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Le souvenir de mes années d’incarcération dans les prisons de Turquie, marqué au fer dans ma conscience, se réveille, et fait ressurgir une époque bien précise.
Celles et ceux qui ont vécu ces années le savent, les généraux putschistes qui ont transformé la Turquie aux aurores du 12 septembre 1980 en une prison à ciel ouvert, ne se sont pas satisfaits de confisquer la liberté de millions de personnes, mais les ont aussi forcées à se passer de leur identité.
Les premières victimes du processus de“réhabilitation” des généraux putschistes, furent les démocrates progressistes et les révolutionnaires. Toutes les prisons militaires, en commençant pas celles d’Istanbul, d’Ankara et de Diyarbakır, furent transformées en de terribles “laboratoires de reddition”.
Les résistances et les grèves de la faim
Dans les prisons de la dictature, l’outil le plus important d’oppression et de sanction était l’imposition de l’uniforme, dit “vêtement unique”. Pendant que cette persécution de “vêtement unique” se pratiquait dans toutes les prisons, et de toutes tailles [chez les hommes], le 14 juillet 1982, dans la prison militaire de Diyarbakır, un “jeûne de la mort” [grève de la faim sans absorption d’eau sucrée ou salée] débuta.
Lors de cette grève, Kemal Pir, Mehmet Hayri Durmuş, Akif Yılmaz et Ali Çiçek ont perdu leur vie. Avec la circulaire n° 13–1, promulguée en 1983, le port du “vêtement unique” a été imposé à nouveau en Janvier 1984, en commençant par la Prison militaire de Metris, à Istanbul.
Les 14–15 janvier 1984, les vêtements civils des prisonniers ont été confisqués.
Le 11 avril 1984, les détenus des prisons de Metris et Sağmalcılar, ont commencé une grève de la faim, avec les revendications, “arrêt de la pratique du vêtement unique”, “fin des tortures”, “instauration de conditions carcérales humaines et sociales” et “reconnaissance du statut d’incarcération politique”. La grève de la faim, à laquelle 400 prisonniers participaient, s’est transformée au bout de 45 jours, en un jeûne de la mort. A la fin de la résistance Abdullah Meral, Haydar Başbağ, Fatih Oktulmuş et Hasan Telci ont perdu leur vie.
Suite aux protestations des prisonniers, le 11 février 1986, le régime putschiste, a rangé l’imposition de l’uniforme au tiroir. Mais les problèmes dans les prisons n’ont pas disparus… Violation des droits, pratiques de tortures, viols, isolements, ont continué à exister comme des constantes politiques de “redditions” des gouvernements successifs, donc politique de l’Etat. Et dans les périodes ultérieures, de fortes et larges mobilisations de grève de la faim, et de jeûne de la mort ont à nouveau inscrit victimes et violences d’Etat dans l’histoire de la Turquie.
Les résistances des années 90 dans les prisons, ont été transformées en des luttes destructrices comme des jeûnes de la mort, des immolations, de sacrifices en martyr. Le prisonniers ont été aveuglés, non pas pour vivre, mais pour mourir… Des centaines de personnes précieuses et pleines de vie, ont été motivées à mourir et devenir des martyrs. Aussi bien dans les prisons qu’à l’extérieur, des personnes ont été détruites avec cette approche et motivation, sans qu’il n’y ait de gain.
Petit rappel de Kedistan :
— En 1996 une grève de la faim de masse revendiquant l’annulation d’un circulaire concernant les prisons, a commencé à la prison de Diyarbakır par les détenus emprisonnés pour appartenance au PKK. Elle s’est élargie aux 2174 prisonniers dans 43 prisons, et 355 prisonnier ont fait un jeûne de la mort. 10 personnes ont perdu la vie lors de cette résistance.
