La théorie de l’écologie sociale et sa pratique demeurent notre meilleur espoir pour repousser un avenir dystopique et pour refaçonner de manière sensée le destin de l’humanité sur cette planète.
Article paru dans ROAR Magazine #7 : System Change. Auteur : Brian Tokar, illustrations par David Istvan. Photos par Rob Crandall / Shutterstock.com — traduction Lougar Raynmarth
Depuis les années 1960, la théorie et la pratique de l’écologie sociale ont guidé les efforts visant à articuler un point de vue écologique radical et anti-systémique, dans le but de transformer la relation de la société avec la nature non-humaine. Depuis de nombreuses décennies, les écologistes sociaux expriment une critique écologique fondamentale du capitalisme et de l’État, et proposent une vision alternative de communautés humaines autonomes, organisées confédéralement, en quête d’une relation plus harmonieuse avec le monde naturel au sens large.
L’écologie sociale a contribué à façonner la nouvelle gauche des Etats-Unis, les mouvements antinucléaires dans les années 1960 et 1970, elle a suscité l’émergence de politiques vertes dans de nombreux pays, le mouvement altermondialiste de la fin des années 1990 et du début des années 2000, et plus récemment la lutte pour l’autonomie démocratique des communautés kurdes en Turquie et en Syrie, ainsi que la résurgence de nouveaux mouvements municipaux dans le monde entier — de Barcelona en Comú à Cooperation Jackson dans le Mississippi.
LIRE AUSSI Debbie Bookchin • Municipalisme radical : le futur que nous méritons
La vision philosophique de l’écologie sociale a été formulée pour la première fois par Murray Bookchin entre le début des années 1960 et le début des années 2000, et elle a depuis lors été développée par ses collègues et bien d’autres. C’est une synthèse unique de la critique sociale, de l’investigation historique et anthropologique, de la philosophie dialectique et de la stratégie politique. L’écologie sociale peut être vue comme le développement de plusieurs couches distinctes de compréhension et de perspicacité, couvrant tous les domaines cités et plus encore. Elle commence par une appréciation du fait que les problèmes environnementaux sont fondamentalement de nature sociale et politique, et qu’ils sont enracinés dans les héritages historiques de domination et de hiérarchie sociale.
Capitalisme et changement climatique
Bookchin a été parmi les premiers penseurs occidentaux à identifier l’impératif de croissance du système capitaliste comme une menace fondamentale pour l’intégrité des écosystèmes vivants, et il a constamment soutenu que les préoccupations sociales et écologiques sont fondamentalement inséparables, remettant en question les approches étroites avancées par de nombreux environnementalistes pour aborder différents problèmes. Pour les activistes climatiques d’aujourd’hui, cela pousse à comprendre qu’avoir une approche rationnelle de la crise climatique exige une vision systémique du rôle central de la consommation des combustibles fossiles dans l’émergence et dans le maintien continuel du capitalisme. En effet, le capitalisme tel que nous le connaissons est pratiquement inconcevable sans la croissance exponentielle de la consommation d’énergie — et le remplacement généralisé du travail par l’énergie — que le charbon, le pétrole et le gaz ont permis. Comme l’a expliqué le groupe de recherche Corner House, basé au Royaume-Uni, dans un document de 2014 :
« L’ensemble du système contemporain consistant à faire des profits à partir de la main-d’œuvre dépend absolument du carbone fossile bon marché [et par conséquent] il n’y a pas de substitut bon marché — ou politiquement envisageable — aux combustibles fossiles dans la triple combinaison “combustibles fossiles — moteurs thermiques — main-d’œuvre exploitée” qui sous-tend les taux actuels d’accumulation de capital. »
Le point de vue de l’écologie sociale nous permet donc de voir que les énergies fossiles ont longtemps été au centre du mythe capitaliste de la croissance perpétuelle. Elles ont entraîné des concentrations toujours plus grandes de capitaux dans de nombreux secteurs économiques et ont favorisé la régulation et la précarité croissante du travail humain dans le monde entier. Dans Fossil Capital, Andreas Malm explique en détail comment les premiers industriels britanniques ont choisi de passer d’une énergie hydraulique abondante à des moteurs à vapeur, alimentés au charbon, pour faire fonctionner leurs usines, malgré des coûts accrus et une fiabilité incertaine. La capacité de contrôler la main-d’œuvre était au cœur de leur décision, car les citadins pauvres se montraient beaucoup plus enclins à la discipline industrielle que les ruraux plus indépendants qui vivaient le long des cours d’eau rapides de la Grande-Bretagne. Un siècle plus tard, de nouvelles découvertes massives de pétrole au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde ont induit des augmentations jusqu’alors inimaginables de la productivité du travail humain, et donné une nouvelle vie au mythe capitaliste de l’expansion économique illimitée.
