Pen­dant plusieurs jours, des man­i­fes­ta­tions con­tre la struc­ture poli­tique et économique du gou­verne­ment iranien ont eu lieu dans plus de 90 villes irani­ennes. Cela en dépit du fait que tout le pays est sous l’emprise d’un État mil­i­tarisé et que toute démon­stra­tion poli­tique dans la rue coûte très cher puisqu’elle sera réprimée par des coups de bâton, de couteau, des fusil­lades, jusqu’à l’as­sas­si­nat pur et sim­ple. Selon les sta­tis­tiques, les Iraniens sont devenus 15% plus pau­vres au cours de la dernière décen­nie. La néolibéral­i­sa­tion de l’é­conomie irani­enne avait com­mencé pen­dant le gou­verne­ment d’après-guerre (Iran/Irak) de Hache­mi Raf­sand­jani. Cepen­dant, le gou­verne­ment actuel du « mod­éré » Rohani) a accéléré le proces­sus de telle manière qu’il est devenu presque impos­si­ble pour la plus grande par­tie du milieu pop­u­laire de gag­n­er sa vie.

Ce soulève­ment est inat­ten­du et incom­préhen­si­ble pour tous ceux qui ont nég­ligé les protes­ta­tions des syn­di­cats d’ou­vri­ers, d’en­seignants et d’é­tu­di­ants de ces dernières années. Ce qui inspire sociale­ment ce mou­ve­ment, c’est claire­ment la mobil­i­sa­tion de tra­vailleurs dont les salaires ne sont pas payés et dont le niveau de vie n’en finit plus de baiss­er. Cette nég­li­gence tient aus­si à l’in­vis­i­bil­i­sa­tion de ces mobil­i­sa­tions qui se tien­nent en amont de cette révolte et aux­quelles par­ticipent des syn­di­cal­istes (terme qui n’a pas d’équivalent en per­san car les syn­di­cats ne sont pas autorisés con­crète­ment et leurs mil­i­tants sont empris­on­nés), des pro­fesseurs et des tra­vailleurs du secteur des trans­ports. Les mobil­i­sa­tions ont aus­si con­cerné la ques­tion des retraites et le prob­lème des sociétés finan­cières de crédits lesquelles ont quit­té le pays avec les sous en poche après avoir blanchi l’argent. Depuis plus d’un an, les habi­tants des petites villes se man­i­fes­tent devant mairies et ban­ques, mais restent tou­jours invis­i­bles. Selon les chiffres offi­ciels, au cours des 6 derniers mois, il y eut plus de 900 rassem­ble­ments de tra­vailleurs dans 50 villes dif­férentes. Mais ces man­i­fes­ta­tions qui ont été dis­per­sées sont restées ignorées par les médias.

De plus, lors du récent trem­ble­ment de terre (novem­bre 2017 à Ker­man­shah), la pop­u­la­tion a claire­ment vu l’in­ef­fi­cac­ité du régime dans la réso­lu­tion de la crise. Le manque d’at­ten­tion de l’É­tat aux besoins des per­son­nes touchées par le séisme a provo­qué l’indig­na­tion de la pop­u­la­tion. Et en dépit d’une sol­i­dar­ité pop­u­laire remar­quable envers les vic­times de cette cat­a­stro­phe, la colère a con­tin­ué de nour­rir les récentes émeutes.