— Le 20 octobre 2000, une grève de la faim a débuté simultanément dans plusieurs prisons. Les résistants revendiquaient entre autres, la fermeture des prisons de type F, l’annulation de la loi de lutte contre le terrorisme. Cette grève de la faim, entamée par 816 prisonniers, s’est transformée, en un mois, en un jeûne de la mort. Des opérations ont été menées par les forces de sécurité dans les prisons qui ont couté la vie de 2 gendarmes, 30 prisonniers et fait de nombreuses victimes de différentes maladies, particulièrement du syndrome de Wernicke Korsakof et des blessées, dont Veli Saçılık, qui y a laissé son bras. Cette ensemble d’opérations était nommé “Retour à la vie” (Oui l’Etat turc a beaucoup d’humour, rappelons nous de l’opération “Rameau d’olivier” menée actuellement à Afrin).
— Dans les grèves de la faim de masse, on peut également citer celle des travailleurs de TEKEL en 2010.
— D’autres grèves de la faim, furent menées récemment par Kemal Gün revendiquant la dépouille de son fils, et Nuriye Gülman, Semih Özakça enseignantEs licenciéEs par décret en fin 2016, et Esra Özakça, en soutien, auxquelLEs Kedistan a consacré un dossier spécial.
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Le “Vêtement unique” revient encore dans l’actualité
Finalement, la pratique du port de l’uniforme dans les prisons, est revenue dans l’actualité comme une politique d’Etat, 31 ans plus tard, en 2017, remise au goût du jour par le Président de la République Recep Tayyip Erdoğan, et est entrée en vigueur après la promulgation d’un récent décret.
De plus, il y a de nouvelles prisons, de types spécifiques, qui sont construites. Par ailleurs, le Ministère de Justice “prévoyant” que le nombre de détenuEs condamnéEs ou en attente de jugement en détention devait atteindre en 2018, les 275 milles, planifie de compléter par 45 nouvelles prisons. Celles-ci, comme les prisons existantes, appliqueront le port de l’uniforme, contrairement aux anciennes périodes, sans différencier les déténuEs hommes ou femmes.
Et voilà, moi qui avait laissé derrière moi mes années passées de 1980 à 1987, dans les prisons de Selimiye, Alemdağ, Kabakoz, Metris et Sağmalcılar, je vois que 37 ans plus tard, dans cette période actuelle de dictature, les prisons se trouvent encore une fois devant l’imposition du “vêtement unique”.
Cette fois-ci, ceux et celles qui sont incarcéréEs, encore plus nombreux-ses, sont les journalistes. Et pendant que j’écris ces lignes, j’apprends d’ailleurs qu’un de mes collègues et amiEs otages, le journaliste photographe aux “pas qui courent” des années 90, Ahmet Şık a été libéré…
Une histoire d’indomptables
Vous le comprendrez aisément, les souvenirs de prison ne sont pas très agréables. Mais cette laideur ne vient pas des détenteurEs de ces souvenirs, mais se ressourcent des turpitudes que le système leur a fait subir. Et c’est exactement ce que j’ai expérimenté ces années-là. Je tiens à exprimer que malgré toutes la répression dont j’ai été témoin à cette époque, je pense que les pratiques liberticides et la répression subies par les prisonnierEs, les journalistes, intellectuelLEs, hommes et femmes politiques et touTEs les opposantES aujourd’hui dépassent largement celles du passé.
Avec l’histoire que je vais vous raconter, je pense que vous comprendrez encore mieux l’essence de cette période passée maudite.
Tout le vécu des prisons de post coup d’état militaire de 12 septembre 1980, a une importance pédagogique, pour comprendre, non seulement la résistance extraordinaire de toute une génération de jeunes, progressiste révolutionnaire et libertaire, en face des généraux putschistes, mais aussi pour saisir les particularités d’une nouvelle génération sociale “monotype”, apolitique, créée par le dictat de l’Etat, à la baïonnette des persécutions, interdits, intimidations, terreur et démagogies.
