Les derniers décrets à valeur de loi n°695 et 696, annon­cés le 24 décem­bre 2017 en Turquie, ne se con­tentent pas de pronon­cer de nou­velles purges. Ils promet­tent une qua­si immu­nité aux “civils” qui feraient preuve de “civisme” anti-terroriste.

On se sou­vient des images de groupes hys­tériques punis­sant de jeunes sol­dats lors du coup d’E­tat man­qué de juil­let 2016. Et l’on sait com­ment ce putsch man­qué, devenu pour Erdoğan un cadeau béni du ciel, a été instru­men­tal­isé à l’ex­trême, à tel point qu’on peut sans se tromper par­ler de coup d’é­tat civ­il réus­si qui se pro­longe jusqu’à aujourd’hui.

La Turquie est tou­jours sous régime d’é­tat d’ur­gence, renou­velé à cinq repris­es, et, depuis le change­ment de con­sti­tu­tion, se trou­ve plus que jamais gou­vernée par décrets suc­ces­sifs. Le Par­lement est devenu une cham­bre d’en­reg­istrement au mieux, un résidu de façade démoc­ra­tique où l’on cause, en réalité.

Voici donc un Nième décret qui pré­carise, licen­cie, jette à la rue plus de 2700 fonc­tion­naires ou employés d’E­tat. Plus de 140 000 ont déjà subi le même sort depuis 2016. Et par­mi eux/elles, plus de 55 000 ont été arrêtéEs à un moment ou un autre, où sont sous procé­dures judiciaires.

Nous avons suivi et accom­pa­g­né à Kedis­tan l’ex­em­plar­ité de la lutte dés­espérée et emblé­ma­tique de Nuriye et Semih, pour ne citer qu’eux, con­tre cette poli­tique de purges qui détru­it des vies et des familles. Leur com­bat continue.

Der­rière le pré­texte avancé du 15 juil­let 2016, per­son­ne ne peut être dupe. Si des mil­i­taires, des policiers, de haut fonc­tion­naires étaient réelle­ment liés à la mou­vance poli­tique Gülen, et cer­tains avec la béné­dic­tion de l’AKP dans les années précé­dentes, où ce courant cohab­itait avec Erdoğan dans son acces­sion au pou­voir, d’autres, les plus nom­breux, sont des vic­times oppor­tunistes. L’im­mense majorité des “liq­uidéEs” sont des opposantEs, des vic­times de déla­tion et dénon­ci­a­tion, voire de règle­ments de comptes. Pour qua­si total­ité, les Uni­ver­si­taires sont les sig­nataires de la péti­tion pour la Paix, ou des empêcheurEs de réformes éducatives.

Bien que les jour­nal­istes soient pour­suiv­iEs et arrêtéEs par d’autres procé­dures, les agences, les médias, sont fer­més aus­si par décret. 17 insti­tu­tions dans toute la Turquie, deux jour­naux, et sept asso­ci­a­tions entre autres, sont cette fois encore éliminées.

Mais, pourrait-on dire, rien de bien nouveau…

Le ter­ror­isme est à nou­veau désigné comme le fléau qui porte atteinte à l’u­nité nationale, et, par­tant de 2016 et du putsch pré­texte, on arrive très vite au ter­ror­isme en général qui se nicherait dans les coins som­bres. Tout opposant devient enne­mi de l’in­térieur poten­tiel, et fera l’ob­jet d’un chef d’in­cul­pa­tion idoine.

Il suf­fit de regarder la litanie des arresta­tions, des empris­on­nements, mêlant toutes caté­gories sociales, toutes per­son­nal­ités ou sim­ples mil­i­tantEs pour les droits humains, respon­s­ables poli­tiques ou non, jour­nal­istes et intel­lectuellEs, pour retrou­ver à chaque fois le mot “ter­ror­isme”.
La jurispru­dence est acquise, être ter­ror­iste, faire de la pro­pa­gande pour le ter­ror­isme, avoir ou entretenir des liens avec le ter­ror­isme, s’acquière dès lors où on ne se soumet pas.

Mais cette fois, le diable se niche dans les détails.

Depuis la paru­tion au jour­nal offi­ciel, des juristes met­tent en garde con­tre une phrase qui con­cerne “la lutte des citoyens con­tre le terrorisme”.

