Entamer l’écriture d’un nouvel article sur la Turquie, c’est se retourner sur ces dernières années où guerres, crimes contre l’humanité, jeux géostratégiques, duplicités occidentales… ont construit au Moyen-Orient une situation inextricable.
En se rappelant toujours que cette situation là a tant blessé de populations dans leur chair, sur place et ailleurs, et contraint à l’exil plusieurs millions de personnes, dont certainEs ont rencontré la mort en chemin.
C’est aussi devoir déchirer ce voile de fausse modernité qui fait dire au touriste qui visite Istanbul que “tout va bien”.
Si on veut dire par là que le Bosphore n’a pas changé de place, et que le décor ressemble toujours aux cartes postales, en évitant de regarder autour les buildings de “pour 2023”, on peut être d’accord.
Mais comme on continue à voir en Europe, à propos de la Turquie, fleurir des titres de presse, de livres, voire de réunions ou conférences d’informations qui nous disent qu’elle serait toujours “en voie de… ” Il faudra bien qu’on me dise un jour “en voie de quoi”.
J’ai juste la petite intention d’ouvrir ici le petit début d’une réflexion, sur laquelle de bien plus experts que moi se penchent depuis 40 ans. Et ce, sans prétention aucune, et dans le désordre habituel.
Les uns affirment, avec à la bouche le vocable “démocratie”, que celle-ci serait comme une espèce en voie de disparition en Turquie. Une sorte de chef d’oeuvre en péril…
Pour moi, un léopard c’est un léopard, un ours blanc c’est un ours blanc, un dodo c’était un dodo, une abeille c’est une abeille, mais la démocratie, à propos de la Turquie, c’est une espèce inconnue.
Replantons d’abord son décor.
La République turque n’a pas cent ans. Et lorsqu’on remonte seulement 40 années en arrière, on découvre déjà quelques massacres de populations, et souvent des mêmes. Ne cherchons pas trop au delà, car nous risquerions bien de trouver cette fois sur les fonds baptismaux de la République, au début du siècle dernier, non pas des massacres, mais un vrai génocide. De ceux que petit à petit, au prix de manoeuvres politiciennes où se scellent des alliances électorales, les gauches et les droites européennes “reconnaissent”… Et si vous parlez un peu avec des Kurdes de Turquie, ils vous décrirons également “les 90” comme celles de la torture, des crimes et exactions, de la prison, des exils, et ne parlons pas des “80”…
Quelle fut donc cette “démocratie” là, qu’on regretterait tant en disant “c’était mieux avant” ?
De quoi le régime AKP est-il le fruit, la suite, le prolongement, la rupture ?
Ces questionnements peuvent paraître sans intérêt peut être. Ainsi pourrait-on se contenter de dire que “ça va mal en Turquie”… “Bon, j’y suis alléE cet été, mais si on me dit que ça va mal… Moi je n’ai rien vu”. Je vous épargne le nom de l’hôtel et la description des mouettes au dessus du Bosphore.
J’ai dans la tête, le souvenir de mes années lycée vers 1960. Le “conflit algérien” allait vers Evian, les rues s’ornaient de tags OAS, les journaux affichaient en noir et blanc une image de 4CV Renault éventrée et le portrait d’une fillette tuée dans un attentat. Elvis passait sur l’écran de la télévision du foyer de jeunes travailleurs qui me nourrissait le midi. Il y avait eu un terrible accident aux 24h du Mans…
Un militaire en “permission”, un jeune du coin, qui servait à Alger comme ambulancier, racontait à qui voulait l’entendre, dans quel état “ils mettaient les bougnouls et les ratons”… fin de citation. La France était “en voie de quoi” à l’époque ? C’était la fin d’une République, qui allait en enfanter une autre, sous menaces, en même temps que les “colonies étaient en péril”. Et pourtant, ce n’était pas faute d’institutions “démocratiques”, de parlementarisme exacerbé, de Gauche, d’opposition ou pas, ou de pouvoirs à la manoeuvre.
Les Français sur la route des vacances, les embouteillages nationale 7 faisaient aussi le bonheur des “actualités”. Mes yeux de jeune adolescent ne voyaient que les mouettes…
Est-ce à dire que la France vivait sous le fascisme, et qu’elle était en dictature ? Les cadavres d’algériens flottant dans la Seine en 1961, les “ratonnades” en province et dans les bidonvilles… était-ce du fascisme ? Et Maurice Papon, ex collabo recyclé, devenu policier en chef pour le compte de la République qui assassine, était-il un démocrate dans une démocratie en péril “en voie de quelque chose” ?
