Une femme veut protéger son fils de la guerre et se trouve dans la nécessité d’abriter ceux qui la fuient. L’enfant, lui, veut tout voir : le dengbêj errant, le soldat qui doute, la femme de ménage muette, le canari en cage… Et surtout, comme les autres enfants kurdes, défier les chars de l’armée avec une pierre dans la main et des baskets aux pieds.
Sur mes yeux, ou Ser çava en kurde, peut signifier “bienvenue” ou “à votre service”. Ce récit poignant est le fruit d’une rencontre à la fois poétique et politique : parti à la rencontre des dengbêj, conteurs-chanteurs kurdes, Elie Guillou s’est retrouvé confronté aux conflits qui déchirent l’Anatolie. Il nous plonge au coeur du combat souvent évoqué et pourtant peu documenté de la résistance kurde. Le jeune observateur français, découvrant la réalité d’un engagement par les armes, s’interroge sur ce que la guerre raconte à la paix.
Cette fiction est mise en musique par Babx et mise en scène par l’Egyptien Hassan El Geretly.
Rencontre avec Élie Guillou
Le 11 janvier, après la première…
Je m’appelle Elie Guillou. Je suis écrivain et comédien. J’ai fait des voyages au Kurdistan entre 2012 et 2016, invité par un photographe, Gael Le Ny, qui m’avait parlé des dengbêj, ces chanteurs conteurs kurdes, alors que je faisais des recherches autour de la parole et du chant.
Je suis parti avec Gaël sans rien connaître à l’avance de la situation. Il a commencé à me parler de cela à l’aéroport. Je suis donc arrivé “page blanche”.
Tu étais tout de même au courant qu’il y avait un conflit ?
Non, pas du tout.
Quand a eu lieu ton premier voyage ?
En 2012, a Diyarbakır, au moment des grèves de la faim. Je voulais enregistrer les dengbêj mais ils n’étaient pas facile à trouver : ils étaient aux manifestations ! François Legeait et Gaël Le Ny devaient couvrir les manifs pour Amitié Kurdes de Bretagne (AKB). Je les ai accompagnés. Moi qui ne connaissais rien, j’ai bien vu comment elles étaient réprimées.
Plusieurs scènes du spectacle sont calquées sur que j’ai pu observer là-bas. Je suis rentré droit dans le vif du sujet sans rien connaître, sans avoir aucun à priori idéologique sur rien. J’ai fait 6–7 voyages consécutifs entre 2012 et 2016. Le plus court fut d’une semaine au moment des couvre-feux, et le plus long dura un mois et demi, lorsque j’étais en Irak à collecter des chants.
Comment est né ce projet ?
Les premières lignes ont été écrites sur le vif. Le site AKB avait besoin de textes, je me suis donc mis à écrire des textes très documentaires, pour témoigner. J’ai senti que ma manière d’écrire et la situation se complétaient l’une l’autre.
Un besoin de témoigner ?
Oui. Une urgence. Lorsque Christophe Adriani, directeur du théâtre d’Ivry Antoine Vitez, m’a proposé un partenariat, c’est sorti tout seul : je voulais parler du Kurdistan ! Par contre, je n’avais aucune idée de forme. Mûrir le spectacle m’a pris beaucoup de temps. Lorsque j’écris un documentaire, je décris ce que je vois, donc je suis sûr de ne pas me tromper. Mais je voulais faire une fiction, et c’était beaucoup plus compliqué. Je savais que je voulais faire une fiction, car dans un documentaire, tu n’as le droit d’écrire que ce que tu as vu. Mais dans une fiction, tu peux intégrer ce qu’on t’a dit, ce que tu devines… Cela me permettait d’aller jusque dans la cave, par exemple. Une amie de Nusaybin m’a transmis son journal, j’ai lu des livres, j’ai écouté beaucoup… Tu peux écouter quelqu’un pendant 3 heures et ne retenir qu’un détail. Par exemple, je parle du jeune soldat “qui bave de peur”. Ça, je ne l’ai pas vu, on me l’a raconté. Et j’ai trouvé que cette image résumait à elle seule la tension qu’on trouve dans le regard des conscrits face aux manifestations à Diyarbakır. En face d’eux, ils n’y a que des mômes, aves des cailloux. Pourtant ils sont terrorisés. D’où vient leur terreur ?
Comment as-tu réussi à concentrer dans une fiction les questions qui te touchent car elles sont nombreuses ? C’est un sujet écrasant, immense. Comment découper un petit bout de tout ce monde ? Quel est ce petit bout que tu as voulu transmettre ?
C’est comme en photographie, tu choisis un cadre. Tu trahis la complexité du monde et tu pries pour que ce qui est “hors champ” nourrisse ce qui est à l’intérieur. Pour cette raison, dans le spectacle vivant, ce qui est le plus juste, le plus vivant, ce sont les silences. Je laisse volontairement des silences entre les scènes, pour que ce que j’ai raconté résonne. Tout est dans la résonance.
Après, je voulais parler de la paix. Qu’est-ce que la paix ? Au début, à chaque retour en France j’avais honte. Honte d’être en paix. Puis je me suis dit : “tu ne peux pas en vouloir aux gens d’être bien.” Le spectacle traverse différents moment de ma réflexion sur la paix. Au début, en tant qu’occidental paisible, je voyais la paix comme l’absence de rapport de forces. Puis, j’ai peu à peu accepté que le chemin vers la paix puisse être l’équilibre dans le rapport de forces. Du coup, il faut être aussi puissant que l’adversaire pour aboutir à la paix. Il faut s’armer. Il faut se battre. C’est ce que je raconte dans le spectacle : le chemin vers la paix peut-être l’enfant ou le fusil. Même aujourd’hui, ça me fait bizarre de le formuler comme ça. Le poète kurde Şeyhmus Dağtekin a une phrase : “Un rapport d’égalité implique un égal pouvoir de nuisance.” Cette phrase a longtemps été en exergue de mon texte.