Qu’elles por­tent un titre offi­ciel ou non, qu’elles rem­plis­sent un devoir offi­ciel ou non, les per­son­nes qui agis­sent ou ont agi pour empêch­er la ten­ta­tive de coup d’E­tat qui s’est déroulée le 15.7.2016 et les actions de ter­ror­isme, et des actions dans la con­ti­nu­ité de celles-ci, n’en­courent pas pour leurs actes, de respon­s­abil­ité judi­ci­aire, admin­is­tra­tive, finan­cière et pénale.

La déla­tion général­isée avec récom­pense existe déjà depuis 2016. La mise sous sur­veil­lance sys­té­ma­tique des métrop­o­les (ne par­lons pas du Kur­dis­tan turc) est effec­tive. Une caméra, un mouchard se voit moins qu’un uni­forme au coin de la rue. La pos­si­bil­ité pour cer­tains cadres poli­tiques AKP, ou mil­i­tants, de se fournir des armes a été élargie et légal­isée. Les sup­plétifs policiers sont légions. L’ap­pareil d’E­tat a subi des purges et des remaniements, voire des trans­ferts de com­pé­tences vers le poli­tique. La jus­tice exécute.

Et au bas de cette pyra­mide répres­sive, le civ­il qui voudra désor­mais “servir la Nation une et indi­vis­i­ble”, en inter­venant directe­ment con­tre la sus­pi­cion et la men­ace ter­ror­iste, béné­ficiera d’une pos­si­ble immunité.

Il man­quait le per­mis de tuer à l’édifice. 

Le pop­ulisme big­ot et nation­al­iste vient au détour d’un décret de le ren­dre pos­si­ble. Les mil­ices occultes peu­vent ressur­gir et pal­li­er aux quelques rares dif­fi­cultés que représente la loi, encore façade démoc­ra­tique, dans la liq­ui­da­tion des opposantEs.

Le pre­mier à se réjouir en Turquie fut un truand et mafieux notoire, qui déjà avait promis un “bain de sang” aux uni­ver­si­taires sig­nataires de l’Ap­pel pour la Paix.

Le décret favorisant ouverte­ment d’éventuelles exé­cu­tions som­maires et arbi­traires, l’in­quié­tude des bar­reaux turcs a aus­sitôt été très légitime.

On ne peut égale­ment que faire un lien avec les révéla­tions récentes de Garo Pay­lan (député HDP) qui a remis à des gou­verne­ments européens des noms d’op­posants qual­i­fiés d’en­ne­mis ter­ror­istes de la Turquie à l’é­tranger, désignés pour assas­si­nat ciblés. Les auteurs en seraient blan­chis à l’a­vance… Et l’on con­naît désor­mais les moyens de pres­sion du gou­verne­ment turc à l’en­con­tre des gou­verne­ments européens, tant sur la ques­tion des migrants, que sur celles de deals d’arme­ment, voire de ques­tions géo-poli­tiques liées aux négo­ci­a­tions irako-syri­ennes via le “général Poutine”.

D’autres parties du décret pourraient presque paraître anecdotiques.
Quelques exemples…

Arti­cle 6–87 — La Vakıf­bank est trans­férée au tré­sor pub­lic. C’est à dire mise qu’elle est sous pro­tec­tion. Sachons que son nom fig­ure dans l’af­faire Zarrab.  Si une con­damna­tion aux Etats-Unis devait advenir, c’est le tré­sor pub­lic qui paiera, et bien sûr pas ceux qui ont reçu les pots de vin.

Arti­cle 15 — Pour les affec­ta­tions du per­son­nel  de cadre supérieur du min­istère des affaires étrangères, l’ex­a­m­en pro­fes­sion­nel est sup­primé. Les embauch­es seront faites sur sim­ple entre­tien. Un per­son­nel du MIT pour­ra donc être envoyé plus facile­ment à l’é­tranger comme per­son­nel du Min­istère des affaires étrangères, aux fins de renseignements.

Arti­cle 45 — Pour le Con­seil général de la cour de cas­sa­tion et le Con­seil Général Pénal, les modes de séances, les procé­dures de déci­sion sont mod­i­fiées. Il est noti­fié que ces change­ments res­teront en vigueur jusqu’en fin 2022. Vive l’é­tat d’ur­gence jusqu’en 2023.