Si je mets à jour ce que j’écrivais plus haut, je dois dire : “37 ans plus tard, comme la période de 80–87, les prisons se trouvent encore une fois devant l’imposition du “vêtement unique” et celle-ci, en tant que politique d’Etat, cible la dépersonnalisation et la reddition des opposantEs.” et je vous invite de ce pied, dans mon histoire d’indomptables…
Etant un parmi des milliers de jeunes pris en otage par la junte des années 80, je fais partie de cette histoire.
Le procès principal de Devrimci Sol
Petit rappel de Kedistan :
Devrimci Sol, ou Dev-Sol (Gauche révolutionnaire), organisation d’extrême gauche marxiste-léniniste, ayant été active de 1978 à 1994, fait partie de tout un processus historique, que l’extrême gauche en Turquie a suivi, en gardant une certaine tradition, de scissions en démantèlements, renaissant parfois de ses cendres… Dev-Sol a précédé le DHKP‑C, (Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple) fondé en 1994, toujours existant aujourd’hui.
J’étais une des 1243 personnes jugées dans le procès dit “procès principal de Dev-Sol”, qui est considéré comme l’un des plus importants symboles d’absence de Droit du post 12 septembre.
C’est en 1981 à la Cour de Loi Martiale n°1, que commençait ce procès devenu “géant”, du fait que tous les dossiers des militantEs ou personnes liées à l’organisation, accuséEs de toutes sortes de crimes, de “résistance à la police”, de “destruction de bien public” ou “direction d’une organisation illégale” ou “meurtre”, pour lesquelles peine de prison, perpétuité ou encore peines de mort [pour 250 personnes] étaient demandées. Ce procès, passant par diverses étapes, appels, irrégularités, pertes de dossiers, a duré des années…
Moi, j’ai été jugé selon l’article 146/1, et je suis resté derrière les barreaux jusqu’en 1987, environ 7 ans et demi.
Le procès s’est terminé en 2009. J’ai été acquitté. La Cour suprême a confirmé les décisions en 2013, et le Procès principal de Dev-Sol fut au bout de 32 ans, enfin terminé.
Note de Kedistan :
La plupart des personnes qui étaient accusées en vertu de l’article 146/1 du Code pénal turc, étaient passibles de la peine capitale. En 2009, Les secours rouges relayaient la fin de l’histoire. “Après avoir perdu les centaines de classeurs qui constituaient le dossier pénal, les tribunaux ’civils’ auront délibéré dans le sens de leurs prédécesseurs militaires. 39 des 1243 (!) accusés ont été condamnés à la prison à perpétuité. Vu l’ancienneté de faits, les quelques condamnés qui auront survécu au terrorisme d’Etat (nombreux sont les inculpés qui ont été assassinés durant les années 90) bénéficieront de prescription. Les peines de prison à vie ont été converties en peines de prison de huit années d’emprisonnement en vertu de la loi sur le terrorisme pour ce type de délits. La plupart des condamnés ayant déjà été emprisonné huit ans ou plus sont ressortis libres du tribunal. Un des avocats a déclaré qu’ils iraient en appel de cette décision. Il met en avant le fait que ce procès a débuté durant la période du coup d’Etat, période durant laquelle la seule méthode d’enquête était la torture. Vingt militants accusés dans ce procès ont également porté plainte devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour procès inéquitable.”
Voici une vidéo d’archive du procès principal Dev-Sol, enregistrée le 14 mars 1982, dans laquelle je me trouve…
Le procès s’est déroulé dans une salle de sport. Nous voyons certains accusés se présenter. Nom, Prénom, adresse… Lorsque le Juge demande leur métier, ils répondent tous “révolutionnaire”.
