Selon l’article de Fundanur Öztürk publié sur la BBC Türkçe le 7 décembre 2017, 1100 médecins diplômés, sous état d’urgence en Turquie, et qui devraient démarrer leur service obligatoire de deux ans, n’ont toujours pas pu commencer à exercer leur métier, car les enquêtes ouvertes à leur encontre ne seraient toujours pas finalisées.
Il existe en effet en Turquie une règle de service public de deux ans, obligatoire pour les nouveaux doctorants. Il y avait jusqu’alors un tirage au sort pour les affectations, avec un système de voeux exprimés. C’est aujourd’hui l’état d’urgence et sa bureaucratie inquisitrice qui décide, en quelque sorte…
Ces médecins en début de carrière, en attendant l’avis qui marquera le début de leur carrière, se replient aujourd’hui, pour pouvoir survivre, sur des emplois non qualifiés, ailleurs, comme caissieErs de super marché, ouvrieEs en bâtiment, ou encore commis de pharmacie…
Le 29 novembre 2016, le décret n°676 et n°657 modifiait la loi concernant les fonctionnaires et intégrait une nouvelle condition avant l’embauche des employéEs du service public : “une enquête de sécurité et des études d’archives” afin d’examiner les “antécédents” des candidatEs.
Jusqu’alors, les médecins étaient affectés (excepté celles et ceux qui devaient travailler dans des organisations et enseignes tenus par le secret d’état) à leur travail et commençaient à exercer, dès leur sortie des facultés de médecine, avec un délai maximum de deux mois.
Les changements apportés sous état d’urgence, aux conditions de l’embauche des fonctionnaires, frappe donc également les médecins. Environ 1100 docteurs, diplômés en juin et juillet dernier, attendent depuis six mois, les résultats d’enquêtes de sécurité qui les concernent, et l’avis favorable qui tarde à arriver…
Le Ministère de la Santé affirme “Les retards sont dus aux enquêtes de sécurité nécessaires, à la fin des enquêtes les affectations seront effectuées.”
Mais certains médecins non confirmés expriment leur inquiétude, en constatant que d’autres médecins de la même promotion, ont déjà confirméEs. Ils font part de difficultés aussi bien économiques, que psychiques, car ils/elles subissent une sérieuse pression sociale de leur entourage proche, familial ou du quartier.
CertainEs médecins se trouvant dans ce cas de figure ont apporté leur témoignage en demandant l’anonymat, car toujours en période d’attente.
“On aura honte d’embaucher un médecin pour ce poste”
Une femme médecin, affectée à un hôpital, attend depuis six mois l’avis, et explique en pleurant, que sa mère souffrant d’une maladie cardiaque, et sous suivi, est tombée malade pendant cette période.
“Pendant le délai d’attente, ma mère est tombée malade et elle a été opérée du coeur. Elle a été gardée longtemps en soins intensifs, nous avons failli la perdre. Lorsqu’elle est revenue à elle au bout de quelques jours, la première chose qu’elle a dit en ouvrant ses yeux, fut ‘As-tu été affectée?’.”
La jeune docteur ajoute que du fait de l’urgence de la situation médicale de sa mère, elle a été obligée de l’hospitaliser dans un hôpital privé, mais qu’une fois qu’elle est sortie, elle n’a pas été pu être suivie, par manque de moyens. Elle affirme, avoir alors commencé à chercher un autre travail, sans attendre.
“Je suis passée voir une pharmacie qui cherchait unE commis. Ils m’ont dit ‘nous aurions honte de faire travailler unE médecin pour ce poste’ et ils ne m’ont pas embauchée. Je cherche alors dans les offres de travail comme caissière de supermarché, serveuse… J’ai des amis qui travaillent pendant cette période d’attente, comme ouvriers en bâtiment.
Je me sens très mal. Parce que j’ai fait des années d’études pour ma mère. J’ai voulu être médecin, parce que je savais que les médecins avaient un travail dès qu’ils/elles sont diploméEs. Je voulais apporter mon aide financière à ma famille. Nous avons vécu pendant des années avec des difficultés financières”.
Elle explique qu’elle est continuellement “accusée” par ses proches et son entourage, car son affectation n’est toujours pas confirmée. “Même dans mes rêves désormais, je me vois comme si j’étais coupable” ajoute-t-elle.
Un autre médecin affecté à l’hôpital de Şanlıurfa, marié depuis un mois, témoigne de difficultés similaires, et précise qu’il se trouve lors de ses candidatures pour d’autres postes, devant la réponse “Nous ne pouvons pas embaucher un médecin pour ce job”.
“En tant que personne adulte de 28 ans, qui a passé des années pour les études, il faut pouvoir subvenir aux besoins de sa famille. Si c’est nécessaire, je suis prêt à travailler comme porteur. Je me noie dans les dettes. Croyez-moi, je suis, et beaucoup de nos amiEs consoeurs et confrères sont en dépression. Je suis convaincue que si cette période d’attente se rallonge encore un peu, des suicides vont commencer. Depuis six mois, nous n’osons pas sortir de nos maison, aller parmi les gens.”
“Es-tu sûre que ton fiancé est vraiment un médecin ?”