Pour faire face à toute l’ampleur de la crise climatique et maintenir une planète habitable pour les générations futures, nous devons briser ce mythe une bonne fois pour toutes. Aujourd’hui, la suprématie politique des énergies fossiles — et des intérêts qui y sont liés — dépasse largement l’ampleur de leurs contributions aux campagnes électorales ou de leurs profits à court terme. Elle découle de leur rôle central permanent dans l’avancement du système qu’ils ont contribué à créer eux-mêmes. Nous devons renverser à la fois les combustibles fossiles et l’économie de la croissance, ce qui nécessitera une remise en question profonde de bon nombre des hypothèses fondamentales qui sous-tendent les sociétés contemporaines. L’écologie sociale fournit un cadre pour cela.
La philosophie de l’écologie sociale
Heureusement, à cet égard, les objectifs de l’écologie sociale ont continué d’évoluer au-delà du niveau de la critique. Dans les années 1970, Bookchin s’est lancé dans des recherches approfondies sur l’évolution de la relation entre les sociétés humaines et la nature non-humaine. Ses écrits remettent en question la notion occidentale commune selon laquelle les humains cherchent intrinsèquement à dominer le monde naturel, concluant au contraire que la domination de la nature est un mythe enraciné dans les relations de domination entre les peuples qui ont émergé de l’effondrement des anciennes sociétés tribales en Europe et au Moyen-Orient.
L’écologie sociale met en lumière les principes sociaux égalitaires que de nombreuses cultures autochtones — passées et présentes — ont en commun, et les a élevés au rang de piliers pour un ordre social renouvelé : des concepts tels que l’interdépendance, la réciprocité, l’unité dans la diversité et une éthique de la complémentarité, c’est-à-dire l’équilibre des rôles entre les différents secteurs sociaux, compensant activement les différences entre les individus. Dans son grand-œuvre, L’écologie de la liberté, Bookchin détaille les conflits qui se développent entre ces principes directeurs et ceux des sociétés hiérarchiques de plus en plus stratifiées, et la manière dont cela a façonné les héritages — conflictuels — de domination et de liberté pour une grande partie de l’histoire humaine.
Au-delà de ça, le questionnement philosophique de l’écologie sociale examine l’émergence de la conscience humaine à partir des processus d’évolution naturelle. En remontant aux racines de la pensée dialectique, d’Aristote à Hegel, Bookchin a développé une approche unique de l’éco-philosophie, soulignant les potentialités latentes dans l’évolution des phénomènes naturels et sociaux tout en célébrant le caractère unique de la créativité humaine et de l’autoréflexion. L’écologie sociale évite la conception commune de la nature comme un simple royaume de nécessités, mais perçoit plutôt la nature comme une tentative, dans un sens, d’actualiser par l’évolution une potentialité sous-jacente de conscience, de créativité et de liberté.
Pour Bookchin, un point de vue dialectique de l’histoire humaine nous oblige à rejeter ce qui est actuellement, et nous invite à suivre les potentialités inhérentes à l’évolution vers une vision élargie de ce qui pourrait être et, en fin de compte, de ce qui devrait être. Alors que la réalisation d’une société libre et écologique est loin d’être inévitable — et peut sembler toujours moins probable face au chaos climatique imminent — c’est peut-être le résultat le plus rationnel de quatre milliards d’années d’évolution naturelle.