Ces man­i­fes­ta­tions expri­ment une colère et un dés­espoir général­isé qui est le con­tre coup de l’espoir sus­cité par les accords nucléaires. En effet, il était prévis­i­ble que ces accords ne prof­it­eraient qu’aux priv­ilégiés et aux nou­velles class­es dirigeantes. Après l’élec­tion de Rohani en 2013, les class­es supérieures de la pop­u­la­tion se sont vis­i­ble­ment alliées avec l’État. On assiste à une répar­ti­tion idéologique et objec­tive des sou­tiens de l’État. On con­state que le mou­ve­ment actuel n’est pas issu des rival­ités internes au Régime ou à la scène poli­tique offi­cielle. L’insurrection en est claire­ment dis­tincte, et c’est pourquoi elle est restée ignorée jusque-là. Alors que les réformistes restent attachés à ces pou­voirs éta­tiques, ils stig­ma­tisent la révolte actuelle comme un mou­ve­ment ambigu, sans racine, per­me­t­tant tous les scé­nar­ios com­plo­tistes pos­si­bles. Ils l’appellent avec mépris : « mou­ve­ment des médiocres », ce qui mon­tre encore une fois leur haine envers les class­es pop­u­laires. Il y a, d’un côté, les con­ser­va­teurs qui préfèrent accentuer les raisons économiques du mou­ve­ment afin d’accuser le prési­dent, et de l’autre, les réformistes et les mem­bre du gou­verne­ment qui le décrivent comme un événe­ment poli­tique manip­ulé par les puis­sances étrangères. Les posi­tions poli­tiques étrangères, telles que le sou­tien de Trump à ce soulève­ment, ont encore ren­for­cé cette illu­sion com­plo­tiste. Mais pour les man­i­fes­tants, il est clair que cette insur­rec­tion n’a rien à voir avec les (les) intérêts étrangers.

Jusqu’à présent, à l’image de 2009, le con­flit prin­ci­pal a été réduit à une sorte d’antagonisme entre le guide suprême, en tant que leader du camp con­ser­va­teur, et le prési­dent, comme le représen­tant du réformisme gou­verne­men­tal. Aujourd’hui, la source du mou­ve­ment n’est pas dans cet antag­o­nisme, mais bien dans une con­tra­dic­tion économique et poli­tique entre la pop­u­la­tion d’un côté et le sys­tème en général de l’autre. La révolte actuelle a pour orig­ine des reven­di­ca­tions sociales con­duisant à des protes­ta­tions envers le sys­tème (religieux et éta­tique), ce qui est très dif­férent, encore une fois, du mou­ve­ment de 2009. On s’aperçoit que la pour­suite de ces reven­di­ca­tions par des moyens réformistes ou légaux n’a pas sat­is­fait la plu­part des iraniens. Le souhait d’un ren­verse­ment du régime est donc de plus en plus partagé.

La nou­velle généra­tion en Iran appelle, pour des motifs de classe, poli­tiques et laïques, à la trans­for­ma­tion des con­di­tions générales d’ex­is­tence. Con­traire­ment à 2009, il n’y a aucun slo­gan d’ordre religieux (comme “Allah Akbar”), tan­dis que des slo­gans tels que «Pain, tra­vail, lib­erté» et «à bas le dic­ta­teur» sont plus sou­vent clamés dans les man­i­fes­ta­tions. Nous voyons objec­tive­ment que ce mou­ve­ment pro­fondé­ment pop­u­laire est sociale­ment, poli­tique­ment, et donc géo­graphique­ment, décen­tral­isé et libéré des dif­férentes frac­tions du pou­voir instal­lé. Par leur com­po­si­tion de classe, leurs revenus et leurs actions, les per­son­nes qui sont descen­dues dans la rue ali­mentent une révolte des class­es inférieures des class­es opprimées.

Les femmes, qui avaient active­ment par­ticipé aux précé­dentes mobil­i­sa­tions, jouent égale­ment un rôle impor­tant dans les révoltes en cours. Cette présence est pour­tant restée invis­i­ble. Il con­vient donc de pré­cis­er que, ces dernières années, la ques­tion du hijab oblig­a­toire et l’arrestation des femmes dans les rues en rai­son de leur manière de s’habiller ont don­né lieu à de nom­breuses protes­ta­tions. Une vidéo dif­fusée, la veille du soulève­ment, sur les réseaux soci­aux, mon­tre une jeune femme téhéranaise enl­e­vant son foulard toute seul sur la place Enqe­lab (Révo­lu­tion) afin de con­tester le voile oblig­a­toire. Cette image a boulever­sé les médias et les obser­va­teurs iraniens, ce qui a amené plusieurs com­men­ta­teurs à l’appeler « Stat­ue de la lib­erté en Iran ».

