L’É­tat-nation, la forme dom­i­nante d’or­gan­i­sa­tion éta­tique aujour­d’hui, sem­ble en crise. C’est par­ti­c­ulière­ment vrai au Moyen-Ori­ent. Qu’est-ce qui peut émerg­er du chaos actuel ?

Traduit de l’article “Estado Nación – ¿Dios en la Tierra?” de … publié le 24 décembre 2017 sur Rojava Azadî

Con­férence de David Har­vey aux ren­con­tres « Défi­er la moder­nité cap­i­tal­iste II » — Ham­bourg, Alle­magne — 3 avril 2015
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J’écris ces mots à la suite d’une con­férence instruc­tive et inspi­rante dont j’ai beau­coup appris, y com­pris le fait que j’ai encore beau­coup à appren­dre sur la sit­u­a­tion kurde et le noeud enchevêtré de la poli­tique au Moyen-Ori­ent. L’in­spi­ra­tion me vient des exposés sur les remis­es en ques­tion rad­i­cales de l’ex­er­ci­ce des pou­voirs gou­verne­men­taux qui se déroulent au Roja­va, au nord de la Syrie, suite à la vic­toire amère des mil­i­tants kur­des sur l’EI, lais­sant der­rière eux un paysage dévasté et aban­don­né par l’E­tat syrien.

On m’a toute­fois demandé de pren­dre la parole à la con­férence sur l’Etat-nation. J’ai par­tielle­ment évité de le faire parce que ce terme me rend tou­jours nerveux. Il com­bine deux mots dans un con­cept et il est sou­vent présen­té comme une iden­tité alors qu’il représente une contradiction.

L’É­tat est un accord poli­tique et insti­tu­tion­nel défi­ni ter­ri­to­ri­ale­ment, au sein duquel cer­tains pou­voirs sont local­isés de façon exclu­sive, générale­ment regroupés sous l’égide de la sou­veraineté éta­tique. L’É­tat cap­i­tal­iste a générale­ment le mono­pole des moyens de vio­lence, il régle­mente les moyens d’échange (bien que dans la zone euro, les États aban­don­nent ce droit à une autorité supra­na­tionale) et il a le pou­voir de déter­min­er les lois et les appareils régu­la­teurs sur le ter­ri­toire sur lequel il est sou­verain. Il joue aus­si sou­vent un rôle-clé dans la plan­i­fi­ca­tion et la con­struc­tion d’in­fra­struc­tures physiques et sociales sur son territoire.

D’autre part, la nation est un col­lec­tif de per­son­nes unies entre elles (sou­vent sans rigid­ité) par des points com­muns d’as­cen­dance, de langue, de cul­ture, de cou­tumes, d’his­toire, de mémoire col­lec­tive, d’ap­par­te­nance religieuse ou d’i­den­tité eth­nique. La pop­u­la­tion peut être con­cen­trée géo­graphique­ment ou non. S’il y a une unité (à met­tre entre guillemets ?) de l’É­tat-nation, c’est claire­ment ce que Marx appellerait une « unité con­tra­dic­toire ». Il s’avère que presque tous les États sont pluri­na­tionaux, mais ils ne le recon­nais­sent pas dans leurs accords con­sti­tu­tion­nels (sauf avec les récentes con­sti­tu­tions de l’Équa­teur et de la Bolivie). La Grande-Bre­tagne, le Cana­da, la Bel­gique, la Fin­lande, la Turquie et presque tous les États du Moyen-Ori­ent sont pluri­na­tionaux. Dans d’autres cas, comme en France, ce qui était autre­fois un ter­ri­toire multi­na­tion­al a été fusion­né dans une iden­tité lin­guis­tique pen­dant des siè­cles de coerci­tion et de con­sen­te­ment. Dans l’É­tat turc, le nation­al­isme, après la fin de l’empire ottoman, a con­duit à l’ex­pul­sion des Grecs et des Juifs, au géno­cide des Arméniens et à l’ex­i­gence pour les Kur­des de s’as­sim­i­l­er totale­ment à l’i­den­tité nationale turque. Aux États-Unis, il y a eu une longue ten­ta­tive, mais large­ment infructueuse, de faire en sorte que tout le monde, quelles que soient ses orig­ines, « fusionne dans le creuset anglo-sax­on » des États-Unis.