La stratégie politique de l’écologie sociale
Ces explorations historiques et philosophiques fournissent à leur tour un fondement à la stratégie politique révolutionnaire de l’écologie sociale, qui a été discutée précédemment dans ROAR Magazine par plusieurs collègues de l’écologie sociale. Cette stratégie est généralement qualifiée de municipalisme libertaire ou confédéral, ou plus simplement de communalisme, car hérité de la Commune de Paris de 1871.
Comme les communards, Bookchin a plaidé pour des villes libérées, des villes et des quartiers gouvernés par des assemblées populaires ouvertes. Il a estimé que la confédération de ces municipalités libérées pourrait surmonter les limites de l’action locale, en permettant aux villes, villages et quartiers de maintenir un contre-pouvoir démocratique sur les institutions politiques centralisées de l’État, tout en surmontant l’esprit de clocher et les risques d’uniformisation, en promouvant l’interdépendance et en faisant progresser un vaste programme de libération. De plus, il a fait valoir que l’anonymat étouffant du marché capitaliste peut être remplacé par une économie morale dans laquelle les relations économiques et politiques sont guidées par une éthique de mutualisme et de réciprocité.
Les écologistes sociaux croient que si les institutions du capitalisme et de l’Etat renforcent la stratification sociale et exploitent les divisions entre les peuples, les structures alternatives enracinées dans la démocratie directe peuvent favoriser l’expression d’un intérêt social général en faveur du renouveau social et écologique. « C’est dans la municipalité », écrit Bookchin dans Urbanization Without Cities, « que les gens peuvent se reconstituer, à partir de monades isolées, en un corps politique créatif et créer une vie civique qui est vitale existentiellement… une vie civique qui a une forme institutionnelle aussi bien que du contenu civique ».
Des personnes inspirées par ce point de vue ont introduit des structures de démocratie directe, par le biais d’assemblées populaires, dans de nombreux mouvements sociaux aux Etats-Unis, en Europe et au-delà, depuis les campagnes populaires d’action directe contre le nucléaire à la fin des années 1970 jusqu’aux mouvements altermondialistes plus récents et Occupy Wall Street. La dimension préfigurative de ces mouvements — anticiper et mettre en œuvre les divers éléments d’une société libérée — a encouragé les participants à remettre en question le statu quo tout en faisant progresser des visions transformatrices de l’avenir. Le dernier chapitre de mon récent ouvrage, Toward Climate Justice (New Compass 2014) décrit ces influences en détail, en mettant l’accent sur le mouvement antinucléaire, les politiques vertes, l’écoféminisme et d’autres courants importants du passé et du présent.
Contributions aux mouvements contemporains
Aujourd’hui, les écologistes sociaux sont activement engagés dans le mouvement mondial pour la justice climatique, qui unit des courants convergents provenant d’une grande variété de sources, notamment les mouvements autochtones et d’autres mouvements de peuples du Sud global réclamant des terres, les militants de la justice environnementale issus des communautés de couleur du Nord global, et les courants déjà existants, issus des mouvements mondiaux de justice ou d’altermondialisation d’il y a dix ans. Il vaut la peine d’examiner plus en détail certaines des contributions directes de l’écologie sociale à ce vaste mouvement de justice climatique.
Premièrement, l’écologie sociale offre une perspective écologique intransigeante qui remet en question les structures de pouvoir bien enracinées du capitalisme et de l’État-nation. Un mouvement qui ne parvient pas à s’attaquer aux causes sous-jacentes de la destruction de l’environnement et de la perturbation du climat ne peut, au mieux, s’attaquer que superficiellement à ces problèmes. Les activistes de la justice climatique comprennent généralement, par exemple, que les fausses solutions climatiques telles que les taxes carbone, la géo-ingénierie et le gaz de schiste obtenu par le fracking, vendus comme des “carburants de transition”, sur le chemin des énergies renouvelables servent principalement l’impératif du système qui est de continuer à croître. Pour s’attaquer pleinement aux causes du changement climatique, il faut que les acteurs du mouvement aient des exigences de transformation à long terme, que les systèmes économiques et politiques dominants pourraient se révéler incapables de satisfaire.