Arti­cle 61 — Le sous-secré­tari­at de l’in­dus­trie de la défense, a été lié à la Prési­dence. Autant dire que l’in­dus­trie de la défense sera dirigé e via le nou­veau gen­dre Bayraktar.

Arti­cle 86 — Le fond sou­verain, pour­ra céder ses dettes extérieures à des entre­pris­es ou sous-fonds à garantie d’E­tat. C’est à dire que dans le cas de perte éventuels, les fac­tures seront pour le tré­sor public.

Arti­cle 88 — Les fonc­tion­naires affec­tés dans les étab­lisse­ments péni­tenciers, ne peu­vent démis­sion­ner avant de ter­min­er leur péri­ode de ser­vice oblig­a­toire, s’ils démis­sion­nent ils doivent rem­bours­er à l’E­tat les frais en dou­ble. C’est à dire que la porte de sor­tie est fer­mée pour les gar­di­ens qui ne veu­lent pas per­sé­cuter et qui veu­lent démissionner.

Arti­cle 108–109 — Les “kayyum” (admin­is­tra­teurs affec­tés par l’E­tat à la place d’unE maire, d’unE dirigeantE d’en­tre­prise sus­penduEs) n’ont pas d’oblig­a­tion de con­fir­ma­tion” c’est à dire qu’ils n’ont aucune respon­s­abil­ité, même s’ils amè­nent l’en­tre­prise vers la fail­lite, du fait d’une exploita­tion illégale.

Enfin, les arti­cles 101–103 con­cer­nent l’adop­tion et la général­i­sa­tion d’un uni­forme “caca d’oie” pour les inculpéEs pour ter­ror­isme, liéEs au putsch man­qué… qui n’at­ten­dra guère pour être éten­du aux sus­pects de ter­ror­isme en général.

Dans une chronique récente sur Kedistan,
la question était posée de la “Turquie toujours en voie de…”

Au détour d’un décret de fin d’an­née, on pour­rait presque dire, que sur le fil qui sépare le régime actuel du fas­cisme, un pas de côté pour­rait être fait, au prof­it de ce dernier, si besoin était.

Der­rière la clin­quante façade libérale et mod­erniste de la Turquie promise à 2023, date du cen­te­naire de la République, la nou­velle révo­lu­tion nationale, imbibée d’is­lamisme sun­nite et de vieilles lunes de cal­i­fat d’Er­doğan, s’in­stalle un pop­ulisme qui peut met­tre le pays en putréfaction.

Le libéral­isme ultra-nation­al­iste de Mer­al Akşen­er (İyi Par­ti — le Bon Par­ti) pour­rait qua­si­ment paraître plus pro­pre et plus promet­teur d’avenir, à côté du régime AKP, et le kémal­isme du CHP un refuge pour la démocratie.

Ce dernier décret est révéla­teur d’une pour­suite de crise du pou­voir, tou­jours lancé dans sa course folle, dél­i­tant l’E­tat-nation sur lequel il s’ap­puie, et remet­tant une pièce dans la machine infer­nale, peut être en pré­pa­ra­tion idéologique déjà d’échéances élec­torales à venir.

Elec­tions ou guerre civile… Une nou­velle ques­tion de référendum ?

LIRE AUSSI EN COMPLEMENT :
Aux armes citoyennEs ! Allumons le feu !

Eng­lish : Obtain­ing a killing per­mit in Turkey… Click to read

Traductions & rédaction par Kedistan. Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Kedistan’ın tüm yayınlarını, yazar ve çevirmenlerin emeğine saygı göstererek, kaynak ve link vererek paylaşabilirisiniz. Teşekkürler.
Ji kerema xwere dema hun nivîsên Kedistanê parve dikin, ji bo rêzgirtina maf û keda nivîskar û wergêr, lînk û navê malperê wek çavkanî diyar bikin. Spas.
Translation & writing by Kedistan. You may use and share Kedistan’s articles and translations, specifying the source and adding a link in order to respect the writer(s) and translator(s) work. Thank you.
KEDISTAN on EmailKEDISTAN on FacebookKEDISTAN on TwitterKEDISTAN on Youtube
KEDISTAN
Le petit mag­a­zine qui ne se laisse pas caress­er dans le sens du poil.