L’im­por­tance de l’i­den­tité nationale pour l’É­tat réside dans le fait qu’elle est le prin­ci­pal moyen par lequel l’É­tat acquiert une légitim­ité, le con­sen­te­ment à ses actions et la sol­i­dar­ité entre ses citoyens, sans dis­tinc­tion de classe, de sexe, de reli­gion et d’ap­par­te­nance eth­nique. « L’in­térêt nation­al » sert à jus­ti­fi­er les poli­tiques et les actions, y com­pris la guerre et la paix. L’ex­pres­sion « pour des raisons d’É­tat » désigne générale­ment des actions qui ne peu­vent être ouverte­ment jus­ti­fiées dans l’in­térêt nation­al. Cepen­dant, il est dif­fi­cile de par­venir à un sen­ti­ment d’i­den­tité nationale sans patrie. Dans le monde con­tem­po­rain, il y a cer­tains États à la recherche d’une nation (en par­ti­c­uli­er ceux qui ont été sculp­tés par les colons bri­tan­niques et français, qui sont respon­s­ables de la plu­part des fron­tières d’É­tat que nous voyons main­tenant dans le monde) et cer­taines nations à la recherche d’un État (comme l’a évidem­ment été le désir du mou­ve­ment kurde non-PKK, des Cachemiris et, plus récem­ment, des Cata­lans, des Basques et des Écos­sais). C’est une con­tra­dic­tion fon­da­men­tale dans l’or­gan­i­sa­tion humaine, qu’Ö­calan veut tran­scen­der. Je salue un tel pro­jet. Tous les États pluri­na­tionaux doivent avoir des con­sti­tu­tions pluri­na­tionales. Je n’ai pas soutenu l’indépen­dance écos­saise lorsqu’elle était inspirée par le nation­al­isme, mais quand elle est dev­enue une impul­sion pour créer un espace autonome au sein duquel des poli­tiques anti-pau­vreté et un mod­èle plus social­iste pour­raient être con­stru­its, j’en suis venu à la soutenir.

Si ni l’É­tat ni la Nation ne peu­vent rap­procher des peu­ples dif­férents, que peut-on faire ?

Lorsque j’é­tais à Diyarbakır il y a deux étés, je suis tombé sur un dépli­ant qui rap­por­tait les résul­tats d’un recense­ment des habi­tants d’une cer­taine par­tie de la ville, réal­isé à un moment don­né du XIXe siè­cle. Ce qui m’a éton­né, c’est le nom­bre de familles qui étaient de reli­gions très dif­férentes et qui util­i­saient apparem­ment des langues dif­férentes, mais qui vivaient dans le même espace. Une réponse évi­dente est pour cause de l’échange de marché. Une miche de pain et une paire de chaus­sures par­lent, pour ain­si dire, le lan­gage courant de la marchan­dise et c’est une langue que tout le monde peut com­pren­dre, quelle que soit sa langue, sa reli­gion et son eth­nie. C’est l’aspect posi­tif des échanges de marchan­dis­es. Les marchan­dis­es peu­vent être échangées — des chaus­sures con­tre du pain — mais à mesure que les ter­mes de l’échange pro­lifèrent dans l’e­space et le temps, des formes de mon­naie devi­en­nent néces­saires, ce qui rend néces­saire l’ex­ter­nal­i­sa­tion de la dis­tinc­tion entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, solid­i­fiée au sein des marchan­dis­es dans une rela­tion entre l’ar­gent d’une part et tous les biens d’autre part. Mais que sig­ni­fie l’ar­gent ici ? La réponse, dit Marx, c’est le tra­vail social que nous faisons pour les autres par l’in­ter­mé­di­aire des échanges com­mer­ci­aux. Ce tra­vail social, il l’ap­pelle « valeur ». La valeur générée par l’échange de marché devient le régu­la­teur des rela­tions d’échange de marché qui lui don­nent nais­sance. La valeur est ce que tous les biens ont en com­mun et l’ar­gent est leur expres­sion matérielle. La valeur est en effet l’ex­pres­sion immatérielle mais objec­tive du tra­vail social caché dans la « main invis­i­ble » du marché d’Adam Smith. Mais que fait réelle­ment l’ar­gent et qui le con­trôle? Il y avait autre­fois de la mon­naie comme l’or et l’ar­gent, mais il y a main­tenant les ban­ques cen­trales, qui jouent un rôle cru­cial, à tel point que nous pou­vons dire que nous vivons sous la dic­tature des ban­ques cen­trales du monde. Lors du référen­dum écos­sais, la promesse de main­tenir la livre ster­ling comme moyen d’échange et donc de la sub­or­don­ner à la poli­tique moné­taire de la Banque d’An­gleterre a freiné la capac­ité de con­tester l’austérité. Etre autonome par rap­port aux poli­tiques sociales est fais­able, mais l’au­tonomie vis-à-vis du monde de l’ar­gent ne l’est pas.