Deuxièmement, l’écologie sociale offre une perspective pour mieux comprendre les origines et l’émergence historique de l’écologie radicale, depuis les mouvements naissants de la fin des années 1950 et du début des années 1960 jusqu’à nos jours. L’écologie sociale a joué un rôle central dans la contestation du biais anti-écologique inhérent à une grande partie du marxisme-léninisme du XXe siècle, et sert donc de complément important aux efforts actuels pour récupérer l’héritage écologique de Marx. Si la compréhension des écrits écologiques longtemps ignorés de Marx, avancés par des auteurs tels que John Bellamy Foster et Kohei Saito, est au cœur de la tradition émergente de l’éco-gauche, il en va de même pour les débats politiques et les questionnements théoriques qui se sont déroulés au cours de nombreuses décennies charnières, lorsque la gauche marxiste était souvent, et de façon véhémente, désintéressée par les questions environnementales.
Troisièmement, l’écologie sociale offre le traitement le plus complet des origines de la domination sociale humaine et de sa relation historique avec les abus des écosystèmes vivants de la Terre. L’écologie sociale met en évidence les origines de la destruction écologique dans les relations sociales de domination, contrairement aux idées reçues selon lesquelles les impulsions visant à dominer la nature non-humaine sont le produit d’une nécessité historique. Pour s’attaquer de manière rationnelle à la crise climatique, il faudra renverser de nombreuses manifestations du long héritage historique de domination et il faudra un mouvement intersectoriel visant à remettre en question la hiérarchie sociale en général.
Quatrièmement, l’écologie sociale offre un fondement historique et stratégique complet pour concrétiser la promesse d’une démocratie directe. Les écologistes sociaux travaillent depuis les années 1970 à intégrer la pratique de la démocratie directe dans les mouvements populaires, et les écrits de Bookchin offrent un contexte historique et théorique essentiel à cet échange continu. L’écologie sociale offre une perspective stratégique globale qui va au-delà du rôle des assemblées populaires en tant que forme d’expression publique et d’indignation, en proposant d’aller vers une auto-organisation et une confédération pleinement mise en place, comme opposition révolutionnaire aux institutions étatistes enracinées.
Enfin, l’écologie sociale affirme l’inséparabilité entre une activité politique d’opposition efficace et une vision reconstructive d’un futur écologique. Bookchin considérait que la plupart des écrits dissidents les plus populaires étaient incomplets, se concentrant sur la critique et l’analyse sans proposer, de pair, une solution cohérente pour aller de l’avant. En parallèle, les écologistes sociaux se sont prononcés contre le compromis avec de nombreuses institutions alternatives — y compris de nombreuses coopératives et collectifs autrefois radicaux – pour éviter un statu quo capitaliste étouffant.
La convergence des courants d’opposition et de reconstruction est une étape cruciale vers un mouvement politique capable de contester et de reconquérir le pouvoir politique. Cela se fait dans le cadre du mouvement climatique international à travers la création de nouveaux espaces politiques qui incarnent les principes du “blockadia” et de “l’alternatiba”. Le premier terme, popularisé par Naomi Klein, a d’abord été inventé par les militants du blocus des sables bitumineux au Texas, qui se sont engagés dans une longue série d’actions non-violentes pour bloquer la construction de l’oléoduc Keystone XL. Le deuxième est un mot basque, côté français, adopté comme thème d’une tournée cycliste qui a traversé la France durant l’été 2015 et qui a mis en évidence des dizaines de projets locaux de construction alternative. Le plaidoyer de l’écologie sociale en faveur d’une participation humaine créative dans le monde naturel nous aide à voir comment nous pouvons transformer radicalement nos communautés, tout en guérissant et en restaurant les écosystèmes vitaux, grâce à une variété de méthodes sophistiquées et écologiques.
