Voici le long arti­cle que rédi­geait Jesse Rosen­feld, en direct du Kur­dis­tan turc, pour un site-mag­a­zine améri­cain, le 9 mars 2016. Nusay­bin  résis­tait encore, la jour­nal­iste Zehra Doğan allait s’y retrou­ver pris­on­nière d’un état de siège qui s’an­nonçait interminable.

Traduire et pub­li­er cet arti­cle, qua­si deux ans plus tard, c’est répon­dre aux ques­tions nom­breuses que posent celles et ceux, qui face aux oeu­vres de Zehra Dogan, lors des expo­si­tions, énon­cent : “et ici nous n’en avons pas enten­du par­ler”. Traduire et pub­li­er cet arti­cle, c’est aus­si mon­tr­er que des jour­nal­istes, nom­breux, ont fait leur tra­vail et trans­mis l’in­for­ma­tion, qua­si en direct.

Les archives de Kedis­tan (quelques liens seule­ment sont présents dans ce texte) de ces trois dernières années témoignent aus­si de ce patient et obstiné tra­vail de sou­tien et d’in­for­ma­tions, sou­vent en con­tra­dic­tion avec des cor­re­spon­dantEs de grands organes de presse européens, davan­tage préoc­cupés de leurs con­vic­tions et a‑priori anti PKK que de com­préhen­sion. Celles et ceux-là même qui regar­dent Kedis­tan de haut et nous reprochent un “manque d’ob­jec­tiv­ité”, sous pré­texte que les chats n’ânon­nent pas la pen­sée dom­i­nante européenne.

Voici donc ce qu’un con­frère “recon­nu” écrivait alors, et ce que d’autres igno­raient, et souhaitaient cacher sous le voile pudique de l’ob­jec­tiv­ité néces­saire dans un “con­flit interne à la Turquie avec ses rebelles” (sic).

La dernière néces­sité enfin, de pub­li­er un tel texte, c’est de faire com­pren­dre la con­ti­nu­ité avec l’actuelle offen­sive turque à Afrin, en Syrie nord, au tra­vers d’une poli­tique qui, putsch man­qué de juil­let 2016 ou pas, Erdoğan ou pas, est celle d’une Turquie pro­fonde, et de son nation­al­isme puant et exac­er­bé, à peine excrois­sance du kémalisme.


Kurdistan

Crédits pho­tos de l’ar­ti­cle orig­i­nal Lazar Simeonov

Des milliers de personnes protestent à Diyarbakır, la capitale de facto du Kurdistan turc, exigeant que les forces de sécurité turques mettent fin au siège dans le district de Sur et permettent aux civils pris au piège de partir.”  Lazar Simeonov

La Turquie mène une guerre sale
contre sa propre population kurde

Un rap­port de l’ar­rière, car les rebelles du PKK résis­tent à une cam­pagne féroce du gou­verne­ment pour écras­er leur soulèvement.
Par Jesse Rosen­feld  9 Mars 2016

Cizre, Turquie — Les rues ici sont presque désertes, à l’ excep­tion des véhicules blind­és qui patrouil­lent. Cette guerre détru­it la ville kurde. Les quelques enfants qui sont revenus récem­ment ou ont résisté à deux mois et demi de cou­vre-feu et de com­bats intens­es don­nent des coups de pied autour du bal­lon, tan­dis que leurs par­ents récupèrent les restes de leurs maisons, brûlées, noires et explosées par d’in­tens­es bom­barde­ments. Les trot­toirs arrachés sont criblés de cratères où les rebelles kur­des ont fait explos­er des engins explosifs impro­visés (EEI) con­tre leur enne­mi. La douleur et la souf­france sont gravées sur les vis­ages des sur­vivants, qui vivent désor­mais sous la sur­veil­lance étroite d’une armée envahissante.

Ce n’est pas la Syrie, ni l’I­rak. C’est la Turquie, parte­naire de l’OTAN aux Etats-Unis, main­tenant en pleine guerre con­tre sa pop­u­la­tion kurde dans le sud-est du pays. Lazar Sime­onov et moi sommes les pre­miers jour­nal­istes étrangers à tra­vers­er le cer­cle d’aci­er qui entoure Cizre, depuis que les forces gou­verne­men­tales turques ont lancé une cam­pagne mil­i­taire l’an­née dernière, pour écras­er un soulève­ment du Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan (PKK), interdit.

Les points de con­trôle entourant la ville empêchent l’ac­cès à presque tout le monde, sauf aux rési­dents locaux, et la police effectue des recherch­es appro­fondies sur les per­son­nes qui y pénètrent. Nous obser­vons le bal­ai des forces spé­ciales lour­de­ment armées, alors qu’elles inter­pel­lent une femme enceinte qui tente de quit­ter la ville. Elle a l’air angois­sée et désem­parée, allongée sur une civière, alors que les troupes ordon­nent à son mari et à ses jeunes enfants de sor­tir de l’am­bu­lance d’ur­gence, pour fouiller le matériel médi­cal à la recherche d’armes.


Des centaines de civils ont été tués avant que l’assaut militaire contre Cizre ne se termine le 11 février.


Des groupes de défense des droits humains ont déclaré que les forces gou­verne­men­tales avaient per­pétré des mas­sacres de civils et des exé­cu­tions extra­ju­di­ci­aires. Selon Cankız Çevik, porte-parole de la Fon­da­tion des droits de l’homme de Turquie (organ­i­sa­tion recon­nue par Amnesty Inter­na­tion­al, le Con­seil de l’Eu­rope, la Croix-Rouge et l’ONU pour sa doc­u­men­ta­tion sur les vio­la­tions des droits de l’homme et sou­tien aux sur­vivants de la tor­ture en Turquie), la col­lecte d’in­for­ma­tions pré­cis­es a été entravée par le gou­verne­ment turc. Elle dit que les médecins légistes de son organ­i­sa­tion se sont vu refuser l’ac­cès aux autop­sies et ont été blo­qués hors de la ville, qui reste sous couvre-feu.