Non seule­ment les femmes mais aus­si les minorités ont été la cible d’une oppres­sion recon­nue depuis la révo­lu­tion de 1979. Dans la pro­pa­gande et dans la pra­tique, le régime iranien priv­ilégie la triple iden­tité «homme/chiite/perse” et les autres n’ont pas les mêmes facil­ités d’ac­cès aux insti­tu­tions. Par la réin­tro­duc­tion du cli­vage sun­nite-arabe/chi­ite-perse, le régime a instau­ré un cer­tain nation­al­isme religieux avec lequel il jus­ti­fie ses inter­ven­tions mil­i­taires dans la région. Ces inter­ven­tions sont de plus en plus cri­tiquées par la pop­u­la­tion irani­enne. En même temps, ce dis­cours d’É­tat crée un sen­ti­ment d’in­jus­tice qui ren­voie les gens à un passé per­du; une nos­tal­gie pour l’époque du Shah, perçu comme moins cor­rompu, mais qui en réal­ité représente un autre nation­al­isme. Nous obser­vons égale­ment ces ten­dances pour­tant minori­taires à tra­vers quelques slogans.

Les étu­di­ants de gauche, et en par­ti­c­uli­er les mem­bres des con­seils étu­di­ants qui avaient été très act­ifs l’année dernière paient un prix trop élevé en ce moment. Jusqu’à présent, au moins 102 étu­di­ants ont été arrêtés et, comme d’habi­tude, l’É­tat essaiera de les forcer à s’ac­cuser devant les caméras de télévi­sion, ce qui per­me­t­tra ensuite de leur impos­er des peines lour­des. Selon les seuls rap­ports offi­ciels du gou­verne­ment, plus de 20 per­son­nes ont été tuées, des mil­liers ont été blessées et plus de 3000 étu­di­ants, tra­vailleurs, femmes et jeunes con­tes­tataires ont été arrêtés. Ces prisonnièr.es font face à des tor­tures bru­tales qui sont mon­naie courante dans les pris­ons de la République islamique. Ils ont besoin d’un sou­tien inter­na­tion­al. Leur libéra­tion immé­di­ate et incon­di­tion­nelle doit être réclamée par toutes celles et ceux qui lut­tent partout dans le monde con­tre toutes sortes d’oppressions et d’injustices. Ain­si, nous appelons à la sol­i­dar­ité inter­na­tionale avec cette juste révolte de la pop­u­la­tion irani­enne qui peut inspir­er toutes les luttes pop­u­laires dans la région.

Voici quelques slo­gans qui ont été scan­dés pen­dant les manifestations :

Étu­di­ants, tra­vailleurs, enseignants, unité, unité !
Pain, tra­vail, liberté
Les étu­di­ants préfèrent mourir plutôt que d’ac­cepter l’humiliation
Nous sommes les enfants de la guerre, nous sommes prêts pour la bataille
Nous lut­tons, Nous mour­rons mais nous récupérerons l’Iran
Vous avez util­isé l’Is­lam pour opprimer les gens
Les gens men­di­ent pen­dant que le chef suprême vit et agit comme un dieu
Mol­lah cap­i­tal­iste, rends-nous notre argent
Réformistes, fon­da­men­tal­istes, votre his­toire se ter­mine ici
A bas la République islamique
A bas ce gou­verne­ment trompeur (Rohani)
A bas le dic­ta­teur (Kamene’i)
Indépen­dance, lib­erté, République irani­enne [le slo­gan tra­di­tion­nel du régime est “Indépen­dance, lib­erté, République islamique”]
Référen­dum, Référendum
Lais­sez la Syrie tran­quille, occu­pez-vous de l’Iran
Libérez les pris­on­niers politiques

Con­tact : solidarite28decembre@riseup.net
07/01/2018

Sig­nataires :
Etudiant.es militant.es iranien.nes de gauche en France

Département de Philosophie de l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
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