Inertie globale, réponses municipales
Suite à la conclusion, célébrée mais finalement décevante, de la Conférence des Nations Unies sur le climat qui s’est tenue à Paris en 2015, de nombreux militants pour le climat se sont ralliés à la cause locale. Alors que l’Accord de Paris est largement salué par les élites mondiales — et que les militant.es ont condamné à juste titre le retrait de l’administration Trump -, l’accord présente un défaut fondamental qui empêche dans une large mesure la possibilité de parvenir à une atténuation significative du changement climatique. Cela remonte aux interventions de Barack Obama et Hillary Clinton lors de la conférence de Copenhague en 2009, qui ont réorienté la diplomatie climatique des réductions d’émissions juridiquement contraignantes du Protocole de Kyoto de 1997 vers un système d’engagements volontaires, ou « Contributions déterminées nationalement », qui constituent désormais la base de l’accord de Paris. La mise en œuvre et l’application de l’accord se limitent à ce que le texte de Paris décrit comme un comité international d’experts, structuré de manière à être « transparent, non contradictoire et non punitif ».
Bien entendu, le protocole de Kyoto ne prévoyait pas non plus de mécanismes d’application conséquents, et des pays comme le Canada et l’Australie ont régulièrement dépassé leurs plafonds d’émissions prescrits par celui-ci. Le Protocole de Kyoto a également lancé une série de “mécanismes flexibles” pour mettre en œuvre des réductions d’émissions, conduisant à la prolifération mondiale de marchés du carbone, à des systèmes de compensation douteux et à d’autres mesures inspirées par les capitalistes qui ont largement bénéficié à des intérêts financiers sans bénéficier au climat. Alors que la Convention des Nations Unies sur le climat de 1992 a consacré divers principes visant à remédier aux inégalités entre les nations, la diplomatie climatique qui a suivi ressemble souvent à une course démoralisante vers le pire.
Il y a quand même des signes d’espoir. En réponse à l’annonce du retrait des États-Unis de l’accord de Paris, une alliance de plus de 200 villes et comtés américains a annoncé son intention de respecter les engagements prudents mais néanmoins significatifs que l’administration Obama avait pris à Paris. Sur le plan international, plus de 2 500 villes, d’Oslo à Sydney, ont soumis des plans aux Nations Unies pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, parfois au mépris des engagements beaucoup plus prudents de leurs gouvernements nationaux. Deux consultations populaires locales en Colombie ont fait rejeter l’exploitation minière et pétrolière sur leur territoire, dans un des cas en s’associant au mouvement “Slow Cities” basé en Italie — une conséquence du célèbre mouvement Slow Food qui a contribué à rehausser le statut social et culturel des producteurs locaux d’aliments en Italie et dans de nombreux autres pays. Une déclaration de principes des Slow Cities suggère qu’en « œuvrant pour le développement durable, la défense de l’environnement et la réduction de notre empreinte écologique excessive », les communautés « s’engagent à redécouvrir le savoir-faire traditionnel et à valoriser nos ressources par le recyclage et la réutilisation, en appliquant les nouvelles technologies ».
La capacité de ces mouvements municipaux à susciter un soutien et des pressions en faveur de changements institutionnels plus larges est essentielle à leur importance politique dans une période où les progrès sociaux et environnementaux sont au point mort dans de nombreux pays. Les actions initiées à partir d’en bas peuvent aussi avoir une plus grande faculté à rester en place que celles qui sont mandatées d’en haut. Elles sont beaucoup plus susceptibles d’être structurées démocratiquement et de rendre des comptes aux personnes les plus touchées par les résultats. Elles aident à établir des relations entre voisin.es et renforcent la capacité d’autosuffisance. Elles nous permettent de constater que les institutions qui dominent aujourd’hui nos vies sont beaucoup moins essentielles à notre subsistance quotidienne que nous nesommes souvent amenés à le croire. Et, ce qui est peut-être le plus important, de telles initiatives municipales peuvent remettre en question les mesures régressives mises en œuvre depuis en haut, ainsi que les politiques nationales qui favorisent les entreprises d’énergie fossile et les intérêts financiers connexes.
Dans l’ensemble, les initiatives municipales récentes aux États-Unis et ailleurs ont évolué dans une direction progressiste. Plus de 160 villes et comtés des États-Unis se sont déclarés comme des “sanctuaires”, au mépris des lois américaines sur l’immigration que l’administration Trump a faites passer — une évolution très importante à la lumière des migrations futures qui résulteront du changement climatique. Ces luttes politiques et juridiques en cours au sujet des droits des municipalités contre les États témoignent du potentiel radical des mesures socialement et écologiquement progressistes qui émergent d’en bas.