Cizre et la vieille ville de Diyarbakır — la cap­i­tale de fac­to du Kur­dis­tan turc — ont con­nu les com­bats les plus vio­lents dans une rébel­lion urbaine, qui s’est éten­due à tra­vers ce que les Kur­des appel­lent le Kur­dis­tan du Nord. C’est une patrie que le gou­verne­ment turc refuse de recon­naître. Il ne garan­tit pas non plus le statut de minorité nationale pour un groupe eth­nique qui représente env­i­ron 20% de la pop­u­la­tion du pays, con­cen­trée dans le sud-est, mais aus­si comme une grande minorité à Istanbul.

Selon les com­bat­tants du PKK et les com­man­dants avec qui nous avons par­lé der­rière des bar­ri­cades, dans la ville assiégée de Nusay­bin, à la fron­tière de la Turquie avec la Syrie, ce fut le refus du gou­verne­ment d’ac­cepter les droits des minorités nationales lors des négo­ci­a­tions de paix , il y a neuf mois, qui a con­duit à l’échec des négo­ci­a­tions. Ils dis­ent que cette nou­velle guerre — la dernière phase d’un con­flit de trois décen­nies — va se dévelop­per, et ils promet­tent que le PKK déplac­era ses guérilleros dans les villes ori­en­tales à majorité kurde dans les mois à venir, tout en amenant la guerre dans les grandes métrop­o­les du pays, comme Istanbul.

Kurdistan

Crédits pho­tos de l’ar­ti­cle orig­i­nal Lazar Simeonov

Le gou­verne­ment pré­tend qu’il est engagé dans une guerre con­tre les “ter­ror­istes” qui désta­bilisent le pays. En effet, le gou­verne­ment con­sid­ère le PKK comme une organ­i­sa­tion ter­ror­iste, tout comme l’U­nion européenne et les États-Unis. Il est clair que le gou­verne­ment nous a accordé l’ac­cès à Cizre dans l’e­spoir de nous voir décrire la guerre à tra­vers ses yeux. Le Par­ti de la jus­tice et du développe­ment (AKP) au pou­voir du prési­dent Recep Tayyip Erdoğan a peu d’in­térêt à dis­cuter des reven­di­ca­tions kur­des en matière de droits et d’au­tonomie. Une heure après que la police turque ait vio­lem­ment dis­per­sé une man­i­fes­ta­tion que nous avions cou­verte à Diyarbakır, un représen­tant local de l’AKP a annulé notre inter­view prévue.

* * *

Pas­sant par un poste de con­trôle à Cizre, où des sol­dats por­tant des cagoules et des mitrail­lettes reti­en­nent les habi­tants pen­dant des heures, le com­man­dant en chef hésite à nous don­ner accès.

Si nous ne les lais­sons pas voir à quoi cela ressem­ble, ils n’en­ten­dront que la pro­pa­gande du PKK”, a déclaré Samih Deniz, un représen­tant du bureau de presse du Pre­mier min­istre, qui a coor­don­né notre vis­ite. Il insiste sur une escorte de police blind­ée. Ils nous suiv­ent de près, essayant de diriger nos inter­views et de suiv­re les pho­tos que nous prenons.


Les Kurdes se battent pour nos droits, et la Turquie essaie d’en finir.”


Souriez,” les flics don­nent des ordres aux rési­dents kur­des ter­ri­fiés qui se tien­nent devant leurs maisons et leurs mag­a­sins endom­magés alors que Sime­onov prend des pho­tos. “Vous voyez ce que les ter­ror­istes ont fait ici”, me dit Deniz, alors que je tra­verse une pièce du deux­ième étage d’une mai­son avec un énorme trou dans le mur, un claire­ment causé par un obus de tank du gou­verne­ment. “Regardez cette destruc­tion qu’ils provo­quent”, ajoute-t-il, dans la pièce car­bon­isée où la chaleur de l’ex­plo­sion avait fait fon­dre le verre brisé.

Sous la men­ace de repré­sailles de la part de ces occu­pants, les habi­tants, lorsqu’ils sont à portée de voix de Deniz ou de la police, se con­tentent de dire qu’ils sont pris au piège “entre le PKK et les forces gou­verne­men­tales”. C’est seule­ment après que Sime­onov et moi nous sommes séparés et que nous ayons per­du nos escortes dans les rues latérales rem­plies de gra­vats, que nous avons com­mencé à enten­dre les vraies his­toires de sur­vivants d’une attaque impi­toy­able du gouvernement.

Les Kur­des se bat­tent pour nos droits, et la Turquie essaie de nous achev­er”, déclare Ramazan Sak­ci, 53 ans, alors qu’il se tient dans le jardin de sa mai­son, criblée de balles. Sa mai­son est en meilleur état que la plu­part — ses murs sont intacts, tan­dis que les maisons de ses voisins ont été détru­ites. Sak­ci s’est caché avec ses 12 enfants dans son sous-sol pen­dant les 10 jours de bom­barde­ment avant de pou­voir finale­ment en partir.

La Turquie peut nous don­ner des cartes d’i­den­tité [turques], mais ils nous attaque­nt tous parce que nous sommes des Kur­des”, ajoute-t-il, accu­sant le gou­verne­ment turc de puni­tion col­lec­tive des­tinée à réprimer les reven­di­ca­tions poli­tiques de la communauté.