Quelques années plus tard, en 1968, ce “régime démocratique et républicain” se trouvera ébranlé par une vague de contestations venues de sa jeunesse, écartelée entre un désir de libéralisme, de modernité, et un refus de l’ordre existant qui transpirait par tous ses pores la domination répressive et normative de l’Etat-nation. Cette vague, d’ailleurs transnationale, accouchera du néo-libéralisme une décennie plus tard, puis propulsera des politiciens réformistes nés dans la période précédente, alors qu’à l’Est, la supercherie s’effondrait, donnant au beau mot “commune” un goût de sang d’abattoir pour des décennies.
La mondialisation capitaliste eut alors du grain à moudre, et s’imposa aux crises nationales…
Alors revenons à la Turquie.
Se pourrait-il que l’on ne s’entende pas sur le mot “démocratie” ?
Un Président fait revoter les populations de Turquie parce qu’elles ne lui ont pas donné la majorité absolue qu’il attendait, tout en attisant les guerres, extérieure en Syrie et intérieure à l’Est, est-ce de la démocratie ? Il obtient un OUI pour un changement de constitution au profit de lui-même et de son oligarchie, par la peur et la répression. Est-ce de la démocratie ? Rappelons que l’ascension politique du même, repose sur des votes républicains institutionnels, et que les coups d’Etat étaient la spécialité des seuls régimes kémalistes précédents auxquels il s’opposa, jusqu’au coup béni du ciel de 2016…
Alors, qu’est-ce qui a changé ?
Je mets de côté le contexte régional, qui surdétermine bien sûr le tout.
Les licenciements par décrets, les purges, les arrestations et emprisonnements touchent désormais bien plus largement que la population kurde, traditionnellement et majoritairement bouc émissaire de ces trente dernières années. Ce qui ne signifie pas que d’autres, dites “minorités”, furent laissées en paix. Les quasi soulèvements des jeunes, et au delà, de 2013, qui, officiellement, n’auraient fait que 6 morts et 7800 blessés, autour de Gezi, avaient effectivement changé quelque chose : le sentiment que la répression d’Etat pouvait à nouveau toucher la contestation à l’Ouest et dans les métropoles turques. Et cette contestation était en petite partie passée à côté des partis traditionnels kémalistes, fusibles et tampons habituels. Les républicains virent ainsi leurs propres institutions brandir la matraque et manier la violence d’Etat contre eux.
C’est le moment de tenter une comparaison avec les années 1970, qui virent une montée des conflits sociaux, une lutte de classes qui donna naissance à une gauche et une extrême gauche radicale d’un côté, et une nouvelle poussée ultra nationaliste de l’autre. Après les coups d’Etat de 1960, puis de 1971, les militaires reprirent à nouveau la main en 1980, contre ce qu’un général ici aurait qualifié de chienlit. 11 gouvernements s’étaient succédés dans la période, y compris celui des politiciens, sociaux démocrates à l’époque, du CHP. C’est donc à ce moment que l’extrême gauche turque, après ce nouveau coup d’Etat de 80, connaît les incarcérations et la violence, vite suivie par les populations kurdes des villages et petites villes, qui avait pris la gauche turque au mot, et créé le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK.1978). Les exactions à l’Est ponctuèrent les années 1980, avec villages rasés, exils, et reconfigurations des populations des métropoles à majorité kurde.
Avec tout cela, je n’ai toujours pas pu répondre à ma question, en dehors du fait que côté Etat, les répressions et réactions soient en partie identiques. Gezi n’égala pourtant pas la crise des années 70, mais la répression n’en fut pas moins forte et meurtrière. Fascisme ? Dictatures ? A coup sûr absence totale de “démocratie” autre que parlementaire et représentative, dans le cadre d’un Etat-nation qui dissimule ses crises par des paroxysmes de violence contre les oppositions.
Pour dictature, on trouve comme définition : “Régime politique dans lequel le pouvoir est détenu par une personne ou par un groupe de personnes qui l’exercent sans contrôle, de façon autoritaire ; durée pendant laquelle s’exerce le pouvoir d’un dictateur.”
Pour fascisme : “Le fascisme est un système politique autoritaire qui associe populisme, nationalisme et totalitarisme au nom d’un idéal collectif suprême. Mouvement révolutionnaire, il s’oppose frontalement à la démocratie parlementaire et à l’État libéral garant des droits individuels”.
Curieusement, ces définitions conviendraient-elles à la fois au kémalisme et au régime AKP ?
On peut donc légitimement dire qu’en Turquie, nous sommes “en voie de” dénoncer un mensonge : celui de l’existence d’une démocratie à un stade quelconque de l’existence de sa République, qui ne soit autre chose que le mensonge national de tous les Etats-nation.
Amis nationalistes républicains de gauche et de droite, méditons !
Image à la une : Kyrsos Photography | Flickr
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