Les militants états-uniens en faveur de la justice sociale et environnementale contestent également la tendance aux victoires électorales de droite en menant et en remportant des campagnes audacieuses pour une variété de positions municipales. Le plus remarquable est sans doute la campagne réussie de Chokwe Antar Lumumba, élu maire de Jackson (Mississippi) en 2017, au cœur du Sud profond, avec un programme axé sur les droits de l’homme, la démocratie locale et le renouveau économique et écologique fondé sur les quartiers. Lumumba a été la voix d’un mouvement connu sous le nom de Cooperation Jackson, qui s’inspire des traditions noire américaine et du Sud mondial, y compris des luttes de résistance des esclaves africains avant et après la guerre civile américaine, du mouvement zapatiste dans le sud du Mexique et des soulèvements populaires récents dans le monde entier.
Cooperation Jackson a mis en avant de nombreuses idées qui ont fortement résonné avec les principes de l’écologie sociale, y compris des assemblées de quartier renforcées, l’économie coopérative et une stratégie politique à deux pouvoirs. D’autres, qui tentent de résister au statu quo et de renforcer le pouvoir local, organisent directement des assemblées de quartier démocratiques, de New York à la côte Pacifique nord-ouest, et mettent sur pied un nouveau réseau national pour faire avancer les stratégies des municipalités, comme l’a dit Eleanor Finley dans son essai sur les nouveaux mouvements municipaux, paru dans le numéro 6 de ROAR Magazine.
Visions d’avenir
Il reste à voir si des efforts locaux comme ceux-là peuvent contribuer à l’introduction d’un mouvement municipaliste cohérent et unifié en solidarité avec les initiatives de “villes rebelles” dans le monde entier. Un tel mouvement sera nécessaire pour que les initiatives locales s’intensifient et finissent par catalyser les transformations qui sont nécessaires à l’échelle mondiale pour écarter la menace imminente d’une panne complète des systèmes climatiques de la Terre.
En effet, les projections de la science du climat soulignent sans cesse la difficulté de transformer nos sociétés et nos économies assez rapidement pour empêcher la descente vers une catastrophe climatique planétaire. Mais la science affirme aussi que les actions que nous entreprenons aujourd’hui peuvent faire la différence entre un futur régime climatique qui sera disruptif et difficile à mettre en place, et un régime qui descendra rapidement vers des extrêmes apocalyptiques. Si nous devons être tout à fait réalistes face aux conséquences potentiellement dévastatrices de la poursuite des perturbations climatiques, un véritable mouvement de transformation doit s’enraciner dans une vision d’avenir, d’amélioration de la qualité de vie de la plupart des populations du monde dans un avenir libéré de la dépendance aux combustibles fossiles.
Les mesures partielles sont loin d’être suffisantes, et les approches au développement des énergies renouvelables qui se contentent de reproduire les formes capitalistes pourraient s’avérer sans issue. Cependant, l’impact cumulatif des efforts municipaux pour contester les intérêts bien ancrés et actualiser les solutions de rechange vivantes — combinés à des visions, une organisation et des stratégies révolutionnaires cohérentes vers une société radicalement transformée — pourrait peut-être suffire à repousser un avenir dystopique de privation et d’autoritarisme.
Les initiatives municipalistes démocratiquement confédérées demeurent notre meilleur espoir de façonner de façon sensée le destin de l’humanité sur cette planète. Peut-être que la menace du chaos climatique, combinée à notre profonde connaissance du potentiel d’un avenir plus humain et plus harmonieux sur le plan écologique, peut en effet contribuer à inspirer les profondes transformations nécessaires pour que l’humanité et la Terre continuent à prospérer.
Brian Tokar
Tous les articles de Kedistan, sur l'écologie sociale : ICI
Brian Tokar est activiste et auteur, professeur d’études environnementales à l’Université du Vermont et membre du conseil d’administration de l’Institute for Social Ecology et de 350Vermont. Son ouvrage le plus récent est Toward Climate Justice : Perspectives on the Climate Crisis and Social Change (New Compass Press, 2014).