Alors qu’il évac­ue sa frus­tra­tion, nous enten­dons le gron­de­ment des trans­ports de troupes blind­és qui patrouil­lent sur la route prin­ci­pale adja­cente. L’odeur de la mort est partout, trois semaines après la fin des com­bats. Les rési­dents décrivent com­ment les mil­i­taires les ont d’abord entourés de chars dans les mon­tagnes sur­plom­bant la ville, puis leur ont fait pleu­voir des obus de toutes les direc­tions. Après des semaines de bom­barde­ment, les forces spé­ciales de police et les sol­dats sont entrés dans la ville, allant de mai­son en maison.


Nos enfants grandissent maintenant avec des sentiments de vengeance.”


Où est l’Amérique ?” Dégage une femme d’âge moyen avec un foulard blanc tra­di­tion­nel. Elle refuse de don­ner son nom, craig­nant des repré­sailles et s’en prend au silence des États-Unis con­cer­nant le traite­ment réservé par les alliés de l’OTAN aux Kurdes.

Entourée de voisins au coin d’une rue, elle décrit un com­bat sanglant et rap­proché. Les rebelles ont per­cé des trous dans les apparte­ments supérieurs pour fournir des posi­tions de tir con­tre les forces gou­verne­men­tales. “Nous avons per­du 21 per­son­nes dans cette rue du fait des tireurs d’élite de l’ar­mée”, dit-elle en mon­trant les hau­teurs qui domi­nent le quarti­er. Elle ne peut voir qu’un avenir de com­bats plus intens­es. “Nos enfants gran­dis­sent main­tenant avec des sen­ti­ments de vengeance.”

Un sen­ti­ment de trahi­son est courant par­mi les sur­vivants de Cizre, qui veu­lent savoir pourquoi l’Oc­ci­dent sou­tient les rebelles kur­des en Syrie mais appelle leurs alliés en Turquie des “ter­ror­istes”, même s’ils ont le même leader et idéologie.

Kurdistan

Crédits pho­tos de l’ar­ti­cle orig­i­nal Lazar Simeonov

Nous sommes tous ici Kobanê, Kobanê, Kobanê” dit Zahi­la Sahin, 50 ans, en référence à la ville kurde syri­enne dont les défenseurs ont été célébrés dans le monde entier en 2014–15 et soutenue par la puis­sance aéri­enne occi­den­tale, alors qu’ils ont résisté à un siège de plusieurs mois de l’É­tat islamique. . Alors qu’elle boit du thé avec son mari dans la cour de leur mai­son rem­plie d’é­clats d’obus, Sahin con­damne comme hypocrisie la poli­tique améri­caine de soutenir les Kur­des lorsqu’ils lut­tent pour leurs droits con­tre l’EI­IL mais pas en faisant de même con­tre la Turquie.

Selon Çevik de la Fon­da­tion des droits de l’homme, au moins 92 civils ont été tués dans cette ville de 132 000 habi­tantEs entre le 14 décem­bre, date du début du cou­vre-feu et le 11 févri­er. Le nom­bre de vic­times entre le 5 et le 11 févri­er n’a pas été entière­ment cal­culé. Au moins 178 per­son­nes sup­plé­men­taires ont été tuées dans trois sous-sols où des per­son­nes se sont réfugiées pen­dant l’a­vancée finale des forces de sécu­rité à ce moment-là. On ne sait pas s’ils ont été frap­pés avec des obus, des grenades ou des roquettes du gou­verne­ment, mais les corps ont été si ter­ri­ble­ment brûlés, dit Çevik, que 101 d’en­tre eux n’ont tou­jours pas été identifiés.

Le gou­verne­ment pré­tend qu’ils étaient tous des com­bat­tants du PKK, mais Çevik le con­teste en dis­ant: “Peut-être qu’un ou deux des per­son­nes tuées dans le sous-sol étaient des mil­i­tants. La Human Rights Foun­da­tion a qual­i­fié cela de mas­sacre. Les forces de sécu­rité turques ont imposé le cou­vre-feu à Cizre. Ils sont respon­s­ables de ce qui s’est passé à l’in­térieur”, dit-elle sans ménage­ment au télé­phone, depuis son bureau d’Ankara.

La manière hor­ri­ble dont ces 178 per­son­nes ont été tuées a indigné les Kur­des de Turquie. Dans les quartiers main­tenant rem­plis de bar­ri­cades, dans la ville frontal­ière de Nusay­bin, “Revenge for Cizre” est gri­bouil­lé sur les murs.

* * *

Nusaybin

Nusay­bin (image sur tablette)

 

Nusay­bin, un bas­tion de la guéril­la du PKK, une base pour des attaques à la sauvette con­tre les forces de sécu­rité turques, a été fréquem­ment vic­time des cou­vre-feux imposés par le gou­verne­ment depuis la chute du proces­sus de paix en juil­let. Juste à l’ex­térieur du cen­tre-ville ani­mé de cette petite ville, qui n’est qu’à quelques kilo­mètres de la Syrie, des bar­ri­cades de pavés dans les quartiers pop­u­laires blo­quent les rues. Des cou­ver­tures mul­ti­col­ores avec des fentes pour le pas­sage du vent sont enfilées entre les bal­cons pour blo­quer la vue des tireurs d’élite gou­verne­men­taux. Les drones encer­clent les quartiers.

Des ado­les­cents se tien­nent dans les coins, ser­vent d’é­claireurs aux rebelles et livrent des mes­sages à pied pour relay­er des infor­ma­tions sur des activ­ités sus­pectes. Rien ici n’est com­mu­niqué par télé­phone portable.