Un autre témoignage vient d’un autre médecin, diplômé de la faculté de médecine de l’université de Sivas. Fils d’une famille de huit enfants, lui aussi, a fait des études en faisant beaucoup de concessions.
“Nous sommes dans une très mauvaise situation économique familiale. Lorsque j’ai fini mes études, mon père s’est mis en retraite, car nous pensions que j’allais commencer à travailler tout de suite, et prendre le relai. Maintenant mon père est obligé de travailler à nouveau. Il a 65 ans, et il travaille comme main d’œuvre dans un chantier de construction à Istanbul.
Ne recevant mon mon avis, j’ai pensé à prendre un autre travail. Mais nous nous sommes dissuadés [en famille]. Nous avons eu peur que notre entourage dise ‘Il dit qu’il est médecin mais il fait un autre travail. Mentirait-il ?”. Finalement, la famille de ma fiancée, a commencé à demander à leur fille “Es-tu sûre qu’il a fini la faculté de médecine ? Il n’essaierait pas de nous tromper ?” Ses parents regretteraient mille fois, d’avoir autorisé leur fille à se fiancer avec moi. J’en ai très honte, mais je ne peux rien y faire.”
Le jeune médecin exprime l’inquiétude de quasiment touTEs les médecins avec lesquelLEs la journaliste Fundanur Öztürk s’est entretenue : La peur de ne jamais être affectéEs. Cette peur se bâtit sur l’existence de seulement 6 milles médecins diplôméEs dans les mêmes périodes et qui elles/eux, ont reçu leurs avis et ont enfin commencé à travailler. Les médecins toujours en attente, expriment qu’ils/elles constatent que certaines sources parles d’elles/eux comme “personnes suspectées”.
“Que manque-t-il chez nous par rapport à nos amiEs affectéEs, nous ne le savons pas. Nous ne pouvons obtenir aucune explication officielle. Nous ne savons pas de quoi nous sommes ‘suspectéEs’. Certaines personnes disent pour nous, que nous sommes membres ou sympathisants de FETÖ, d’autres du PKK”.
“J’étais surnommée ‘serveuse-docteur’ ”
Fundanur a également rencontré une femme médecin qui a, bien que tardivement, pu obtenir son affectation. Elle lui explique qu’elle travaille actuellement dans un hôpital public à Istanbul, mais dans la période d’attente elle a travaillé comme serveuse.
“La plupart d’entre nous, après les années d’études de médecine très épuisantes, peuvent avoir un terrain propice à la dépression. L’anxiété dont je souffre m’a beaucoup perturbée pendant cette période. Avec l’inquiétude que l’avis ne vienne jamais, je me suis rendue littéralement malade. Ne supportant plus d’attendre à la maison, j’ai commencé à travailler comme serveuse. Dans l’enseigne où j’ai travaillé pendant trois mois, j’ai été sujet à railleries, en étant surnommée ‘serveuse-docteur’.”
Les portes du secteur de santé privé sont également fermées
Les médecins soulignent que les enquêtes de sécurité ne se finalisant pas dans les temps équitables pour chacunE, font perdre d’autres droits à celles et ceux qui ne sont pas encore affectéEs. Deux médecins affectés à Şanlıurfa et Mersin, expliquent cette autre conséquence.
“Dans les hôpitaux où nous arrivons, nos amiEs affectéEs avant nous, sont placéEs dans des meilleurs services. Par ailleurs les médecins qui reçoivent leur avis avant, demandent à ‘être médecin de famille’ dans des districts, et l’obtiennent.
Nos confrères et consoeurs affectéEs avant nous deviennent suspicieux/ses à notre égard, nous entendons et ressentons cela.
Il faut noter également que, pendant cette période d’attente, nous n’avons aucune sécurité sociale, et en cas de maladie, nous payons nous même nos soins. Nous ne pouvons pas bénéficier de droits de santé, alors que nous sommes nous-mêmes médecins.”
Tous les médecins rencontréEs par la journaliste, revendiquent la déclaration des résultats des enquêtes de sécurité au même moment pour touTEs les candidaTEs.
Le service de deux ans, dans un établissement de l’Etat, est une obligation pour tous les médecins en Turquie. Le fait de ne pas être affectéEs, et ne pas avoir pu rendre les deux années de travail dans un établissement public, enlève également la possibilité d’exercer dans un établissement privé.
Pas d’avis, ou avis défavorable, plus de métier…
On constate, par cet article, que tous les secteurs sont concernés par l’état d’urgence et sa cohorte de suspicions et de purges. Celui de la Santé publique, déjà fortement impacté par un secteur privé omniprésent, voit donc lui aussi ses effectifs “triés” et affectés par la polarisation politique. Les conséquences sur les premierEs intéresséEs, les jeunes diplôméEs, pas toujours issuEs de classe sociale élevée, sont créatrices à la fois d’un “déclassement” et d’une mise au ban de la société, comme “suspects potentiels”.
Ces germes de division sociale, confortés par l’arbitraire et un appareil d’Etat revisité, incitent à démoralisation, soumission et peur, même dans les couches sociales plus éduquées et en principe promises à l’ascenseur, anciennement kémaliste.
La Turquie de 2023 va avoir “une de ces gueules” !
English: Turkey • 1100 doctors on the street with no assignment Click to read