Et nous, notre paix ici, comment on fait par rapport à la guerre là-bas ?
C’est tout le problème. Je faisais des ateliers dans un camp yezidi a Fidanlık pas très loin d’Amed (Diyarbakır) au moment où l’UE a signé le deal avec Erdoğan : “on te donne de l’argent, tu gardes les migrants”. Ça m’a violé, outré… La colère de ce moment est le point de départ du spectacle.
C’est donc une parabole sur Jiyan, cette femme qui est dans sa cour paisible et qui ferme la porte. La guerre est autour, mais elle ne veut pas la voir, et finalement ça lui arrive dessus. Après, on peut la comprendre. Il faut comprendre les personnages. Oui, il y a une légitimité à être égoïste. Pour pouvoir offrir quelque chose, il faut avoir quelque chose à donner. Il n’empêche, cette posture peut vite tourner au crime.
Pour chaque personnage, j’essaie de défendre son point de vue. Parfois, c’est plus difficile. Au début, je voulais un personnage de bourreau, un paramilitaire, un barbouze. Mais je n’arrivais pas à me mettre dans sa tête. Et puis, j’ai vu cette vidéo : un jeune était embarqué dans un scorpion [véhicule blindé] par des paramilitaires, et, devant, il y avait ce jeune policier au regard épileptique, qui hésitait, qui hésitait… je me suis dit, voilà mon personnage ! C’est cela qui m’intéresse : celui qui doute. Quand tu as une idéologie qui déclare que c’est bien de tuer les Kurdes, il y en a bien certains qui doutent. Même chez les bourreaux il y a des nuances : entre celui qui est au check-point et celui qui prend la relève, celui qui fait juste son travail et celui qui en jouit. Il y a toute une gamme dans la haine, elle va du gris clair au noir foncé.
Il y a une scène décisive dans la pièce, est-ce réel, as tu eu ce genre de témoignage ?
Non et c’est pour cela que c’est une fiction. Cette scène finale, c’est un tourment. C’est ma responsabilité d’auteur. On a beaucoup discuté de cela avec l’équipe, on a même failli enlever cette fin. Je raconte, donc je suis témoin. C’est une sacrée responsabilité. C’est pour cette raison que dans ce spectacle, je suis conteur et pas comédien. J’y étais, j’ai vu et je vous raconte : vous ne pouvez pas ne pas entendre ! Vous ne pouvez pas mettre en doute ce que j’ai vu. Sauf la fin. Mais finalement, j’y tiens à mon mensonge. Je veux passer cet espoir là. S’il y a de l’espoir ça vaut le coup de se mobiliser. C’est un choix, et nous avons préféré faire le choix de l’espoir…
Elie Guillou : auteur – conteur | Babx : compositeur | Grégory Dargent : compositeur El Geretly : Regard extérieur – mise en scène | Pierrick Hardy : guitare – clarinette | Julien Lefèvre : violoncelle | David Neerman : piano | Noémie Zabrano : assistante à la mise en scène | François Legeait : photo affiche | Christophe Hamery : graphiste | Cécilia Galli : scénographe | Juliette Romens : création lumière | Dylan Guillou : Production, administration.
du jeudi 11 au samedi 27 janvier à 20h
Théâtre d’Ivry Antoine Vitez
1, rue Simon Dereure 94200 Ivry-sur-Seine
Evénement Facebook
• Pendant toute la durée des spectacles, une exposition de François Legeait sera accrochée dans la galerie du théâtre. En 22 clichés noir et blanc, le photographe retrace l’évolution de la situation kurde au Moyen-Orient entre 2012 et 2016.
• Le jeudi 18 janvier se tiendra après le spectacle un temps d’échanges avec l’association France-Kurdistan, autour de leurs expériences, leur point de vue sur la situation kurde et les solidarités entre les deux pays.
• Le vendredi 19 janvier à 18h00, avant le spectacle, sera proposé un café-débat au bar du Théâtre avec le journaliste et reporter Olivier Piot. Il a réalisé de nombreux reportages dans les différentes régions du Kurdistan et a notamment écrit Kurdistan, la colère d’un peuple sans droits (avec Julien Goldstein, Les petits matins, 2012) et Le peuple kurde, clé de voûte du Moyen-Orient (Les Petits Matins, 2017, préface de Frédéric Tissot). Il viendra donner un éclairage historique sur le Kurdistan qui sera suivi d’échanges à bâtons rompus.
• Le samedi 20 janvier, le Théâtre d’Ivry Antoine Vitez offrira à Elie Guillou une carte blanche en lien avec Sur mes yeux. Vous pourrez donc entendre Rusan Filiztek, un stranbej de talent, qui jouera le répertoire traditionnel kurde, ainsi que ses propres compositions. En deuxième partie, Babx jouera Cristal Automatique, récital dans lequel il met en musique les poètes (Baudelaire, Ribmaud, Miron, Césaire, Kerouac, etc.)
• Le vendredi 26 janvier, la journaliste Laura-Maï Gaveriaux (Le Monde Diplomatique, Orient XXI, France Inter, Les Echos, actuellement en processus d’écriture d’un livre…) interviendra après le spectacle pour parler de la situation des Kurdes aujourd’hui.
Photo à la une : Juliette Romens