Kurdistan

Crédits pho­tos de l’ar­ti­cle orig­i­nal Lazar Simeonov

Les ten­sions sont élevées lorsque nous arrivons en ville. Deux semaines plus tôt, le PKK a kid­nap­pé puis relâché trois jour­nal­istes turcs. Deux jours avant notre vis­ite, les rebelles ont lancé une attaque à la grenade propul­sée par fusée (RPG) con­tre les forces spé­ciales de la police, tuant un offici­er et en blessant deux autres. Surnom­mées les Unités de Pro­tec­tion Civile (YPS), ces jeunes mil­ices du PKK sont calquées sur l’aile armée kurde syri­enne soutenue par les Etats-Unis, con­nue sous le nom d’u­nités de pro­tec­tion du peu­ple, ou YPG.

Au début, Nusay­bin ressem­ble à n’im­porte quelle autre munic­i­pal­ité kurde en Turquie. Les postes de police sont pro­tégés der­rière des sacs de sable et des murs ren­for­cés, tan­dis que des véhicules blind­és et de police blind­és sont sta­tion­nés à l’ex­térieur, mais les cafés et les bou­tiques du cen­tre-ville sont ani­més par le com­merce de midi. Alors que nous arrivons à une réu­nion avec le Par­ti des régions démoc­ra­tiques (DBP), une organ­i­sa­tion de gauche représen­tant les Kur­des au niveau munic­i­pal, la pres­sion de la répres­sion devient claire. La police turque est arrivée dans les bureaux du DBP 15 min­utes avant nous et a arrêté le co-prési­dent du par­ti local, Zinet Algo­in. Notre réu­nion est annulée

Le ciblage par la Turquie des par­tis kur­des légale­ment recon­nus n’est pas nou­veau. Des par­tis kur­des organ­isés au niveau nation­al ont été inter­dits à plusieurs repris­es, accusés d’être des fronts pour le PKK.

Le Par­ti démoc­ra­tique pop­u­laire (HDP), une coali­tion de par­tis social­istes et kur­des turcs for­mée à la suite des man­i­fes­ta­tions du parc Gezi en 2013, est régulière­ment accusé par le gou­verne­ment de prôn­er le terrorisme.

C’est comme si les Kur­des avaient mis en pra­tique un slo­gan de la révolte parisi­enne de 1968: “Sous les pavés, la plage”.

Une petite foule s’est rassem­blée à l’ex­térieur du bureau et de sa vit­rine à volets, et les rési­dents locaux bavar­dent avec ent­hou­si­asme, l’anx­iété gravée sur leurs vis­ages. A prox­im­ité, nous ren­con­trons un activiste local du quarti­er Yenise­hir. Il nous entraîne hors du cen­tre-ville et à tra­vers un réseau de rues sec­ondaires, marchant à vive allure et regar­dant con­stam­ment par-dessus son épaule. “Enlève tes lunettes de soleil”, m’or­donne-t-il. “Vous restez étranger.”

Nous tra­ver­sons un park­ing bor­dé de gra­vats et de mon­tic­ules de terre et ren­con­trons un ado­les­cent au vis­age bou­ton­neux. Il nous regarde une sec­onde, un sourire, et fait un signe de tête dans notre direc­tion. Nous con­tin­uons dans un labyrinthe de rues bar­ri­cadées pen­dant que le gamin glisse pour informer les com­bat­tants de notre arrivée.

Les vieilles femmes pen­dent leur linge sous la cou­ver­ture des cou­ver­tures de dis­sim­u­la­tion, tan­dis que les enfants jouent dans la rue de la saleté sous un ciel sans nuages. Seuls quelques pavés sont main­tenant lais­sés sur les routes et les trot­toirs entre les bar­ri­cades. C’est comme si cette com­mu­nauté kurde avait mis en pra­tique un célèbre slo­gan de la révolte parisi­enne de 1968: “Sous les pavés, la plage”.

Sur ces routes presque vides où des drones de sur­veil­lance cir­cu­lent au-dessus de nos têtes, il sem­ble que ce soit une coïn­ci­dence si nous ren­con­trons la même équipe de con­struc­tion de trois per­son­nes trans­portant une grande foreuse, à qua­tre repris­es. En effet, il s’avère qu’ils sont des com­bat­tants du PKK obser­vant nos mou­ve­ments. Finale­ment, ils se présen­tent et nous con­duisent à une mai­son qui sert de cen­tre d’opérations.

Des affich­es du leader empris­on­né du PKK, Abdul­lah Öcalan, sont plac­ardées sur le mur du salon à côté de pho­tos de guéril­las tombéEs du voisi­nage. Dans le jardin à l’ar­rière, de jeunes hommes et femmes en treil­lis vert et pan­talons car­go s’as­soient, boivent du thé et regar­dent leurs talkies-walkies. Le PKK accorde une grande impor­tance à la par­ité entre les sex­es et à une plus grande com­mu­ni­ca­tion sur la nature fémin­iste de sa lutte.

Mustafa, qui ne donne pas son vrai nom, sort des chais­es sous le porche et insiste pour que nous nous asseyions pour le thé. “Nous prenons d’abord le thé, puis nous allons vous emmen­er chez le com­man­dant”, dit l’homme de 26 ans avec une mous­tache assez touf­fue pour envoy­er un envieux de Staline dans sa tombe.

