuité, était une amnistie que le général Papadópoulos pouvait donner. La signature qu’Aléxandros poserait sur le document de demande suffirait. Mais il a répondu à l’officier qui lui apportait le document à signer ” Fous le camps, je ne le signerai pas !”
Aléxandros a pourtant été libéré comme touTEs les prisonniers politiques, en 1973, après 4,5 années de prison, bénéficiant d’une amnistie que Papadópoulos avait déclaré lors d’une opération menée pourtant sans succès, afin de donner à son régime une apparence ‘plus libre’.

Turquie prisons

Libéra­tion après la grève de la faim.
1987, dans le local de TAYAD à Istanbul.

J’ai passé un an dans ces con­di­tions, dans cette cel­lule d’isole­ment en Turquie.

Nous avons réussi, maman !”

Un matin de févri­er de 1986, je me suis réveil­lé avec une annonce qui réson­nait des haut-par­leurs de la promenade :

Atten­tion, atten­tion ! A tous les pris­on­niers ! A par­tir de demain, avec l’or­dre de la Direc­tion générale des maisons car­cérales, tous les pris­on­niers pour­ront sor­tir à la prom­e­nade, se présen­ter aux vis­ites de familles et d’av­o­cats, et devant le tri­bunal par lesquels ils sont jugés, avec leur vête­ments habituels. Ain­si qu’ils pour­ront récep­tion­ner les vête­ments, ali­ments et médica­ments que leurs vis­i­teurs appor­tent, à con­di­tion qu’ils soient inspectés.”

Je me suis dit avec joie :
“Voilà ! Nous avons réus­si, maman !”

Ma joie, notre joie a alors reten­tit entre et sur les murs :

Vive la résis­tance ! Vive la victoire ! ”

Continuer la résistance d’hier à aujourd’hui

Dans cette péri­ode de dic­tature actuelle, avec Erdoğan,  le “vête­ment unique” est à nou­veau imposé.

Ten­dons donc l’or­eille à une voix qui résonne depuis les années 80. Les pro­pos des anci­ennes épo­ques n’ont pas vieil­li d’une once et sont les preuves du fait que les pou­voirs qui se suc­cè­dent  emprun­tent les mêmes chemins, en usant des mêmes méth­odes de répression.

Et ils nous rap­pel­lent qu’il ne faut jamais lâch­er la lutte. Une let­tre* qui fut adressée au Tri­bunal de Loi mar­tiale d’İst­anb­ul n°2, depuis la prison de Metris, dit : “Nous répon­dons à ceux qui veu­lent nous con­fis­quer nos pen­sées, et  faire de nous leurs esclaves ; VOUS NE REUSSIREZ PAS !”


* Note de Kedistan : Cette lettre est publiée dans la page 56 du livre intitulé “Devrimci Sol Dava dilekçeleri 12 Eylül Mahkemeleri Dosyası ‑2” (Dossier des demandes écrites concernant le Procès du Dev-Sol, Tribunaux de 12 septembre, Volume 2) de Arslan Tayfun Özkök.

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Juil­let 2017 — Istan­bul. IHD (Asso­ci­a­tion des Droits humains)
Protes­ta­tion con­tre le retour de l’u­ni­forme, devant la prison de Metris.


Pho­to à la une : Une scène du film “Kan­lı Postal” (Bottes ensanglan­tées). L’his­toire de ce film réal­isé par Muham­met A.B. Arslan, sor­ti le 11 sep­tem­bre 2015, se passe lors du coup d’E­tat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980, à la prison de Diyarbakır (Video en turc)


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Sadık Çelik
REDACTION | Journaliste 
Pho­tographe activiste, lib­er­taire, habi­tant de la ZAD Nddl et d’ailleurs. Aktivist fotoğrafçı, lib­ert­er, Notre Dame de Lan­des otonom ZAD böl­gesinde yaşıy­or, ve diğer otonom bölge ve mekan­lar­da bulunuyor.