Les formes d’ar­gent et l’échange de marchan­dis­es ne peu­vent pas fonc­tion­ner sans con­trats de pro­priété privée attribués à des per­son­nes morales. En out­re, la qual­ité et l’in­tégrité de la mon­naie doivent être garanties. L’É­tat cap­i­tal­iste existe, entre autres, pour garan­tir les droits de pro­priété privée indi­vidu­els et l’in­tégrité de la mon­naie. Cela implique une régu­la­tion éta­tique du com­porte­ment indi­vidu­el qui con­tred­it les lib­ertés indi­vidu­elles soi-dis­ant inhérentes aux droits de pro­priété privée. Les États autori­taires et auto­cra­tiques con­trastent avec les États du laiss­er-faire. Les mou­ve­ments des pro­prié­taires privés indi­vidu­els (comme le tea par­ty libéral aux Etats-Unis) émer­gent con­tre la régle­men­ta­tion et les impôts « exces­sifs » de l’É­tat, jusqu’à ce que le chaos de l’ac­tiv­ité exces­sive­ment indi­vid­u­al­isée génère une crise qui doit être résolue par l’in­ter­ven­tion de l’É­tat capitaliste.

Cepen­dant, un prob­lème se pose parce qu’avec la forme de l’ar­gent, rien n’empêche les indi­vidus de s’ap­pro­prier la richesse sociale (valeur). Cela a toute une série de con­séquences sur la déf­i­ni­tion de l’é­conomie cap­i­tal­iste. Cela per­met, par exem­ple, à une classe cap­i­tal­iste de monop­o­lis­er à la fois la richesse sociale et les moyens de pro­duc­tion, lais­sant une classe ouvrière sans autre choix que de ven­dre sa main-d’œu­vre comme marchan­dise sur le marché du tra­vail pour survivre.

Regardez ce sché­ma sur la théorie du cap­i­tal de Marx. Le cap­i­tal est exprimé comme une série de con­tra­dic­tions entrelacées :

  • Valeur d’usage con­tre valeur d’échange
  • L’ar­gent (la représen­ta­tion de la valeur) con­tre la valeur (tra­vail social)
  • Pro­priété privée face à l’État
  • L’ap­pro­pri­a­tion privée con­tre la pro­duc­tion col­lec­tive de richesse sociale
  • Pro­prié­taires (cap­i­tal­istes) con­tre non-pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion (tra­vailleurs).

Ce sont là les cinq pre­mières con­tra­dic­tions sur lesquelles j’ai écrit dans un livre récem­ment pub­lié inti­t­ulé « Dix-sept con­tra­dic­tions et la fin du cap­i­tal­isme ». J’avais un dou­ble objec­tif en écrivant ce livre. La pre­mière était d’es­say­er de trou­ver une déf­i­ni­tion plus claire de ce que sig­ni­fie être ant­i­cap­i­tal­iste, parce que j’ai remar­qué que beau­coup d’in­di­vidus et de mou­ve­ments soci­aux indiquent vague­ment qu’ils sont ant­i­cap­i­tal­istes sans vrai­ment savoir ce que cela peut sig­ni­fi­er. Deux­ième­ment, je voulais provo­quer une dis­cus­sion sur la rai­son pour laque­lle nous devri­ons tous être des ant­i­cap­i­tal­istes main­tenant. J’abor­derai briève­ment ces deux idées. Mais avant de le faire, per­me­t­tez-moi d’il­lus­tr­er com­ment les con­tra­dic­tions entremêlées ont fonc­tion­né ensem­ble dans la crise récente. J’u­tilis­erai comme exem­ple le rôle du loge­ment et du marché immo­bili­er dans la genèse de la crise de 2007–2008.

LA CRISE

VALEUR D’USAGE — VALEUR D’ÉCHANGE

Les apol­o­gistes du cap­i­tal­isme nous dis­ent que la meilleure façon d’obtenir des valeurs d’usage pour les gens, comme le loge­ment, est d’établir un sys­tème de marché « effi­cace ». Priv­ilégi­er les valeurs d’échange et obtenir des béné­fices peut fournir des valeurs d’usage aux gens de manière effi­cace et peu coû­teuse. Toute­fois, en 2007–2008, le sys­tème des valeurs d’échange a privé plus de 6 mil­lions de pro­prié­taires de la valeur d’usage de leur mai­son aux États-Unis. En réal­ité, le sys­tème des valeurs d’échange n’a fonc­tion­né que pour les class­es moyennes et les rich­es. Il n’a jamais fourni de loge­ments décents et abor­d­ables sans sub­ven­tions publiques au tiers inférieur de la pop­u­la­tion. En effet, l’ac­cès au loge­ment est basé sur le revenu.