Nous ne pou­vons pas quit­ter le quarti­er, parce que c’est trop risqué”, dit-il, enfi­lant une veste et des car­gaisons vertes. Cepen­dant, il souligne que les forces de police n’ont pas ten­té d’at­ta­quer la com­mu­nauté en deux mois. Il dit que leur plus gros prob­lème n’est pas les drones de sur­veil­lance mais les tireurs d’élite de la police.

Mustafa coupe alors son expli­ca­tion et dis­paraît dans la mai­son, réap­pa­rais­sant quelques instants plus tard avec un fusil à deux coups. En péné­trant dans la rue et en visant le point blanc qui bour­donne dans le ciel, il tire. Mais le drone est loin, hors de portée. Il attrape ensuite deux autres obus, ouvre le ton­neau et les enferme à l’in­térieur. Comme il prend à nou­veau soin de vis­er, je ne peux pas sem­bler sec­ouer l’im­age de lui comme un enfant frus­tré jouant à la chas­se au canard sur la Nin­ten­do orig­i­nale. Mais ce n’est pas un jeu vidéo. Encore une fois il tire, encore trop loin hors de portée. “Ces drones pren­nent juste des pho­tos”, me rassure-t-il.

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Crédits pho­tos de l’ar­ti­cle orig­i­nal Lazar Simeonov

Nous finis­sons notre thé et sommes ensuite con­duits par un guide dif­férent à tra­vers un autre labyrinthe de rues bar­ri­cadées où “PKK” et “YPS” sont grif­fon­nés sur les murs. Sautant à l’ar­rière d’une camion­nette blanche banal­isée, nous sommes con­duits à tra­vers la ville vers le quarti­er de Firat, qui a égale­ment rejoint la rébel­lion. Le pont reliant le quarti­er au cen­tre-ville est par­tielle­ment détru­it; un camion à gaz criblé de balles est devenu une bar­ri­cade de l’autre côté. “Ils ont fait sauter le camion lorsque les forces de sécu­rité ont ten­té d’en­vahir l’autre jour”, dit notre guide, se référant à la guéril­la du PKK. Nous avions égale­ment vu des camions explosés dans de nom­breuses zones de com­bats intens­es à Cizre; ces bombes de for­tune sont une arme com­mune déployée con­tre les forces gouvernementales.

Nav­i­gant encore dans un autre réseau de chemins de terre et de bar­ri­cades pavées, nous atteignons le poste du com­man­dant. En énonçant le nom de guerre Botan Der­sim, le grand et mince chef de guéril­la âgé de 40 ans nous mon­tre une pièce ver­rouil­lée, avec de grandes affich­es de mar­tyrs sur les murs. Il est descen­du des bases du PKK dans les mon­tagnes de Qandil, de l’autre côté de la fron­tière, au Kur­dis­tan irakien, pour for­mer et organ­is­er des volon­taires YPS locaux.


Nous ne nous battons pas pour remplacer l’Etat turc; nous nous battons pour les droits et la reconnaissance.”


Lorsque les négo­ci­a­tions se sont effon­drées l’an­née dernière, la Turquie a lancé une cam­pagne de bom­barde­ment con­tre les refuges trans­frontal­iers de cette armée irrégulière, ciblant leurs bases dans les mon­tagnes. (Pre­mier pas dans les pour­par­lers début 2015, le PKK avait rap­pelé ses com­bat­tants de la Turquie à Qandil, d’où ils s’é­taient égale­ment déployés pour com­bat­tre l’a­vancée de l’E­tat islamique sur les lignes de front nord iraki­ennes à Sin­jar et près de Kirk­ouk. Il a com­bat­tu l’E­tat islamique mais a aus­si entraîné les Yazidis assiégéEs du nord-ouest de l’I­rak à le faire.)

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Crédits pho­tos de l’ar­ti­cle orig­i­nal Lazar Simeonov

Der­sim accuse Erdoğan de l’ef­fon­drement du proces­sus de paix, soulig­nant le refus du prési­dent turc de recon­naître un statut  dis­tinct pour les Kur­des. Der­sim dit que le but de l’of­fen­sive actuelle du PKK est de créer les con­di­tions d’une solu­tion poli­tique, et non de se diriger vers la souveraineté.

La table des négo­ci­a­tions est impor­tante, mais pour que cela fonc­tionne, nous devons obtenir des droits inscrits dans la Con­sti­tu­tion”, affirme-t-il, affir­mant aus­si que le but du PKK est de met­tre un terme au con­trôle polici­er des com­mu­nautés kur­des. L’au­tonomie ? “Nous ne nous bat­tons pas pour rem­plac­er l’E­tat turc; nous nous bat­tons pour les droits et la recon­nais­sance”, ajoute-t-il, citant les appels récents d’Ö­calan à un con­trôle démoc­ra­tique local — tout comme les can­tons kur­des du nord de la Syrie l’ont mise en place. “Ce n’est pas grave s’il y a des sol­dats turcs à la fron­tière, mais pas leurs policiers dans nos rues”, insiste-t-il.

* * *

Abdul­lah Öcalan a atteint un statut par­mi les Kur­des un peu comme celui de Nel­son Man­dela. Un théoricien poli­tique qui a d’abord mené une lutte de libéra­tion nationale marx­iste unis­sant les Kur­des dans qua­tre pays (Turquie, Syrie, Irak et Iran), il a cofondé le PKK en 1978, menant le mou­ve­ment dans une guéril­la pro­longée et sanglante dans les années 1980. 90, jusqu’à sa cap­ture en 1999. La con­damna­tion à mort d’Ö­calan a été com­muée, et il a offi­cielle­ment aban­don­né le marx­isme et l’ob­jec­tif de l’indépen­dance avant les pour­par­lers de paix de l’an­née dernière. Il a adop­té la philoso­phie du défunt anar­chiste améri­cain Mur­ray Bookchin, en dévelop­pant une théorie des com­mu­nautés kur­des fédérées de façon sou­ple qui ne causeraient pas néces­saire­ment la rup­ture du ter­ri­toire nation­al de la Turquie. Öcalan est devenu le sym­bole d’une lutte qui tra­verse de nom­breuses divi­sions de la poli­tique kurde.

