Pren­dre un enfant par le rire, c’est comme le pren­dre par la main. Mais fer­mer les yeux sur le sang et les larmes à peine séchées, c’est comme deman­der à celles et ceux dont le méti­er est d’ap­porter la joie et le rêve, de le faire en silence.

Réc­it d’une expéri­ence vécue au Bakur, où les réal­ités des mas­sacres d’hi­er, la peur et l’op­pres­sion ne peu­vent être masquées par le rire en ser­vice commandé…


Pendant le chantier le spectacle continue

Kur­dis­tan turc en sep­tem­bre. Mais nous ne voyions du pays que des paysages par la fenêtre. Nous sommes dans un bus qui tra­verse les plaines en direc­tion de Nusay­bin, vers la fron­tière syri­enne. Je n’imagine pas encore à ce moment que je m’ajouterais bien­tôt à la file de tous les occi­den­taux qui ont quelque chose à écrire à pro­pos du Kur­dis­tan. Dans le bus, ce qui est le plus per­cep­ti­ble à mes sens, c’est l’opacité. Je ne vois pas pourquoi je devrais join­dre au fil de l’actualité doc­u­men­té du Moyen-Ori­ent un bul­letin presque vierge, qui se bornerait à énon­cer : “je n’ai rien com­pris”. Pour autant, près d’un mois plus tard, après être retourné à Mar­seille, il sem­ble que mon incom­préhen­sion se révèle être une coquet­terie. Pour ne pas avoir à désign­er claire­ment ce que serait ma responsabilité.

Ce con­voi de bus qui passe sans trop d’encombre au check point, avec l’aval de la police turque, trans­porte une soix­an­taine de cir­cassiens et de musi­ciens, prin­ci­pale­ment d’Europe et d’Amérique du sud, et une ving­taine de bénév­oles locaux. Affubler des prove­nances claires à toute cette bande est un rac­cour­ci du lan­gage : la plu­part, à l’aune de leur priv­ilège ou par la con­trainte d’une guerre, ont plus d’une fois glis­sé d’une fron­tière à l’autre. C’est en rechig­nant que je me prête au jeu des assig­na­tions — écrire, c’est me coller à la pos­si­bil­ité de pla­quer mes pro­pres fron­tières. 80 per­son­nes dans des bus, qui vont d’une école à l’autre, dans la région de Mardin, deux écoles par jour, deux semaines, pour présen­ter des numéros de cirques aux enfants : chahuts où des cen­taines de vis­ages de minots se con­tractent sans qu’on puisse estimer tou­jours si c’est sous l’effort du rire ou du doute.

Le pro­jet de cirque pour­rait être présen­té sous les meilleurs aus­pices, comme par exem­ple une œuvre human­i­taire dans une région souf­frante, comme un moyen de ren­dre la “cul­ture” à des enfants que la guerre n’a pas épargné, ou d’offrir un répit au milieu des trou­bles. Il doit y avoir dans un tiroir un compte ren­du de l’UNICEF (l’un des financeurs) dont le bilan s’énonce avec des phras­es sim­i­laires, annotées selon les quan­tités mesurables d’enfants touchés, comp­tées par cen­taines. Mais tout ce vocab­u­laire de cahi­er des charges, et de bien­veil­lance indo­lente envers nos pro­pres bonnes volon­tés : je crois qu’il ne tient pas face à ce qui se passe là bas. Face à ce que nous avons fait, ou cru faire. S’il y a un bilan à faire, j’aimerais qu’il soit cor­rodé, et que s’y devine plutôt qu’une général­ité par­faite le mou­ve­ment hétérogène d’une foule plus ou moins contrariée.

En fait, la vio­lence que j’ai ressen­tie peut s’exprimer sans autre forme de sus­pens. Nous fai­sions un pro­jet de fes­ti­val autour des arts du cirque, de notre cul­ture mon­di­al­isée, dans une région dont la cul­ture locale est détru­ite chaque jour par le gou­verne­ment turc – par des moyens aus­si divers que le meurtre, l’enlèvement, le bom­barde­ment. Et notre pro­jet était soutenu et financé par ce même gou­verne­ment turc. Nous étions le volet “assim­i­la­tion” d’une poli­tique de dés­in­té­gra­tion. C’est le soir même de notre arrivé qu’un ami kurde musi­cien venu avec moi de Mar­seille pour par­ticiper au pro­jet me dit “je ne peux pas rester. – mais pourquoi, on vient d’arriver ? – écoute, on est con, le pro­jet est financé par le GAP, pourquoi on ne s’est pas ren­seigné avant… Si je reste, c’est comme si je mourrais.”