VALEUR MONÉTAIRE

La valeur est ancrée dans le tra­vail social, mais sa représen­ta­tion sous forme de mon­naie n’est pas aus­si restreinte. L’ar­gent peut devenir un tel instru­ment spécu­latif que le prix peut être extrait de choses (comme la terre) qui ne sont pas des pro­duits du tra­vail humain. Les hauss­es rapi­des des prix de l’im­mo­bili­er ces dernières années sur les marchés du loge­ment, de l’Ir­lande jusqu’en Turquie, en Chine, à New York et à Sao Paulo, four­nissent des preuves con­va­in­cantes que l’ex­cès spécu­latif des prix moné­taires des act­ifs est hors de con­trôle par rap­port à la valeur en tant que tra­vail social. Par con­séquent, nous con­sid­érons les loge­ment con­stru­its pour les rich­es comme un investisse­ment spécu­latif (con­ven­able pour le blanchi­ment d’ar­gent) et non comme un moyen de sub­sis­tance, alors que le loge­ment abor­d­able pour les pau­vres est négligé.

LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE ET ÉTAT

Les poli­tiques d’É­tat cap­i­tal­istes ont longtemps favorisé l’ac­ces­sion à la pro­priété dans les pays cap­i­tal­istes avancés, en par­tie parce que “les pro­prié­taires de mai­son avec des dettes ne se met­tent pas en grève” et parce que les pro­prié­taires de mai­son dérivent naturelle­ment dans la pro­priété privée et le sys­tème cap­i­tal­iste. Les pro­prié­taires privés sont liés à leurs maisons en tant que pos­si­bles valeurs d’échange, ain­si que comme valeurs d’usage. Ils devi­en­nent exclusifs et encour­a­gent la ségré­ga­tion sociale pour tenir à l’é­cart les per­son­nes indésir­ables. Ils spécu­laient sur les valeurs de leurs maisons. Aux États-Unis, l’É­tat a ten­té d’in­té­gr­er des groupes jusqu’alors exclus du rêve améri­cain d’ac­ces­sion à la pro­priété par le biais de réformes hypothé­caires et de sub­ven­tions aux pro­duc­teurs et aux con­som­ma­teurs de loge­ments. Cette sit­u­a­tion, con­juguée à une poli­tique de taux d’in­térêt peu élevés sur les prêts hypothé­caires, a entraîné le boom économique du secteur du loge­ment de 2001 à 2007 et la crise qui s’en est suiv­ie, qui a entraîné une per­tur­ba­tion grave du sys­tème financier.

APPROPRIATION PRIVEE DE LA RICHESSE SOCIALE

De nou­veaux sché­mas ont été inven­tés pour com­mer­cialis­er de nou­velles formes de finance­ment du loge­ment, afin de pro­duire une vaste vague de sub­primes (investisse­ments à risque élevé), de sorte que les avo­cats, compt­a­bles, prê­teurs hypothé­caires, les ban­ques, toutes dev­in­rent rich­es en absorbant les pop­u­la­tions vul­nérables dans leurs sché­mas, dans une vaste vague d’ac­cu­mu­la­tion par dépos­ses­sion, cachées sous la hausse spécu­la­tive de la valeur du loge­ment. Lorsque la crise est arrivée, elle a lais­sé der­rière elle un paysage vis­i­ble de vol, d’in­jus­tice et d’il­lé­gal­ité qui, dans le cas des États-Unis, con­stitue l’un des trans­ferts de richess­es les plus spec­tac­u­laires de l’his­toire des États-Unis.

APPROFONDISSEMENT DES DIFFERENCES DE CLASSE

En 2008, Wall Street a payé près de 50 mil­liards de dol­lars de bons qui avaient fait irrup­tion dans le sys­tème financier mon­di­al. En même temps, la pop­u­la­tion afro-améri­caine a per­du plus de 60 % de ses act­ifs, les immi­grants his­paniques presque la même chose et les pop­u­la­tions blanch­es ont per­du près de 30 % de leur valeur pat­ri­mo­ni­ale (pour un total d’en­v­i­ron 100 mil­liards de dol­lars). La classe cap­i­tal­iste riche a saisi une bonne oppor­tu­nité et les couch­es les plus vul­nérables de la pop­u­la­tion ont beau­coup per­du. Au lende­main de la crise, des fonds spécu­lat­ifs et des groupes privés de cap­i­tal-investisse­ment ont repris les biens immo­biliers dont les hypothèques avaient été saisies, afin de les louer avec des loy­ers monop­o­lis­tiques. Les rich­es s’en­richissent (même en pleine crise) et les pau­vres s’ap­pau­vris­sent (sous le poids de la crise). En clair, les rich­es doivent être dépouil­lés de leurs biens mal acquis et la richesse doit être redis­tribuée équitable­ment sur le principe “de cha­cun selon ses capac­ités et à cha­cun selon ses besoins”.

