Jadis plus grand procès du jour­nal­isme en Turquie, le procès de la presse du KCK ne fait plus guère les manchettes aujour­d’hui, même s’il con­stitue tou­jours un sin­istre précé­dent pour la crim­i­nal­i­sa­tion des activ­ités jour­nal­is­tiques dans le pays.

Libre tra­duc­tion d’un arti­cle du 02 févri­er 2018, pub­lié en anglais, par Özgün Özçer

La Turquie peut dif­fi­cile­ment revendi­quer une his­toire glo­rieuse en ter­mes de lib­erté de la presse. Même au regard du passé poli­tique tur­bu­lent du pays, le nom­bre crois­sant de procès, de déten­tions et de con­damna­tions de jour­nal­istes con­stitue un précé­dent terrifiant.

En 2012, une affaire mon­u­men­tale, qual­i­fiée de “procès de presse du KCK” a fait les gros titres : 46 jour­nal­istes, dont 36 sont restés en déten­tion entre quelques mois et deux ans et demi, ont été accusés d’être en lien avec l’U­nion des com­mu­nautés du Kur­dis­tan (KCK), une organ­i­sa­tion semi-clan­des­tine, qui serait la “branche urbaine” du Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan (PKK). Six ans après son début, et avec tous les sus­pects libérés lors des audi­ences suc­ces­sives, le procès con­tin­ue à traîn­er en longueur. La dernière audi­ence tenue le 19 jan­vi­er 2018 a à peine fait par­ler de lui.

Cepen­dant, l’ap­par­ente iner­tie ne devrait pas être inter­prétée comme un bon présage. Un avo­cat représen­tant les jour­nal­istes accusés a souligné que le procès de presse du KCK a servi de mod­èle aux nom­breux procès ouverts con­tre les jour­nal­istes et les médias, à la suite du coup d’E­tat man­qué de juil­let 2016. “Nous n’avons pas été sur­pris lorsque nous avons lu l’acte d’ac­cu­sa­tion con­tre le jour­nal Cumhuriyet”, a déclaré l’av­o­cat Özcan Kılıç à Map­ping Media Free­dom, faisant référence au procès médi­a­tique tou­jours en cours. “Ce sont exacte­ment les mêmes allé­ga­tions qui ont été for­mulées con­tre ceux du procès de presse du KCK. En fait, le procès de presse de KCK est util­isé comme mod­èle, con­tre toutes les organ­i­sa­tions non désirées. Hier c’é­tait les Kur­des, main­tenant ce sont les soci­aux-démoc­rates. Demain? Qui sait?”

Rapport sur “l’abus sur enfants” utilisés comme preuve à charge

Les jour­nal­istes pour­suiv­is dans l’af­faire KCK ont tous tra­vail­lé pour des organes de presse dits pro-kur­des, notam­ment Dicle News Agency (DİHA), ain­si que les quo­ti­di­ens Özgür Gün­dem et Azadiya Welat , qui ont tous été fer­més par décret-loi, suite à la déc­la­ra­tion d’un état de sit­u­a­tion d’ur­gence en juil­let 2016. Parce que l’ac­cu­sa­tion n’a pas réus­si à trou­ver des preuves con­crètes sur les jour­nal­istes accusés, leur tra­vail pro­fes­sion­nel de rou­tine a été exploité pour étay­er les accusations.

Le procès ne con­te­nait aucune allé­ga­tion juridique, mais du point de vue du gou­verne­ment, c’é­tait une opéra­tion qui soule­vait des allé­ga­tions poli­tiques”, a déclaré Çağ­daş Kaplan, un ancien jour­nal­iste de DİHA qui tra­vaille main­tenant pour le site d’in­for­ma­tion en ligne Gazete Karın­ca, a déclaré à Map­ping Media Free­dom “Si vous regardez les preuves dans l’acte d’ac­cu­sa­tion, une grande majorité des allé­ga­tions con­tre les jour­nal­istes étaient basées sur des reportages, des arti­cles ou des inter­views qui avaient leur sig­na­ture, ou étaient basées sur les com­mu­ni­ca­tions qu’ils avaient avec leurs sources”,

Evrim Kepenek, un autre ancien jour­nal­iste de DİHA, a rejoint Kaplan, en soulig­nant que le procès de presse de KCK représente une étape déci­sive dans l’u­til­i­sa­tion du tra­vail jour­nal­is­tique comme preuve crim­inelle. “Aucun d’en­tre nous n’a nié que nous avons tra­vail­lé dans cette agence ou cou­vert ces nou­velles. Notre agence de presse payait des impôts, dis­tribuait des cartes de presse, était enreg­istrée auprès de la sécu­rité sociale et avait des jour­nal­istes qui étaient libres de rejoin­dre l’U­nion des jour­nal­istes turcs”, a‑t-elle déclaré.