(Nous sommes désolés, la vidéo a été supprimée de Youtube. Nous cherchons une copie)
Les bourreaux de la geôle à la prison de Metris
L’année 1983, fut un point culminant pour la lutte dans la prison de Metris, que les généraux putschistes n’ont pas pu vaincre quoi qu’ils fassent. En 1982, dans la prison de Diyarbakır, appelée traditionnellement “geôle”, les généraux ont pratiqué sur des Kurdes patriotes, des méthodes de persécution et de torture inouïes, ont rencontré une résistance extraordinaire, et quatre détenus de la faim ont sacrifié leur vie lors des grèves de la faim. Cette résistance, qui a apporté d’importants bénéfices pour le réveil de l’identité kurde, fut également une grande source de soutien moral à toutEs les détenuEs qui résistaient dans les prisons de la dictature, en commençant pas Metris. De nombreux otages patriotes kurdes, ayant vécu dans la geôle de Diyarbakır, ces jours de sauvagerie, n’ont pas pu sortir du traumatisme de cette période, pendant des années. Les souvenirs de ces terribles années inspirèrent de nombreux poèmes, nouvelles, romans, peintures, films et pièces de théâtre.
Grève de la faim et commandant expert en tortures
Dans l’histoire de résistance de la prison de Metris, la défaite vécue de la grève de la faim menée pendant 28 jours, en juillet août 1983, fut la première brisure et marque de faiblesse des autorités “de gauche” en prison [les cadres des structures organisées emprisonnés], et meneurs de la grève.
Dès le début 83, les persécutions s’étaient intensifiées. D’abord le nombre de lettres à écrire autorisé aux prisonniers avait été limité à deux par semaine. Ensuite, la possession de papiers et crayons fut interdite. Ainsi, on enlevait la possibilité de défense des prisonnier et à la fois, on les empêchait de communiquer avec leurs proches. Peu de temps après, même les rasoirs sont devenus introuvables. Les livres étaient confisqués, les sorties à la promenade étaient interdites. Nous allions comprendre seulement plus tard, lorsque le port du “vêtement unique” allait venir dans l’actualité, que ces pratiques, qui tombaient pile dans la période de la nouvelle prison de type spécial de Sağmalcılar, n’étaient pas un simple hasard. Ces oppressions psychologiques systématiques et interdictions étaient dirigées par le commandant Muzaffer, expert en tortures, venu de la geôle de Diyarbakır.
Afin de tenter de défaire le “programme de reddition” des généraux, à Metris, 2000 prisonniers (oui, deux milles !) ont entamé une grève de la faim. Mais, pendant que les détenus projetaient de poursuivre la grève sans interruption, jusqu’à l’obtention des revendications, c’est à dire finaliser par une victoire claire, l’administration de la prison, sous la supervision du commandant Muzaffer, a effectué une manoeuvre subite. Les survêtements des prisonniers leur ont été rendus, et l’administration a déclaré que personne ne serait forcé de porter le “vêtement unique”, et que les autres revendications trouveraient également réponses dans le temps. Or, il s’agissait là d’une entourloupe et elle était intelligemment pensée pour briser la force massive et l’influence de la résistance. La plupart des autorités de gauche organisée ont décidé, sans pour autant comprendre cette manoeuvre subite et étonnante, de cesser la grève de la faim. Et celle-ci fut terminée au bout de 28 jours.
Les promesses n’ont pas été réellement tenues par la suite.
Avant le jeûne de la mort de 1984
Trois prisonniers révolutionnaires autonomes [n’appartenant à aucune structure organisée de gauche], posaient donc cette question au 28ème jour de la grève de la faim. “Les promesses seront-elles réellement tenues ?”, et soulignaient que c’était une erreur de terminer la résistance avant l’obtention de toutes les revendications et déclaraient qu’ils poursuivraient la grève de la faim. J’étais l’un d’eux.