J’e­spère que vous me par­don­nerez de me tourn­er vers l’ex­em­ple des États-Unis, qui est, bien sûr, l’en­droit que je con­nais le mieux. Mais j’ai pen­sé qu’il était impor­tant d’il­lus­tr­er que ce qui appa­raît à pre­mière vue comme des caté­gories très abstraites et des con­tra­dic­tions imag­inées par Marx dans “Le Cap­i­tal” peut être util­isé pour illus­tr­er ce qui s’est passé dans la péri­ode antérieure à la crise de 2007–2008, tout en indi­quant en même temps quel type de trans­for­ma­tion sociale sera néces­saire pour un avenir anticapitaliste.

POURQUOI JE SUIS ANTICAPITALISTE

Je ne suis pas ant­i­cap­i­tal­iste à cause d’un défaut de mon ADN. Je ne suis pas ant­i­cap­i­tal­iste parce que j’ai été éduqué pour être ant­i­cap­i­tal­iste ou parce qu’il y a eu un événe­ment trau­ma­ti­sant ou bru­tal dans mon his­toire per­son­nelle qui m’ori­en­terait dans cette direc­tion. Je ne suis même pas ant­i­cap­i­tal­iste parce que je ne sup­porte pas cette télévi­sion qui mon­tre des promess­es d’un monde de rêve qui ne se matéri­alise jamais (bien que cela ajoute quelque chose à ma fer­veur ant­i­cap­i­tal­iste). Je suis ant­i­cap­i­tal­iste pour des raisons rationnelles. J’en suis arrivé à la con­clu­sion que toute per­son­ne rationnelle doit aus­si être ant­i­cap­i­tal­iste. Je sais, bien sûr, qu’en ces temps post-mod­ernes et post-struc­tural­istes, dans un monde où l’é­mo­tion prime sur la rai­son, même à gauche, cette insis­tance sur la ratio­nal­ité n’est pas à la mode. Je suis rationnel, non pas dans le sens des Lumières (bien que je pense que les Lumières ont apporté beau­coup de choses dont on pour­rait encore faire l’éloge), mais dans le sim­ple sens que je pense qu’il est rationnel de s’é­carter du chemin quand une voiture qui roule si vite perd le con­trôle, dans notre direction.

J’ai com­mencé à lire à Marx à l’âge de 35 ans parce que j’é­tais pro­fondé­ment insat­is­fait de la théorie sociale que j’avais lue jusque-là. Cela sem­blait avoir peu ou pas grand-chose à voir avec les proces­sus poli­tiques et économiques qui se déroulaient autour de moi. Étant don­né que lors de ma pre­mière lec­ture, je n’avais vrai­ment aucune idée de ce dont par­lait « Le Cap­i­tal », j’ai décidé d’ap­pren­dre de la meilleure façon que je con­naisse, qui est l’en­seigne­ment, et je l’ai enseigné tous les ans (par­fois plusieurs fois par an) pen­dant une quar­an­taine d’an­nées. Ce faisant, je me suis famil­iarisé avec les con­tra­dic­tions du cap­i­tal et avec la façon dont ces con­tra­dic­tions ont pro­duit des crises péri­odiques. Il m’est égale­ment apparu claire­ment que les crises n’é­taient pas seule­ment des moments de col­li­sion de mul­ti­ples con­tra­dic­tions, mais aus­si des moments d’op­por­tu­nité pour le cap­i­tal de se renou­vel­er ou de chang­er de forme. Mais c’é­tait aus­si des péri­odes où les mou­ve­ments soci­aux pou­vaient affirmer leur pou­voir de chang­er le cours de l’évo­lu­tion cap­i­tal­iste ou entamer le tra­vail com­plexe de recherche et de con­struc­tion d’alternatives.