Les preuves con­tre les jour­nal­istes com­pre­naient des reportages sans rap­port avec les procès du KCK, ou même des arti­cles inof­fen­sifs. Dans une ver­sion notoire, la cou­ver­ture d’un cas de mal­trai­tance d’en­fants au cen­tre de déten­tion juvénile de Pozan­tı était incluse dans l’acte d’ac­cu­sa­tion, qui accu­sait les jour­nal­istes de racon­ter des his­toires sus­cep­ti­bles de nuire à l’im­age de l’E­tat et “d’hu­m­i­li­er l’E­tat turc aux yeux du pub­lic ???”. La jour­nal­iste prin­ci­pale de l’his­toire, Özlem Ağuş, est restée en déten­tion pen­dant deux ans à cause de ce travail.

L’eau dort, mais l’état ne se repose jamais

Les enquêtes ouvertes à l’en­con­tre des jour­nal­istes s’in­scrivaient dans le cadre d’une vague de répres­sion con­tre les politi­ciens et les activistes poli­tiques kur­des, qui a débuté en 2009. Deux autres procès de masse sont en cours: 205 hommes poli­tiques kur­des sont jugés à Istan­bul et 175 autres accusés sont jugés par un tri­bunal de Diyarbakır .

Le 20 décem­bre 2011, la police a lancé des opéra­tions dans les bureaux d’Is­tan­bul de nom­breux médias pro-kur­des, arrêté 49 per­son­nes et saisi des infor­ma­tions. Quelque 36 jour­nal­istes ont été arrêtés après qua­tre jours d’in­ter­roga­toire le 24 décem­bre. Quelque 44 jour­nal­istes ont d’abord été inculpés avant l’a­jout de deux col­lègues à la liste.

Kılıç, l’av­o­cat, a déclaré qu’ils se référaient au con­cept de “loi pénale enne­mie” pour se référ­er aux affaires juridiques. “C’est un reflet de l’e­sprit de l’E­tat. Voici com­ment cela fonc­tionne : Vous iden­ti­fiez votre enne­mi et vous en faites un ter­ror­iste”, a‑t-il dit.

Kılıç, qui représente égale­ment Özgür Gün­dem , le jour­nal kurde le plus influ­ent pub­lié en Turquie jusqu’à sa fer­me­ture par un décret d’ur­gence en août 2016, a déclaré que les procès en cours con­tre le quo­ti­di­en démon­traient la même men­tal­ité. Faisant référence à une affaire dans laque­lle l’an­cien rédac­teur en chef du jour­nal, İnan Kızılka­ya, et des intel­lectuels sol­idaires, tels que l’écrivaine Aslı Erdoğan et l’écrivaine Necmiye Alpay, ont été men­acées de per­pé­tu­ité. Kılıç : “Là aus­si le mod­èle de l’es­sai con­tre la presse KCK a été util­isé. L’eau dort, mais l’é­tat ne repose jamais. ” 

Les avo­cats atten­dent main­tenant une déci­sion de la Cour européenne des droits de l’homme, qui devrait peser sur la vio­la­tion de la lib­erté d’ex­pres­sion des jour­nal­istes. Une déci­sion en faveur des jour­nal­istes pour­rait garan­tir qu’ils ne soient pas con­damnés par un tri­bunal turc, selon les avocats.

Chef de police et juge emprisonné

Cepen­dant, le sys­tème juridique lui-même a con­nu des change­ments sis­miques au cours des dernières années. D’abord, le gou­verne­ment turc a aboli les tri­bunaux pénaux spé­ciale­ment autorisés en mars 2014, dans le cadre d’un “proces­sus de paix” avec le mou­ve­ment poli­tique kurde. Le tri­bunal super­visant le procès de presse de KCK était l’un d’en­tre eux. Cepen­dant, la cour con­sti­tu­tion­nelle a rejeté les deman­des de révi­sion des avo­cats de la défense, même si la cour a accep­té de réen­ten­dre d’autres affaires impor­tantes, telles que l’af­faire du coup d’E­tat mil­i­taire d’Ergenekon.

Pour met­tre du sel dans la plaie, le chef de la police, qui a ordon­né l’ar­resta­tion des jour­nal­istes kur­des, et le juge prin­ci­pal , chargé de super­vis­er leur dossier, ont ensuite été accusés d’ap­partenir au mou­ve­ment Gülen. Autre­fois proche allié du Par­ti de la Jus­tice et du Développe­ment, le mou­ve­ment dirigé par le religieux islamiste améri­cain Fethul­lah Gülen a été accusé d’avoir organ­isé plusieurs com­plots visant à ren­vers­er le gou­verne­ment, y com­pris le coup d’E­tat du 15 juil­let 2016. Le mou­ve­ment a depuis été déclaré organ­i­sa­tion ter­ror­iste et appelée “FETÖ”.

Le chef de la police, Yurt Atayün, est détenu depuis que le gou­verne­ment a com­mencé à purg­er les pré­sumés gülenistes de l’É­tat en 2014, tan­dis que le juge en chef, Ali Alçık, a été arrêté quelques jours après la ten­ta­tive de coup d’Etat.