La décision de poursuite de la grève de ces trois prisonniers intégrés dans le “quartier des malades” E‑20, avait été considérée par les autorités de gauche comme “inutile et anarchiste”. Quelque part, ils nous avaient étiquetés précocement, avant que nous nous reconnaissions… Honnêtement, pour ma part, j’en étais plutôt content…
Au 30ème jour, l’administration de la prison qui n’avait jamais rencontré de grève de la faim au delà de 28, 29 jours, a paniqué. Ils nous ont amenés en urgence et de force, à l’infirmerie et ont essayé de nous mettre sous perfusion. Suite à notre refus, ils nous ont transférés en ambulance, d’abord l’un d’entre nous, puis les deux restants, à l’hôpital militaire Haydarpaşa. A l’hôpital, comme nous avons continué de refuser les persuasions des médecins pour le sérum, ils ont essayé de nous convaincre, par l’intermédiaire des prisonniers qui avaient arrêté la grève en cours d’hospitalisation et qui étaient encore présents sur les lieux. Les deux premiers jours nous avons tenu tête avant de terminer la grève au 32è jour, avec notre propre décision collective. Notre objectif était certes de protester contre les oppressions et interdits, mais aussi contre l’incohérence des autorités de gauche qui avaient mené cette résistance à l’échec. Les promesses n’ont d’ailleurs pas été tenues et en très peu de temps les persécutions et interdits sont revenues sournoisement dans l’actualité.
C’est ainsi que le processus tragique de la résistance du jeûne de 1984 avait commencé. Si les 2000 participants avaient pu montrer la détermination et la vivacité d’esprit, pour poursuivre la grève de la faim de 28 jours, par encore quelques jours, la résistance qui succèdera et eut son lot de victimes aurait été évitée.
A la suite du jeûne de la mort de 1984, après une courte période de calme à Metris, en 1985 les persécutions ont recommencé.
Les généraux putschistes, ont ouvert les portes de la prison de type spécial Sağmalcılar, contruite pour les résistants qui refusaient de capituler, au deuxième groupe d“indomptables”. Des centaines de prisonniers ont été retirés de la prison militaire de Metris et “exilés” à la prison de Sağmalcılar.
J’étais, en tant que révolutionnaire autonome, parmi ces exilés “indomptables”.
Mon meilleur ami portait l’uniforme…
Arrivés à la prison de type spécial Sağmalcılar, nous sommes accueillis avec le “vêtement unique” et autres sanctions. Puisque nous refusions de porter l’uniforme et les fouilles à nu, nous avons subi des passages à tabac et falaka [coups de bâton sur la plante des pieds].
Comme, “indomptables” était notre réputation, que voulez-vous, il fallait leur montrer qu’ils ne pouvaient pas nous apprivoiser. A la fin de la journée, dans les couloirs, il n’y avait plus que des uniformes déchirés, transformés en serpillères, nos corps ensanglantés, meurtris, trainés au sol, et nos slogans qui retentissaient encore sur les murs. Nous fûmes jetés dans des cellules de six personnes.
En très peu de temps, nous pensâmes nos blessures pour commencer notre nouvelle vie en mode cellule.