Il y a cepen­dant quelques con­tra­dic­tions qui sont par­ti­c­ulière­ment dan­gereuses de nos jours (dif­férentes de celles que Marx a abor­dées à son époque). L’une d’en­tre elles est le stress de main­tenir la crois­sance pour tou­jours. Le cap­i­tal doit croître ou mourir et la crois­sance est donc un aspect non négo­cia­ble de son être. L’ac­cu­mu­la­tion de crois­sance devient un prob­lème de plus en plus impor­tant au fil du temps, et avec l’en­trée du bloc sovié­tique et de la Chine dans le sys­tème cap­i­tal­iste mon­di­al, ain­si que l’aug­men­ta­tion mas­sive de la pop­u­la­tion active mon­di­ale qui est passée de deux à trois mil­liards de tra­vailleurs salariés depuis 1980, il existe des lim­ites évi­dentes à la pour­suite de la crois­sance. Cette sit­u­a­tion est exac­er­bée par une autre con­tra­dic­tion dan­gereuse, à savoir la dégra­da­tion de l’en­vi­ron­nement mon­di­al. De plus, le recours crois­sant à la mécan­i­sa­tion, à l’au­toma­ti­sa­tion, aux tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion et à l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle tend à ren­dre encore plus éloignée la pos­si­bil­ité d’un tra­vail sat­is­faisant et ayant du sens. Une grande par­tie de la pop­u­la­tion active devient une armée de réserve indus­trielle, insta­ble et tran­si­toire, ou est con­damnée à un tra­vail insignifi­ant et dégradant. Lorsque tout cela s’a­joute à un con­sumérisme crois­sant, dont une grande par­tie n’a aucun sens par rap­port au désir de sat­is­fac­tion réelle, il en résulte une alié­na­tion général­isée des pop­u­la­tions humaines. Cette alié­na­tion est sou­vent aggravée par l’ab­sence de démoc­ra­tie et par un sys­tème poli­tique con­stru­it par et pour les élites. Il en résulte des poussées d’ag­i­ta­tion, par­fois inco­hérentes, mais massives.

La crois­sance infinie, la dégra­da­tion de l’en­vi­ron­nement et l’al­ié­na­tion général­isée sont les trois con­tra­dic­tions les plus dan­gereuses de notre époque. Alors que le cap­i­tal pour­rait en principe sur­vivre à toutes celles-ci, il ne le pour­rait que sous une répres­sion dra­coni­enne et vio­lente et par une mil­i­tari­sa­tion de la vie quo­ti­di­enne, sans par­ler des guer­res civiles et des révoltes urbaines sur­gis­sant partout.

C’est cette sit­u­a­tion qui me pousse à être ant­i­cap­i­tal­iste et à me deman­der com­ment les con­tra­dic­tions du cap­i­tal seront recon­fig­urées pour que la vie de cha­cun soit beau­coup plus grat­i­fi­ante, sûre et satisfaisante.

UN PROGRAMME ANTICAPITALISTE

A tout le moins, être ant­i­cap­i­tal­iste, c’est trou­ver le moyen de rem­plac­er un mode de pro­duc­tion cap­i­tal­iste par une alter­na­tive qui ne repose pas sur l’ac­cu­mu­la­tion per­pétuelle de cap­i­taux de plus en plus impor­tants, générale­ment entre de moins en moins de mains, sur la pro­liféra­tion de la dégra­da­tion de l’en­vi­ron­nement ni sur l’al­ié­na­tion crois­sante des pop­u­la­tions humaines : alié­na­tion du tra­vail, de la con­som­ma­tion redon­dante, de la société civile et de l’É­tat, des fauss­es promess­es d’une démoc­ra­tie monétisée et de la nature elle-même.

Les révo­lu­tions ne sont pas des événe­ments. Ce sont des proces­sus — sou­vent lents et par­tiels — qui per­me­t­tent à une nou­velle forme de société d’émerg­er du ven­tre de l’an­cien. Mais ces proces­sus ont besoin d’ori­en­ta­tion. C’est ce que la révo­lu­tion néolibérale a com­mencé à faire dans les années 1970, grâce à la théorie du moné­tarisme et au change­ment de sub­jec­tiv­ité poli­tique, pas­sant de la sol­i­dar­ité des mou­ve­ments soci­aux forts à l’in­di­vid­u­al­isme de marché, des économies opérées sous le con­trôle de l’É­tat au dépasse­ment de la souevraineté de l’É­tat par le pou­voir des action­naires et bien plus encore. Ce que ce mou­ve­ment révo­lu­tion­naire a fait, c’est de mon­tr­er claire­ment que des révo­lu­tions et des évo­lu­tions lentes sont pos­si­bles. Pes­simistes de gauche, prenez-en note !

Mais il y a beau­coup de tra­vail à faire. Une par­tie de la tâche de la théorie est de trac­er un chemin plau­si­ble vers la trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire et c’est ce que j’ai ten­té de faire dans « Dix-sept con­tra­dic­tions ». L’as­tuce est de déplac­er le poids de la pres­sion sociale et poli­tique d’un côté à l’autre d’une con­tra­dic­tion plus favor­able au change­ment révo­lu­tion­naire. Dans cer­tains cas, la con­tra­dic­tion devra être com­plète­ment dis­soute. Voyons com­ment cela fonc­tionne en prenant les cinq con­tra­dic­tions que j’ai déjà briève­ment examinées.