Pour Der­sim, de vraies négo­ci­a­tions ne peu­vent com­mencer que lorsque Öcalan sera libéré de sa prison insu­laire et con­duira les Kur­des à la table des négo­ci­a­tions. Jusque-là, Der­sim promet une guerre élargie. Il sou­tient que des mil­liers de guérilleros vont bien­tôt descen­dre des mon­tagnes de Qandil et se dis­pers­er dans le sud-est de la Turquie. “Nous nous atten­dons à de vio­lents affron­te­ments au nord du Kur­dis­tan au print­emps. Il y aura aus­si des affron­te­ments dans les métrop­o­les turques”, insiste Dersim.

Der­sim, qui affirme qu’il y a des cen­taines de com­bat­tants à Nusay­bin, affirme que la mil­ice du YPS utilise prin­ci­pale­ment des RPG, des AK-47 et des IED con­tre les forces gou­verne­men­tales turques. Il affirme que le PKK a déjà tué des cen­taines de sol­dats turcs; les chiffres offi­ciels turcs sont con­sid­érable­ment plus bas. Il implique égale­ment que le PKK a subi de lour­des pertes, mais il ne don­nera pas de chiffres. Avec beau­coup de nou­velles recrues et le retour des com­bat­tants de Qandil, dit-il, ils ont reçu un coup de pouce sup­plé­men­taire des Kur­des turcs qui ont com­bat­tu en Syrie aux côtés des YPG con­tre l’E­tat islamique. Ces troupes endur­cies sont main­tenant de retour pour rejoin­dre la résis­tance en Turquie.

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La guerre en Syrie a eu un impact mil­i­taire et poli­tique pro­fond sur la Turquie. Le 17 févri­er, un groupe dis­si­dent du PKK a per­pétré un atten­tat à la bombe à Ankara qui a tué 27 sol­dats turcs et un civ­il. La Turquie a accusé le mou­ve­ment kurde d’en être respon­s­able, non seule­ment le PKK, mais aus­si ses sœurs syri­ennes dans les YPG. Elle a com­mencé à bom­barder la fron­tière syri­enne dans la province syri­enne d’Alep, alors que les YPG pro­gres­saient dans le chaos créé par les bom­barde­ments russes.

Kurdistan

Crédits pho­tos de l’ar­ti­cle orig­i­nal Lazar Simeonov

Les Kur­des accusent la Turquie de ne pas en faire assez pour com­bat­tre l’EI, accu­sant Ankara de don­ner aux dji­hadistes une marge de manœu­vre pour les atta­quer. Ils tien­nent égale­ment la Turquie pour respon­s­able de l’at­ten­tat con­tre Daech en juil­let dernier dans la ville de Suruç, qui a tué 33 per­son­nes, prin­ci­pale­ment de jeunes étu­di­ants de gauche, qui se réu­nis­saient pour aider à recon­stru­ire la ville syri­enne de Kobanê, juste de l’autre côté de la frontière.

Cette attaque met le dernier clou dans le cer­cueil d’un proces­sus de paix déjà mori­bond. Le PKK a vengé l’ex­plo­sion avec une attaque con­tre la police turque, tuant deux officiers. Le gou­verne­ment turc a réa­gi par une cam­pagne de bom­barde­ments dans le nord de l’I­rak et en Syrie, qui visait prin­ci­pale­ment le PKK — bien qu’Ankara ait pré­ten­du qu’il visait égale­ment l’EI­IL. L’of­fen­sive s’ac­com­pa­g­nait d’ar­resta­tions mas­sives qui visaient égale­ment le PKK et l’EI mais se con­cen­traient en fait sur les civils kur­des et inter­di­s­aient les organ­i­sa­tions de gauche. Les Kur­des ont de nou­veau fustigé la Turquie après l’at­ten­tat con­tre l’EI à Ankara, en octo­bre dernier, d’une man­i­fes­ta­tion pro-kurde et favor­able à la paix menée par le HDP; 102 civils sont morts.

Lorsque les pour­par­lers de paix ont com­mencé en avril dernier, il y avait beau­coup d’op­ti­misme dans la com­mu­nauté kurde. Le HDP s’est posi­tion­né comme le courtier cen­tral entre le PKK et le gou­verne­ment. Ses dirigeants ren­con­trèrent Öcalan en prison et portèrent ses reven­di­ca­tions à Erdoğan.

Cepen­dant, tout a com­mencé à chang­er après les élec­tions lég­isla­tives de juin dernier, lorsque le HDP a fait mieux que prévu, obtenant 13% des suf­frages, dépas­sant large­ment le seuil de 10% cen­sé les empêch­er de par­ticiper au Par­lement. Le suc­cès du HDP a privé l’AKP d’Er­doğan d’une majorité.

Lors des élec­tions de juin, le HDP a été couron­né de suc­cès, mais Erdoğan l’a com­pris et s’est mis sur le pied de guerre”, explique Ömer Önen, coprési­dent de la branche du par­ti à Diyarbakır. Il accuse Erdoğan et son par­ti de sabot­er délibéré­ment les pour­par­lers et de sévir dans le sud-est, en util­isant la guerre avec les Kur­des pour aug­menter les ten­sions et chang­er les résul­tats des sondages par­lemen­taires. Alors que le con­flit fai­sait rage tout l’été et l’au­tomne, l’AKP a retardé la for­ma­tion d’un gou­verne­ment. Après un autre vote en novem­bre, l’AKP a retrou­vé sa majorité.