J’ai entendu dire que mon compagnon de route “Y”, dont je parlais toujours en disant “mon ami de dehors et de dedans”, avec qui, malgré des dizaines de demandes déposées à l’administration de Metris, je n’avais pas réussi à me trouver dans le même quartier, aurait accepté de porter le “vêtement unique”… C’était pour moi, une situation remuante et triste. Il fallait que je fasse quelque chose. J’ai réfléchi et j’ai pris une décision qui peut vous paraître surprenante. J’allais accepter de porter l’uniforme et j’allais faire une demande pour aller dans le même quartier que Y. J’ai d’abord parlé de cette décision et de ses motifs à mes camarades de cellule. Ils ont accueilli cette idée avec compréhension et respect. “C’est une folie, mais ça vaut le coup d’essayer” a dit, un de mes camarades…
Le lendemain, lors de l’appel du matin, j’ai tendu ma demande écrite au gardien. Après l’appel, j’ai préparé mes affaires et j’ai commencé à attendre. L’échappatoire [la porte] de notre cellule s’est ouverte vers midi, et le gardien chef a annoncé “Sadık Çelik, ta demande a été accepté. Prépare tes affaire et sors !”. J’étais déjà prêt…
J’ai dit au revoir à mes camarades de cellule et, avec les gardiens, j’ai repris le sens inverse les couloirs que j’avais traversé il y a quelque temps, en étant trainé au sol, en sang. Je suis arrivé au Bloc B. Le gardien en chef et le lieutenant étaient tout heureux. Voilà donc enfin, ils avait pu faire capituler un “indomptable” ! Et moi, je souriais intérieurement, et je vivais une autre joie. Lorsqu’on est arrivé devant le quartier de Y, le lieutenant m’a dit “Sadık Çelik, nous te mettons dans le quartier d’à côté. Mais ne t’inquiète pas, vous allez utiliser la même promenade”. Le gardien en chef a ajouté tout en me tendant un sac plastique contenant l’uniforme “tiens, ce sont tes nouveaux vêtements”.
Nous avons donc avancé encore un peu. Ils m’ont ouvert la porte. Et les prisonniers sous uniforme m’ont accueilli avec des sourires. Je me souvenais de certains d’entre eux, de la prison de Metris. Il s’agissait des détenus, jugés dans le procès de E.B. Après un peu de papotage, ils m’ont montré le lit superposé sur lequel j’allais dormir. J’ai pris mes affaires, et je m’y suis installé. Mais ce “vêtement unique” a attendu un long moment sur le coin de mon lit. J’avais du mal à tendre la main. Je me souviens que finalement, je l’ai attrapé et mis, tout en disant à moi-même “qu’est-ce qu’il est froid !”…
Dans l’après-midi, il y a la deuxième séance de promenade. J’avais dit à mes camarades de quartier que je voulais faire une surprise à mon ami Y, et je les ai prié de ne pas dire mon nom, si quelqu’un du quartier voisin demandait qui été arrivé. Ils en étaient “d’accord”. Et la porte de la promenade commune s’ouvre.
Comme les prisonniers accèdent à la promenade selon les numéros des quartiers, les gardiens ouvrent d’abord la porte de celui de Y. Quelques minutes plus tard, la nôtre. Et voilà, mon ami est en face de moi…
Lorsqu’il me voit face à lui, portant l’uniforme, il reste d’abord sans voix, surpris. Ensuite nous nous enlaçons en toute amitié… Puis, dans un coin de la promenade, près du mur, nous commençons à faire les cents pas. Je lui dis “je suis venu ici pour te parler, l’uniforme est prétexte”. “Comment ça, après tu vas enlever le “vêtement unique” ?” demande-t-il avec étonnement. Je lui réponds en souriant, “oui, et même peut être nous l’enlèverons ensemble…”. Il s’arrête un moment, silencieux. Puis reprend “je te comprends et je te respecte. Mais sur ce sujet, je pense maintenant différemment de toi. Je ne veux pas rallonger l’incarcération avec des sanctions disciplinaires. Je veux rester tranquille et être libéré le plus rapidement possible”.
C’était bien sûr, la préférence de plein de gens. Mais malgré tout, je ne m’attendais à entendre cela d’un résistant militant. J’ai continué un moment à marcher, en silence, sans savoir quoi dire. Ensuite j’ai commencé à parler des objectifs de cette pratique d’uniforme, et quelles seraient ses conséquences. Je voulais le convaincre, pour qu’il enlève l’uniforme. Je le connaissais, et je savais combien il était capable de résistes aux conditions d’oppression. Il n’était pas une personne qui abandonnait vite, qui se résignait facilement. Nous avions accueilli les militaires de la dictature du 12 septembre 1980, à la prison d’Alemdağ, ensemble, coude-à-coude. Notre colère envers les généraux qui avaient volé notre jeunesse presqu’enfant, était grande, et nous ne connaissions aucune force qui pouvait tenir devant cette colère légitime. De plus, nous étions deux personnes révolutionnaires indépendantes, qui avions pu sortir de la hiérarchie idéologique organisationnelle et autoritaire. C’était important, parce qu’en tant que “personnes indépendantes, il était très difficile, même impossible de faire face au terrorisme de tortures, interdits et d’oppression que les généraux putschistes, faisaient pratiquer systématiquement dans la prison. Nous étions obligés de dépasser cette réalité avec un courage proche de la folie, et nous l’avions réussi.