Mais, alors que le gou­verne­ment a rapi­de­ment décidé de ren­vers­er d’autres procès pré­ten­du­ment inven­tés par le mou­ve­ment Gülen, il ne l’a pas fait pour­tant dans le procès de presse du KCK.

Le procès aurait déjà dû être rejeté parce que les nou­velles ordi­naires et les con­ver­sa­tions télé­phoniques — comme celles que fait chaque jour­nal­iste — ont été présen­tées comme des preuves. En plus de cela, ceux qui nous ont bar­bouil­lé étaient des mem­bres de FETÖ. Il aurait dû être rejeté sans plus tarder, mais il n’a pas encore été “, dis­ait Kepenek.

La situation actuelle est beaucoup plus grave”

Même si le procès con­tin­ue, mal­gré l’ef­fon­drement appar­ent de l’ac­cu­sa­tion, cela ne sig­ni­fie pas que les jour­nal­istes seront finale­ment acquit­tés, déclare égale­ment Kaplan, tout en notant que le gou­verne­ment turc s’est défendu devant la Cour européenne des droits de l’homme en con­tin­u­ant d’in­sis­ter sur le fait que les jour­nal­istes étaient des “ter­ror­istes”. “Même si les accusés sont des jour­nal­istes, cela ne sig­ni­fie pas qu’ils ne soient pas des ter­ror­istes”.

A l’in­verse :

Le procès ne se pour­suit pas comme une for­mal­ité mais comme un moyen de men­ac­er. Nous con­tin­uons à faire notre tra­vail, mais nous risquons plusieurs années de prison “.

Pour sa part, Kepenek s’in­quiète que la sit­u­a­tion actuelle s’ag­grave inex­orable­ment. Kepenek, une jour­nal­iste de l’a­gence de presse en ligne fémin­iste Jin­News, note que l’ac­cès à leur site Web a été blo­qué cinq fois en une semaine, à la fin du mois de jan­vi­er. La jour­nal­iste Zehra Doğan, fon­da­trice de Jin­ha, pro­longé dans la tra­di­tion par Jin­News et lau­réate du prix de Libre Pen­sée 2017 de l’or­gan­i­sa­tion Free­thinkers basée en Suisse, est égale­ment empris­on­née pour des pein­tures illus­trant la répres­sion de l’ar­mée turque dans les provinces kur­des fin 2014 et début 2015. Même accu­sa­tion de pro­pa­gande terroriste.

Nous vivons un proces­sus beau­coup plus sévère”, a déclaré Kepenek. “Les allé­ga­tions dans le procès de presse de KCK peu­vent s’être effon­drées, mais main­tenant ils n’ont même pas besoin de présen­ter des allé­ga­tions. Il était pos­si­ble de con­damn­er mon ami Ned­im Tür­fent à plus de huit ans de prison pour avoir ren­du compte du con­flit à Hakkâri. Ce qu’ils appel­lent les preuves, ce sont des nou­velles. En d’autres ter­mes, notre reportage est  légale­ment devenu un ‘crime’.”

En mars 2012, moins de deux mois après une opéra­tion con­tre les médias kur­des, le pre­mier min­istre de l’époque, Recep Tayyip Erdoğan, avait déclaré que les per­son­nes arrêtées étaient des “ter­ror­istes et non des jour­nal­istes” pour ne pas porter la “carte de presse jaune”. Main­tenant, six ans plus tard, il a répété exacte­ment les mêmes mots lors d’une con­férence de presse con­jointe le mois dernier avec le prési­dent français Emmanuel Macron à Paris. Pour­tant, entre-temps, des jour­nal­istes qu’il a qual­i­fiés de “ter­ror­istes” ont été libérés, tan­dis que ceux qui les ont pour­suiv­is sont désor­mais empris­on­nés pour terrorisme.

Le procès de presse du KCK peut être un exem­ple typ­ique de ce que ces allé­ga­tions ne résis­teront pas à l’épreuve du temps, même si les tac­tiques des politi­ciens restent les mêmes — même si les jour­nal­istes ont souligné l’im­por­tance de la solidarité.

Ceux qui sont restés silen­cieux à l’époque obti­en­nent leur part de la répres­sion d’au­jour­d’hui. C’est pourquoi nous devons com­pren­dre que tant la pres­sion con­tre les médias kur­des en 2011 que la pres­sion sous l’é­tat d’ur­gence, sont des attaques directes con­tre le jour­nal­isme”, dis­ait M. Kaplan.

Au con­traire, la pres­sion a même encour­agé de nom­breux jour­nal­istes, a ajouté Kepenek.

Les sty­los des jour­nal­istes ne se cassent pas quand ils les arrê­tent ; ils s’aigu­isent encore plus. Les gou­verne­ments ne com­pren­nent pas cela.”


Özgün Özçer

Il a travaillé comme journaliste et éditeur pour, Taraf, Hürriyet Daily News et BirGün.
Il a travaillé au sein des organisations comme UNICEF, Amnesty International.
Actuellement il travaille comme journaliste freelance.

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