Main­tenant, le HDP s’est retrou­vé à l’é­cart dans la poli­tique kurde et turque. “Nous avons essayé d’empêcher le PKK de propager le con­flit”, déclare Gülsen Özer, l’autre co-prési­dent du par­ti région­al. “Si cette guerre se développe, nous n’au­rons plus aucun rôle à jouer”, ajoute-t-elle.

Selon Ercan Baran, un organ­isa­teur à Diyarbakır avec DISK, un grand syn­di­cat à majorité kurde, l’e­spoir qui infuse la vision du proces­sus de paix du HDP s’é­va­pore. “Les Kur­des ont vu une place pour eux-mêmes dans une nou­velle vision démoc­ra­tique de la Turquie”, dit-il, assis dans son salon. “Mais avec la façon dont cela a frap­pé tout le monde, les gens ne peu­vent plus se voir se réc­on­cili­er avec la Turquie.”

* * *

Main­tenant, dans les rues de Diyarbakır, la cap­i­tale kurde de fac­to, l’ex­em­ple des YPG qui ont libéré le ter­ri­toire kurde par la force en Syrie est de plus en plus pop­u­laire. Le siège de la Turquie et le bom­barde­ment du dis­trict de Sur , qui dure plus de 90 jours, sont devenus une force motrice de cette atti­tude changeante. Les rap­ports de civils pris au piège par les com­bats et les his­toires de femmes com­bat­tantes tuées dans l’ac­tion, désha­bil­lées et lais­sées dans les rues à pour­rir pen­dant des semaines, ont exas­péré la pop­u­la­tion. Les quelques dizaines de guérilleros qui se bat­tent encore pour con­tr­er les forces de sécu­rité turques sont dev­enuEs un sym­bole d’in­spi­ra­tion pour de nom­breux Kurdes.

On peut enten­dre le bom­barde­ment de Sur autour de la ville, et les héli­cop­tères encer­clent con­stam­ment, alors que les grandes casernes mil­i­taires et de police au coeur de la ville sont un rap­pel con­stant de la vie sous l’occupation.

A l’in­térieur de Sur, la zone de rassem­ble­ment pour l’of­fen­sive turque est rem­plie de véhicules mil­i­taires. À côté des bâti­ments bom­bardés de ce site du pat­ri­moine mon­di­al de l’UNESCO, les bâti­ments re-cap­turés sont drapés de dra­peaux turcs massifs.

Par­al­lèle­ment à leur cam­pagne mil­i­taire, les forces de sécu­rité ont invité les médias à observ­er la for­ma­tion d’un couloir human­i­taire de deux heures pour per­me­t­tre aux civils et aux blessés de par­tir. En plaçant des ambu­lances devant leurs véhicules blind­és, les autorités annon­cent par haut-par­leurs qu’elles fourniront une assis­tance à toute per­son­ne souhai­tant échap­per aux combats.

Kurdistan

Crédits pho­tos de l’ar­ti­cle orig­i­nal Lazar Simeonov

Pas une seule per­son­ne n’émerge. Les rési­dents de Sur regar­dent impuis­sants der­rière les bar­ri­cades de la police à env­i­ron 50 mètres. “C’est du théâtre”, dit une femme dans la quar­an­taine de cette fenêtre de sur­sis. “Nos enfants sont là depuis 90 jours.”

Un Humvee blindé pique sa mitrailleuse sur le toit à tra­vers la foule. Quand les forces de sécu­rité me voient par­ler à des gens der­rière la bar­ri­cade, elles se met­tent à crier fréné­tique­ment et m’or­don­nent d’aller voir l’am­bu­lance vide. “Ce sera la dernière fois que nous créerons ce couloir”, a déclaré un respon­s­able de la presse gou­verne­men­tale alors que l’hor­loge s’achève. “Après cela, la poussée finale commencera.”

Des mil­liers de per­son­nes descen­dent dans les rues de Diyarbakir le lende­main pour exiger que les forces de sécu­rité met­tent fin au siège et créent une ouver­ture human­i­taire pro­longée. Mais ce ne sont pas seule­ment ceux qui sont pris dans les com­bats qui ressen­tent la répres­sion. Partout dans la ville, des canons à eau et des véhicules blind­és de trans­port de troupes patrouil­lent dans les rues, con­stam­ment à l’af­fût de man­i­fes­ta­tions qui se ter­mi­nent invari­able­ment par des bar­rages de gaz lacry­mogène et des explo­sions d’eau à haute pres­sion. Les jour­nal­istes kur­des sont régulière­ment arrêtés et empris­on­nés pour avoir cri­tiqué le gou­verne­ment ou les forces de sécu­rité. Trente d’en­tre eux sont actuelle­ment der­rière les barreaux.


Nous ne croyons plus en ce faux processus de paix.”


Alors que les gens se rassem­blent dans un parc et dans la rue à côté, la police anti-émeute inter­vient des deux côtés. Comme si elles répè­taient une série d’événe­ments choré­graphiés, les femmes d’âge moyen, surnom­mées «les mères de la paix», for­ment une bar­rière entre les jeunes et la police. “Partout, c’est Sur, partout c’est la révo­lu­tion!”, chante la foule, suiv­ie par les appels de “Le PKK, c’est le peu­ple, c’est le peu­ple!” Les chants de ce genre sont générale­ment suiv­is d’at­taques con­tre les man­i­fes­tants. En con­séquence, de moins en moins de jeunes con­sid­èrent l’ac­tion poli­tique comme un moyen de réalis­er leurs droits.