La seule chose qui nous tenait debout, nous les révolutionnaires indépendants, était le soutien et l’affection de nos familles et proches qui essayaient de lutter pour nous, dehors, dans des conditions encore plus difficiles. Particulièrement, la solidarité de nos mères, leur résistance, était la précieuse source de morale de notre résistance. Contrairement à ce qu’on peut penser, nous n’étions pas seuls, ni désespérés. Quelles que soient les conditions, tous les deux, nous ne nous étions pas rendus devant le terrorisme des généraux ennemis du peuple.
On se posait des questions. Comment cela faisait-il que nous nous trouvions, deux compagnons de route, devant un tel carrefour, une séparation de chemins ? Que résoudrait l’acceptation de porter l’uniforme aujourd’hui ? L’uniforme faisait partie de la répression que les putschistes pratiquaient depuis cinq ans, afin de briser la force et la légitimité de la résistance. Nous avions même eu des morts sur le chemin de cette résistance.
Ce jour là, pendant l’heure de la promenade, et tous les jours qui l’ont suivi, nous avons discuté pour répondre à ces questions. J’ai fini par comprendre avec tristesse, que je n’allais pas avoir les réponses que j’attendais, et que notre fraternité de résistance n’y était plus. Et Y et moi, avons échangé nos dernières paroles, et nous nous sommes salués pour ne plus se retrouver dans la même promenade à faire les mêmes cent pas.
Je me suis dit intérieurement “la fraternité et l’esprit militant que nous avions entretenus depuis des années, devaient donc s’arrêter ici” et je lui ai exprimé ce que je ressentais “Nous avons dit tout ce que nous pouvions nous dire. Je pense qu’il serait insensé de parler davantage. Je ne serais pas ici, au prochain jour de promenade. Demain, lors de la visite, je vais expliquer à ma mère, pourquoi j’ai porté l’uniforme. ensuite je vais l’enlever et je retournerai à la résistance. Fais bonne route mon frère, prends soin de toi.”
“Fils, tu m’as fichu la frousse”
Le lendemain, après l’appel du matin, l’heure des visites arriva… Ma mère, viendra-t-elle à ma visite ? Parce que je ne lui ait ni écrit de lettre, ni envoyé de télégramme… Je ne l’ai pas fait, c’était volontaire. Parce que j’étais venu convaincre Y, et ma situation était temporaire. Elle ne savait donc pas encore que j’avais accepté de porter l’uniforme.
Note de Kedistan :
Sultan Çelik, mère de Sadık Çelik, est une des fondatrices/teurs de TAYAD, l’Association de solidarité avec les familles des prisonniers. Elle a fait partie de la lutte des familles de détenuEs, dans la période post coup d’Etat du 12 septembre 1980. Devenue une des figures marquantes de cette période, elle a été surnommée “Mère Sultan”. Elle est également une fondatrice de Özgür-Der (Association droit à l’opinion libre et à l’enseignement) et DEMKAD (Femmes dans la lutte pour la démocratie). Elle est décédée le 25 juillet 2003 suite à un cancer.
Jour de visite ou non, ma mère, ou “Sultan ana”, Mère Sultan de TAYAD, tient tous les jours la garde, devant la prison, avec d’autres mères et pères dirigeantEs de l’association. Cette garde de solidarité, permet aux familles de suivre de près les nouvelles concernant les prisonniers, et de maintenir la vivacité du soutien.