Dans le cas de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, la voie évi­dente est de chercher un moyen de dégrad­er et finale­ment d’abolir le pou­voir des rela­tions de valeur d’échange sur les valeurs d’usage basiques, néces­saires à une vie humaine adéquate. Marx l’a défendu comme Öcalan. Il y a deux façons de procéder. De la même manière que le thatch­érisme et le rea­gan­isme ont réus­si à com­mer­cialis­er de plus en plus la vie quo­ti­di­enne afin de ren­forcer le pou­voir des rela­tions d’échanges pour dicter nos des­tins et nos for­tunes, pour ren­vers­er cette ten­dance néolibérale spé­ci­fique, nous devons retir­er du marché les soins de san­té, l’é­d­u­ca­tion, le loge­ment et l’ap­pro­vi­sion­nement en biens de base. Cela rejette la forme néolibérale du cap­i­tal, mais pas le cap­i­tal­isme en général. C’est là que les rela­tions entre les dif­férentes con­tra­dic­tions entrent en jeu pour définir une sec­onde voie de mou­ve­ment révolutionnaire.

Au fil du temps, la représen­ta­tion du tra­vail social sous forme d’ar­gent s’est échap­pée de ses amar­res vis-à-vis de l’ac­com­plisse­ment réel de ce tra­vail social. Les fluc­tu­a­tions des devis­es sont hors du con­trôle du sys­tème des valeurs réelles. Compte tenu des obsta­cles à l’ac­cu­mu­la­tion inces­sante du cap­i­tal, le sys­tème moné­taire a été ren­for­cé, accom­pa­g­né d’une cen­tral­i­sa­tion crois­sante de la richesse sociale, et insti­tué comme régu­la­teur de la vie économique, sociale et poli­tique. En temps de crise, nous voyons le cap­i­tal­isme lut­ter dés­espéré­ment pour rétablir ses racines dans le tra­vail social sans inter­rompre l’énorme cen­tral­i­sa­tion de la richesse et du pou­voir entre quelques mains. Des mesures doivent être pris­es pour lim­iter les fonc­tions moné­taires. Une pre­mière étape con­sis­terait à inter­dire le rôle de l’ar­gent dans la gou­ver­nance démoc­ra­tique, puis à pren­dre des mesures claires pour éradi­quer l’ac­tiv­ité spécu­la­tive (par exem­ple par le biais de dis­po­si­tions fis­cales effi­caces) et empêch­er le pou­voir du cap­i­tal d’ac­quérir une grande par­tie de la richesse sociale par le biais de manip­u­la­tions moné­taires. Cela ne sig­ni­fie pas l’abo­li­tion de toutes les struc­tures de valeur d’échange, car le com­merce sur le marché des biens et des ser­vices sera évidem­ment impor­tant dans n’im­porte quelle société future. Les ban­ques de détail devraient être con­sid­érées comme des insti­tu­tions com­mu­nau­taires et des ser­vices publics.

Pour tout cela, une recon­fig­u­ra­tion rad­i­cale des rap­ports de pro­priété entre l’É­tat et le secteur privé est néces­saire, con­duisant finale­ment à l’abo­li­tion totale (ou “dépérisse­ment”) des pou­voirs insti­tu­tion­nels — en par­ti­c­uli­er les pou­voirs de mil­i­tari­sa­tion et de répres­sion organisée/emprisonnement — inclus dans les appareils d’État.

Lorsque la gou­ver­nance con­ven­tion­nelle s’ef­fon­dre, comme ce fut le cas en Argen­tine après l’ef­fon­drement de 2001 et comme c’est le cas aujour­d’hui au Roja­va, en Syrie, les pop­u­la­tions humaines font preuve d’imag­i­na­tion et d’in­no­va­tion en ce qui con­cerne l’ap­pro­vi­sion­nement social des biens néces­saires pour attein­dre un niveau de vie min­i­mum. En Argen­tine, par exem­ple, des assem­blées de quarti­er ont été créées, des usines désaf­fec­tées et aban­don­nées ont été “récupérées” et placées sous le con­trôle des tra­vailleurs, et un vaste réseau de troc com­mer­cial a été mis en place pour remédi­er au manque de liq­uid­ités des ménages. A un cer­tain moment de la reprise, cepen­dant, les assem­blées se sont effon­drées, le sys­tème de troc a été sys­té­ma­tique­ment attaqué et détru­it (par qui, ce n’est pas encore clair), lais­sant der­rière lui des coopéra­tives con­trôlées par les tra­vailleurs, dont beau­coup ont survécu comme des îlots rad­i­caux dans une mer d’ac­tiv­ité cap­i­tal­iste résur­gente. L’es­sor rapi­de des nou­velles struc­tures de gou­ver­nance com­mu­nale au Roja­va en est un autre exem­ple (duquel j’aimerais en savoir plus).