Nous ne croyons plus à ce faux proces­sus de paix”, dit Yeter, 25 ans, qui refuse de don­ner son nom com­plet parce qu’elle s’in­quiète du har­cèle­ment polici­er à venir. Vêtue d’une robe aux couleurs vives tra­di­tion­nelles kur­des, elle exprime la frus­tra­tion, la désil­lu­sion et la déter­mi­na­tion d’une généra­tion qui a gran­di avec la guerre et qui a été déçue par des négo­ci­a­tions ratées. “Je crois à la fois à la lutte armée et à la lutte pop­u­laire”, dit-elle, soulig­nant que le suc­cès de YPG en Syrie est sa prin­ci­pale source d’in­spi­ra­tion pour l’avenir de la lutte en Turquie.

Fait intéres­sant, elle par­le en turc. La plu­part de cette généra­tion a gran­di quand la langue kurde a été inter­dite, les étu­di­ants ont été inter­dits de par­ler à l’é­cole, et les par­ents ont été découragés de l’en­seign­er à leurs enfants. Alors que l’in­ter­dic­tion a été lev­ée depuis la fin du régime mil­i­taire, le kurde n’est tou­jours pas enseigné dans les écoles publiques et aucune ressource publique n’est con­sacrée à sa pro­mo­tion. Bien que le kurde soit plus com­mun dans les petites com­mu­nautés, à Diyarbakır, presque tous les signes sont en turc, même si la ville est presque entière­ment kurde. La plu­part des jeunes qui par­lent kurde l’ont appris en tant que langue sec­onde et l’é­tu­di­ent dans le cadre de leur activisme cul­turel et politique.

Alors que les dis­cours se ter­mi­nent, la police arrive avec les haut-par­leurs. “Nous vous avons don­né du temps pour votre expres­sion démoc­ra­tique”, résonne une voix en plein essor. “Main­tenant, il est temps pour vous de ren­tr­er à la mai­son.” A peine l’an­nonce est faite que la foule est assail­lie par des volées de gaz lacry­mogène et de canons à eau.

Et il faut savoir ce qui arrive aux détenus qui se dressent con­tre la répres­sion. Selon Raci Bili­ci, prési­dente de l’As­so­ci­a­tion des droits de l’homme basée à Diyarbakır, la tor­ture et les pas­sages à tabac sont à nou­veau en hausse. Il décrit une pra­tique poli­cière de rou­tine con­sis­tant à bat­tre les Kur­des arrêtés sur le sol des véhicules blind­és jusqu’aux cen­tres d’in­ter­roga­toire. Depuis le début de ce con­flit, dit-il, son organ­i­sa­tion a doc­u­men­té 101 cas de tor­ture, et il ajoute que beau­coup ne le sig­na­lent pas parce qu’ils craig­nent des repré­sailles sup­plé­men­taires de la part de l’État.

Au milieu de l’om­niprésence de la guerre et de la répres­sion, il est courant d’en­ten­dre les Kur­des com­par­er leur sit­u­a­tion actuelle avec la vio­lence des années 1990 et du début des années 2000, quand la Turquie a mené une con­tre-insur­rec­tion bru­tale dans les cam­pagnes. Ces per­son­nes déplacées ont pour la plu­part démé­nagé dans les quartiers pop­u­laires des villes kur­des, qui ont été large­ment épargnés par la vio­lence dans cette série de combats.

Cette nou­velle bataille est essen­tielle­ment urbaine et menée par les enfants de ceux qui ont fui la cam­pagne. C’est une his­toire illus­trée dans la vie de Mah­mut Oruç, un guérillero de 23 ans tué à Sur. Sa sœur aînée, Selv­inaz Çoban, 33 ans, fait par­tie d’une famille qui a entamé une grève de la faim et garde une vig­i­lance con­stante dans un parc du cen­tre-ville de Diyarbakır pour réclamer le retour des restes de leur proche.

Dans notre vil­lage, il a vu des gens arrachés de leurs maisons et bat­tus dans les rues”, dit-elle, réfléchissant sur ce qui a mis son frère sur la voie de la lutte armée. “Nous avions l’habi­tude d’en­ten­dre les cris de ceux qui étaient pris à la base de l’ar­mée toute proche et torturés.”

Çoban par­le de la façon dont l’ex­ploita­tion et la pau­vreté vécues par les tra­vailleurs kur­des et la dis­crim­i­na­tion con­tre les étu­di­ants kur­des ont con­duit son frère à rejoin­dre le PKK, quand il avait 17 ans.

Nous avons essayé le dia­logue pen­dant le proces­sus de paix, nous avons essayé de trou­ver un moyen terme”, dit-elle, exas­pérée. “Mais l’autre par­tie a tou­jours voulu affirmer son pou­voir. Je ne crois plus à la paix. ”

Jesse Rosen­feld

Crédits pho­tos de l’ar­ti­cle orig­i­nal en anglais Lazar Sime­onov 

Jesse RosenfeldJesse Rosen­feld

Jour­nal­iste basé au Moyen-Ori­ent depuis 2007, con­tribue régulière­ment à un cer­tain nom­bre de pub­li­ca­tions, notam­ment The Nation , The Dai­ly Beast, AJEng­lish, the Intercept…

Son tra­vail dans la région est à la base du nou­veau doc­u­men­taire Free­lancer on the Front Lines de l’Of­fice nation­al du film du Canada.


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