Les visites sont interdites aux prisonniers qui refusent l’uniforme mais pas à ceux qui le portent. Lors des jours de visite, les soldats lisent aux visiteurEs, la liste des prisonniers qui ont accepté de porter l’uniforme et si ces derniers ont de la visite, ils les préviennent. Alors, aujourd’hui, se serait une journée de surprise pour ma mère. Comme l’idée que je puisse accepter le “vêtement unique”, ne traverse même pas son esprit, lorsqu’elle entendra mon nom, elle n’accueillera pas cela très chaudement…
Vers la fin de l’heure de visite, la porte de notre quartier s’ouvre, et le soldat lit sur la liste, mon nom.“Sadık Çelik. Tu as de la visite, prépare-toi !”
Je me prépare et j’attends près de la porte. Je suis un peu ému et tendu. La porte s’ouvre, et mes pieds me portent, moi qui n’ai pas vu de visiteurE depuis des mois, vers la cabine. En compagnie du soldat, j’atteins la cabine. Et j’attends.
Je revois ma mère après des mois, avec une impression d’inquiétude sur le visage. Je lui dis “ne t’inquiète surtout pas. C’était une situation bien particulière. J’ai mis l’uniforme pour aller convaincre Y, mais malheureusement je n’ai pas réussi. Demain j’enlèverai l’uniforme et je retournerai à mon quartier de résistance. Aujourd’hui, j’ai voulu accepter les visites, car je voulais t’en informer. Je n’aurais pas voulu que tu me vois comme ça”. Ma mère, ayant compris la situation respire un grand coup, “Fils, tu m’a fichu la frousse. Tu ne peux pas savoir comme je me suis sentie mal quand ton nom a été lu. Si Sevgi ne m’avait pas dit, ‘Va soeur Sultan, va voir, peut être qu’il y a une raison’, je n’aurais pas mis pieds ici. Je n’oublierai jamais comment les gens m’ont regardée quand le soldat a lu ton nom. Ce genre de situations est compliqué pour nous, les familles. Surtout si le fils d’unE des dirigeantEs de TAYAD fait une chose pareille. C’est encore plus difficile d’expliquer cela aux familles. Fils, ne recommence pas, ne mets pas sur ton dos cette serpillère et ne m’appelle pas dans la cabine de visite. Je ne voudrais pas venir te rendre visite avec honte” me dit-elle. Je lui réponds “vraiment désolé de t’avoir fait honte, mais ne t’inquiète pas, la prochaine fois, tu viendras à ma visite non pas avec honte mais avec joie. Justement, pour que ce jour arrive, on continue à se battre, nous dedans, vous dehors, avec solidarité. Ton fils sait qu’il n’est pas seul, quelles que soient les circonstances. Je suis fier d’avoir une mère bienveillante et pleine de sollicitude. C’est avec les mêmes sentiments que je salue toutes nos mères, nos pères, frères et soeurs qui soutiennent notre résistance. Nous allons vaincre avec la force que nous prenons de votre affection et amour, j’en suis convaincu”. Ma mère aux joues œillets, me regarde avec ses yeux remplis de tendresse, “oui, fils, on vaincra ensemble. Que mon amour et ma tendresse t’accompagnent toujours, toi, et tous mes autres enfants emprisonnéEs”. Elle quitte la cabine de visite, tête haute, coeur léger…
A ce moment de mon récit, je me dois de faire une pause, avant de vous décrire l’année suivante, que me réserva l’administration des prisons, dans l’isolement le plus complet.
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L’uniforme dans les prisons de Turquie • Les indomptables | 2
Photo à la une : Une scène du film “Kanlı Postal” (Bottes ensanglantées). L’histoire de ce film réalisé par Muhammet A.B. Arslan, sorti le 11 septembre 2015, se passe lors du coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980, à la prison de Diyarbakır (Video en turc)