L’un des plus grands dan­gers pour ce mou­ve­ment révo­lu­tion­naire est la paix et le rétab­lisse­ment d’une sou­veraineté affir­mée de l’É­tat syrien sur son ter­ri­toire, y com­pris au Roja­va. Pour que les expéri­ences qui émer­gent au Roja­va aient une longue durée de vie, elles doivent être implan­tées si pro­fondé­ment dans toute la pop­u­la­tion de la région, qu’il serait impos­si­ble de les éradi­quer. Cela sig­ni­fie que le con­fédéral­isme démoc­ra­tique doit être par­ti­c­ulière­ment inclusif des intérêts arabes et des autres minorités, et doit encour­ager une par­tic­i­pa­tion aus­si large que pos­si­ble. Sinon, l’É­tat syrien utilis­era les exclu­sions pour encour­ager la dis­corde et réaf­firmer son gou­verne­ment admin­is­tratif cen­tral­isé. Les militant.es kur­des doivent égale­ment pra­ti­quer le plurinationalisme.

La per­spec­tive à long terme est de rem­plac­er les accords de pro­priété privée par une par­tic­i­pa­tion accrue et plus large des com­munes (y com­pris, dans cer­tains cas, la créa­tion de droits de pro­priété com­mune alter­nat­ifs ou même de droits non-marchands tels que ceux inclus dans les waq’fs.1Le développe­ment des assem­blées locales et d’une démoc­ra­tie con­fédérale, comme moyen de ges­tion com­mune de ces biens com­muns, est donc crucial.

La restruc­tura­tion des droits de pro­priété, con­join­te­ment aux restric­tions pro­posées quant aux util­i­sa­tions et aux pou­voirs de l’ar­gent, con­tribuera grande­ment à créer un envi­ron­nement dans lequel la capac­ité de quelques indi­vidus à s’ap­pro­prier la richesse sociale sera con­sid­érable­ment réduite. L’af­faib­lisse­ment con­séquent du pou­voir de classe affaib­li­ra en par­al­lèle la capac­ité de cette classe à domin­er la poli­tique, le pou­voir judi­ci­aire et les médias, car les formes directes de démoc­ra­tie, inté­grées à des insti­tu­tions con­fédérales, devien­dront le cœur de la trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire. L’ab­sorp­tion gradu­elle des ressources pour gér­er les biens com­muns per­me­t­tra la prise en charge gradu­elle des seg­ments de l’ap­pareil éta­tique — comme la san­té publique, les trans­ports, le développe­ment d’in­fra­struc­tures et les biens publics — qui sont à la fois con­struc­tifs et essen­tiels dans les affaires humaines.

Il doit être ren­du évi­dent que les recon­fig­u­ra­tions général­isées des qua­tre pre­mières con­tra­dic­tions créent une sit­u­a­tion dans laque­lle il sera extrême­ment dif­fi­cile pour une classe cap­i­tal­iste de se con­stituer comme classe dirigeante avec un pou­voir exclusif sur l’É­tat, tel que c’est actuelle­ment le cas.

Cette déf­i­ni­tion, esquis­sée ici, de ce que sig­ni­fie être ant­i­cap­i­tal­iste, repose en par­tie sur un débal­lage théorique des con­tra­dic­tions du cap­i­tal. Mais elle repose aus­si sur une cer­taine con­nais­sance de l’his­toire des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires (comme la Com­mune de Paris de 1871). Ain­si que sur une pro­fonde appré­ci­a­tion du suc­cès et des échecs des innom­brables luttes qui ont eu lieu dans l’his­toire de l’hu­man­ité à la recherche d’une vie meilleure. Le com­bat continue.

David Har­vey

David Harvey David Harvey est professeur honoraire d’anthropologie et de géographie au Graduate Center of New York City University (CUNY). Il a obtenu son doctorat en géographie à l’Université de Cambridge en 1961.
M. Harvey est l’auteur de nombreux ouvrages et essais qui ont joué un rôle prépondérant dans le développement de la géographie moderne en tant que discipline. C’est un défenseur du droit à la ville.

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