Le GAP, je n’en avais jamais enten­du par­ler, mais ce logo orne autour de moi tee-shirt et ban­deroles, et même de petits fan­ions qu’on nous pro­pose d’agiter dans la déam­bu­la­tion d’ouverture, alors qu’insouciants, bravach­es même, nous faisons car­naval dans les rues de Mardin. Le GAP, le Güney­doğu Anadolu Pro­je­si (pro­jet d’Anatolie du Sud Est), de ce que j’en apprends, ce sont avant tout des dizaines de bar­rages con­stru­its dans la région, trans­for­mant la terre en terre agri­cole indus­trielle, selon les logiques du ren­de­ment : “avec l’irrigation, on va dire que les gens sont con­tents de pou­voir pro­duire des tonnes de coton, mais ça aus­si c’est un viol de la cul­ture locale : nous avions une agri­cul­ture, adap­tée au cli­mat de la région, qui fai­sait vivre beau­coup de petits paysans. C’est rem­placé par des mono­cul­tures immenses, qui prof­i­tent à quelques uns. Pen­dant ce temps, les familles s’enfuient des vil­lages pour rejoin­dre les ban­lieues des grandes villes. Pourquoi vouloir ren­dre le monde partout pareil ?”. Ce qui bouffe le plus mon ami, ce qui l’empêche de dormir, c’est que le GAP en ques­tion est en train de finalis­er l’engloutissement d’Hasankeyf, vil­lage kurde mil­lé­naire, pour les besoins d’un énième barrage.

hasankeyf

Je ne pour­rais pas en dire d’avantage sur ce sujet sans fein­dre des con­nais­sances que je n’ai pas. Ce n’est que de retour en France que je regarderais, par défile­ment d’images sur inter­net, les beautés anci­ennes et les habi­ta­tions actuelles, à flanc de fleuve, de la ville d’Hasankeyf. Je con­tem­ple, con­fort­able­ment assis, tout ce que l’Etat turc se pro­pose de soumet­tre sous les eaux, sous la tutelle du GAP. Les familles seront rel­ogées dans des HLM – par tirage au sort. Ban­lieue partout, jus­tice nulle part. Et nous, cir­cassiens occi­den­taux, cir­cu­lant joyeuse­ment dans la con­trée, faisant flot­ter par mégarde les couleurs de notre financeur, ne seri­ons-nous pas une nou­velle vague jetée con­tre la région ? L’insouciance comme signe avant-coureur d’un raz de marée.

Ce qui m’empêche d’avoir un dis­cours décisif sur cette expéri­ence, de l’incliner com­plète­ment du côté de la dénon­ci­a­tion, c’est le silence qui rég­nait sur les choses. Un silence dont je ne peux pas juger à quel point il était explosif, à quel point il était risqué d’oser le rompre. Nous n’étions pas tenu au courant de ce qui se pas­sait : l’arrière fond poli­tique sem­blait un domaine trop dan­gereux pour être dévoilé — autour de nous, dans l’organisation, les gens tenaient leur langue. De fait, il était pos­si­ble sans trop d’effort de mau­vaise foi, de par­ticiper aux fes­tiv­ités en se fiant à ce silence — et en devenant pro­gres­sive­ment plus curieux de savons par­fumés, de sourire d’enfants, de café aux ter­rass­es, et d’acrobaties amoureuses que d’une guerre en cours. Il était facile, dans l’urgence des spec­ta­cles à organ­is­er, dans le manque de som­meil, dans le besoin d’amitié, dans le manque de temps réflexif, dans l’absence d’information, de nous cade­nass­er cha­cune cha­cun dans des rôles établis.

Mon ami kurde est par­ti du pro­jet, je suis resté. Il a aus­sitôt enchaîné les gardes-à-vues arbi­traires, et m’a décon­seil­lé de le rejoin­dre dans sa ville natale. C’est lui qui me per­me­t­tait d’écorner un peu l’opacité du décor, d’évaluer les signes de la vio­lence con­tre la pop­u­la­tion. Sans lui, en arrivant à Nusay­bin, en voy­ant les immenses espaces inoc­cupés du cen­tre-ville, il me faut un temps d’adaptation : pen­dant quelques min­utes, je m’étonne de l’urbanisme local qui fait tant de place au vide. Mais ce vide, ce sont les ruines des habi­ta­tions détru­ites par l’Etat turc l’année dernière – plutôt, c’est l’absence de ces ruines, puisque les gra­vats ont été ôtés jusqu’au dernier. Dis­pari­tion des traces. Dis­pari­tion des mots. Nous évolu­ons dans un paysage dont les vio­lences sont tenues dans l’invisibilité. Ce qu’on voit : les cos­tumes bigar­rés, orange vif, le fluo des dia­bo­los lancés en l’air, les mou­ve­ments sans heurt des trapézistes.

Le fes­ti­val a eu lieu. Pen­dant les chantiers, le spec­ta­cle con­tin­ue — et je m’en tenais à la per­plex­ité. Être per­plexe peut par­fois suf­fire à se faire un repli léger, une cachette à vue, qui per­met de ne rien endoss­er de défini­tif. De jon­gler avec les doutes comme on jon­gle avec des assi­ettes, en évi­tant la chute et les brisures. Cela m’a per­mit sinon de faire bonne fig­ure, au moins de faire fig­ure inof­fen­sive — et de tenir mon rôle. Je ne sais pas s’il existe quelque chose d’aussi tranché qu’un artiste ou un mil­i­tant. Mais je sens que nous nous accro­chons, peut-être même à mesure qu’enfle en nous le dés­espoir, à la pen­sée mag­ique que notre action devrait avoir un sens. Il suf­fit, je crois, à un clown d’un enfant devant lui dont les côtes sont sec­ouées par le rire, pour inhiber quelques temps le sen­ti­ment d’être là pour rien. Ou pour pire que rien. Pour par­ticiper à une guerre.

Jérémie


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