Lorsque je suis née il y a plus de 80 ans, je fus condamnée à perpétuité par cette république qui ne me laissait même pas le choix de me déclarer coupable de crimes, mais me léguait pourtant cette seule culpabilité comme une sorte de certification d’être turque.
Je fus affublée d’une identité musulmane, Inch’Allah, avant qu’un an plus tard, le mot “laïc” fasse son apparition. Puis on me lança dans la vie comme une turque promise à un avenir moderne. A vie.
Le 10 novembre 1938, je suis encore trop jeune pour pleurer la mort du père de la nation, Mustafa Kemal Atatürk, mais on m’en fera bouffer ma vie durant, jusqu’au dégoût. D’autant que dans la même année, on omit aussi, parce que trop jeune encore, de me parler des 40 000 kurdophones de confession alévie qui furent tués massacrés à Dersim.
Vingt ans plus tôt, plusieurs millions de personnes, arméniennes cette fois, étaient déjà devenues des ombres, propres à hanter tous les cauchemars de Turquie. Ces fées là, qui s’étaient penchées sur mon berceau, comme dans votre conte, m’ont donné une quenouille capable de m’endormir pour des décennies.
Ma perpétuité commençait alors. Turque on me disait, turque je serais.
Et elle dure cette vie carcérale violente, depuis plus de 80 ans, avec des hauts et des bas, de massacres en coups d’état, réussis ou non, de Kemal en Tayyip. Et l’enfant que j’étais n’a jamais pu grandir autrement qu’en restant dans l’ombre surplombante du père, de la Nation et du Müezzin.
Me déclarer coupable de ses crimes eut été blasphémer, ne pas les faire miens eut été m’affranchir…
Je fus condamnée à une perpétuité d’enfant coupable en Turquie.
Ma jeunesse ne pouvait être qu’un parcours d’ascenseur républicain, et je le pris. Fermer les yeux à gauche, à droite, pour ne pas voir le vide, la profondeur des fosses communes. Sourire à la vie, à la force du Turc, et glorifier la Nation lorsqu’elle l’exerce contre l’ennemi de l’intérieur désigné.
1960, 1971,1980,1997, Haa qu’ils étaient beaux les militaires !
Oui, j’oubliais, en 1955, j’avais tout juste 17 ans, la communauté grecque d’Istanbul connaissait des pogroms. Chacune son tour, il y en aura pour tout le monde, et le travail sera terminé plus tard, à près de mes 50 ans.
Alors pensez, moi, la République, ou du moins sa citoyenne, j’en ai vu du sang couler sans rien dire…
Moi, la condamnée à perpétuité, condamnée à penser le cadavre de l’autre comme non turc, non moi-même, non frère et soeur en humanité.
Turque et fière de l’être !
Alors je suis vaccinée, depuis ces années. De Parti de la Justice en Parti du développement, j’ai vu émerger les façades de banques sur les ruines et les ossements blanchis.
Que les massacres de populations kurdes durent et se reproduisent depuis plus de 40 ans, c’est aussi ma fois une moitié de ma vie de prison.
Chacun son tour, et l’Etat sera bien gardé.
Hé Ho, y a encore un gardien dans la cellule ?
G.M.